Source : Bulletin SHAP, tome XI (1884),
pp. 487-493.
LES CROQUANTS EN PERIGORD (1594).
La révolte des
Croquants (1594) fut un soulèvement de paysans qui menaçait de devenir terrible
et de prendre les proportions d'une guerre sociale, si les sénéchaux du
Limousin et du Périgord n'eussent, de concert avec le duc de La Force, le
Parlement de Bordeaux et les autorités municipales de Périgueux, pris les
mesures les plus énergiques et employé en même temps la modération et la
persuasion pour ramener ce peuple égaré.
Cette
révolte eut lieu sous le prétexte, fondé d'ailleurs, que le peuple était depuis
longtemps foulé par les gens de guerre, en butte aux exactions des receveurs
des tailles, maux auxquels venaient de s'ajouter les pillages de quelques
gentilshommes du parti de la Ligue qui, la guerre finie, se retiraient chez
eux. — Palma Cayet dans sa Chronologie
novenaire, livre VI,
a donné un récit exact et assez complet de cette révolte ; mais il y a des
détails intéressants qui n'ont pas été sous sa main ou qu'il a négligés ; je
suis assez heureux pour pouvoir en partie combler cette lacune, grâce aux notes
qu'ont laissées Leydet et Prunis (Bibl. nat. t. XIII). — C'est un extrait du
Livre noir du consulat de Périgueux. Je le transcris textuellement, pour
laisser au style la naïveté et la saveur du temps. — A la suite, je donnerai un
arrêt du Parlement de Bordeaux (13 août 1594) contre les Croquants. Je dois
cette copie à l'obligeance de feu M. Léon Lapeyre, ancien bibliothécaire de la
ville de Périgueux, qui l'avait extraite du registre des lettres patentes
appartenant au greffe du tribunal civil.
En ladite
année (1594), le peuple du plat pays de Limousin et de Périgord se leva et prit
les armes, disant qu'on l'avoit trop oppressé de subsides, de façon qu'on avoit
fait à Bergerac, à Grignols, Exideuil et autres lieux, plus de deux cents
paysans prisonniers pour les tailles. Les gentilshommes les faisoient
travailler à leurs héritages sans les payer, ce qu'ils ne vouloient plus
souffrir, et, pour l'empescher s'assemblent en plusieurs lieux du Périgord, en
diverses fois, au nombre de douze à quinze mille hommes, et les paroisses qui
étoient commandées qui ne se tenoient au lieu de l'assemblée, le peuple alloit
sur ce lieu les ravager, arracher les vignes, bleds, etc., et s'approchèrent de
plusieurs maisons de gentilshommes pour les assiéger, lesquels furent
contraints de composer avec eux et de leur octroyer une partie de ce qu'ils
demandoient.
Le 15 may, une
partie dudit peuple du plat pays qu'on appeloit Crocquants ou Tard-advisés,
s'assembla près d'Atur, au nombre de quinze mille hommes ou environ, vinrent ce
dit jour jusque près St-Georges, ou estant renvoyèrent en cette ville
(Périgueux), vers M. le maire (1), un nommé Lavergne et un nommé Gelin de
St-Sever, lesquels disoient avoir charge dudit peuple, proposer ce qui les
avoit induits à s'eslever. Le maire et les consuls envoyèrent quérir, au port
de Tournepiche, M. de Marqueyssac, juge-mage, M. du Gravier et autres notables,
pour avoir la créance de leur faire réponse. Lesquels députés dudit peuple
dirent qu'ils s'estoient eslevés pour empescher les exactions et subsides que
les voleurs et gens de guerre leur fasoient payer et qu'ils estoient résolus de
ne le souffrir plus, ni vouloient souffrir les exactions des gentilshommes ;
qu'ils prioient lesdits maire et consuls leur bailher conseil, les assister et
se joindre avec eux, qu'ils leur obeiroient, estant en la ville de Périgueux,
capitale et chef du Tiers-Estat; qu'on leur prêtât les canons sous caution et
otages pour aller assiéger Grignols, auquel lieu force voleurs se retiroient ;
et, de fait, qu'en ces guerres passées, ceux de Grignols avoient fait mourir en
leurs prisons plus de cent hommes, qu'ils vouloient prendre lesdits voleurs de
Grignols ; sur ce, leur fut répondu qu'ils devoient se retirer en leurs maisons
et faire dresser leurs plaintes, pour les adresser au roy qui leur feroit
raison ; qu'on ne leur pouvoit prester les canons, car ce seroit crime de lèze
majesté de faire rouler canons par pais sans ordre des supérieurs : ils
disoient aussy qu'il y avoit des prisonniers dans le consulat ; il leur fut
répondu qu'il n'y en avoit aucun pour tailles, qu'ils songeassent enfin à se
retirer et qu'on ne leur bailleroit quartier. Le lendemain ce peuple alla loger
aux environs de Grignols et ne voulut déloger dudit lieu que lesdits sieurs de
La Mothe et de Laborie, voisins dudit Grignols, ne leur eussent promis que
Lavergne, commandant de Grignols, élargiroit les prisonniers et après videroit
le château. Le peuple s'assembla aussi en grand nombre du côté d'Exideuil,
lesquels en assiégèrent le château à mesme fin que dessus, lequel château fut
rendu au sieur Des Cars par accord fait au moyen desdits Crocquants, car
auparavant et lan 1590 ledit château avoit été audit sieur Des Cars en tour de
guerre.
Le 5 juin, Jean
Joulion, habitant de Lasmarie, paroisse d'Agowat, et Gourdier de Vigier, juge
d'Agonat, portèrent une lettre aux consuls, de la part des communes assemblées
qui étoient logées à Trélissat, Champcevinel et autres lieux, et qui demandait
l'eslargissement des prisonniers pour les tailles ; on répondit qu'il n'y en
avoit pas. - Une autre troupe alla se loger entre Château-l'Evêque et Biras, au
nombre de près de dix mille hommes, prirent la ville de Lisle et en chassèrent
les soldats qui gardoient le château ; après cela, leurs chefs les appelèrent à
une grande assemblée qui devoit avoir lieu à Bergerac, à la Boule. (On peut
voir dans la Chronologie de Palma-Cayet que cette assemblée s'éleva à près de
quarante mille hommes, les uns armés, les autres presque nus et presque tous
sans chausses ni souliers.)
M. de Bourdeille fut en personne leur
remontrer leur faute et leur fit lever la main qu'ils n'entreprendraient rien
contre le service et l'autorité du roy; mais ils ne tinrent guère leur
promesse, car excités par La Saigne, ils menaçoient de s'emparer de Périgueux, de détruire la noblesse et d'être
francs de tout ; les métayers même levaient la tête contre leurs maîtres,
surtout aux paroisses de Bassillac, St-Laurent et autres près de la ville, où
leur brutalité fut telle qu'ils entreprirent plusieurs fois arrester les vivres
qu'on portoit en la ville. La Cour de Bordeaux avertie donna plusieurs arrests
portant ordre de laisser les armes et aux gentilshommes n'entreprendre lever
autre chose que leurs droits accoutumés, enfin, par autre arrest, il fut
enjoint à M. de Bourdeille réprimer par force ces émotions.
M. de Bourdeille
s'entendit avec le maire et les consuls pour aviser aux moyens de faire cesser
pacifiquement ces troubles ; il fut convenu avec les chefs insurgés, La Saigne
et autres, qu'ils auroient pour s'entendre une entrevue au château de Crognac
(8 août) ; le maire leur adressa des remontrances par lesquelles il leur
faisoit voir les dangers auxquels ils s'exposoient de se révolter ainsi contre
le pouvoir du roy et contre la sûreté de la ville ; que s'ils avoient à se
plaindre, ils n'avoient qu'à envover des députés vers le roy pour luy porter
leurs plaintes. Ils parurent se rendre à ses exhortations, promirent de ne plus
se réunir, lesquelles promesses le seneschal vouloit avoir en sa possession le
15 du même mois, signées des colonels, autrement il se mettroit aux champs.
Le lendemain, le
seneschal allant à La Borie-Saimier luy troisième, étant vu par les habitants
du bourg de Champagnac, dont ledit sieur de Laborie est seigneur, ceux qui
étoient dans l'esglise battent le tocsin, estimant, comme depuis s'excusèrent,
que ce fut party de chevaux de quelque compaignie qui étoit près d'eux ; ce fut
cause de la rupture de tout.
Le dimanche nonobstant ce et le mardy 15, les
chefs du peuple envoyèrent les articles que Bourdeille avoit demandés et signés
par eux. Ledit Bourdeille, sur ce, demanda aux maire
et consuls deux pièces, balles et munitions, qui luy furent accordés, puis il
fut prié par le premier consul qui alla vers luy parce que les fruits étoient
encore dans les champs, entre les mains de ce peuple irrité, que pour laisser
moyen aux habitans de retirer leurs vivres, il luy plût différer sa sortie
jusqu'au 23, ce qu'il accorda. Le samedi, M. de Bourdeille mena toutes ses
troupes, composées de 8 à 900 hommes de pied et de 140 chevaux, devant le bourg
de Négrondes, qu'il emporta du premier abord, quoique dedans y eut plus de
1,200 arquebusiers, et le lieu fut barricadé bien avantageusement. Toutefois,
cette populace n'eut le cœur de rendre la moindre résistance, mais seulement
après avoir fait une sortie de 60 arquebusiers, iceux étant repoussés, les
autres tiroient tous à la fois et incontinent abandonnèrent leurs barricades ;
il fut tué des assaillants environ vingt soldats et un gendarme blessé dans le
bourg ; il y eut peu de paysans tués, parce qu'à la foule ils s'étoient retirés
dans la ville et dans une vieille tour carrée, dont le lendemain ils sortirent,
s'étant rendus à discrétion, qui fut celle que tous furent désarmés et deux
chefs pendus.
Le lendemain, M.
de Bourdeille séjourna vers Sorges, de là vers Sarliac et Bassillac, qui avoient
été abandonnés; sur ce, lesdits maire et consuls
voyant qu'il n'y avoit moyen de traiter les troubles que par rigueur, de
crainte qu'on ne les blâmât d'avoir suscité le vicomte de Bourdeille,
depeschèrent homme exprès vers Messieurs du Parlement et un autre vers Matignon
et leur envoyèrent les articles que les chefs du peuple avoient signés. Sur
quoy, la Cour députa M. de Fayard, conseiller en icelle, vers ledit Bourdeille,
commanda au sieur de Marouate de l'accompagner et assister ; ledit Fayard arriva
le 24 dudit mois à sa maison de la Chabrerie, et le même jour les sieurs de La
Brangelie et de Laborie-Saunier, par ordre dudit Bourdeille, vinrent pour
sortir les pièces qui ne se trouvèrent prêtes, parce que le capitaine La
Rivière, qui s'en étoit chargé, s'en étoit allé, laissant quelques ouvriers qui
n'avoient mis que bien peu de diligence. Le lendemain 21, ledit sieur de Fayard
arriva dans la ville, fut trouver M. de Bourdeille avec La Brangelie et
Laborie-Saunier, et, après avoir parlé avec luy, ledit maire et les consuls délivrèrent les
pièces qui leur furent demandées, poudre et balles.
Le même jour,
s'étant présentés trois ou quatre mille arquebusiers pour secourir ceux de
St-Crépin resserrés par ledit Bourdeille, quoiqu'ils fussent avoisinés d'un
bois fort épais et de profonds chemins et hayes, furent mis en déroute par
quarante ou quarante-cinq chevaux sans ancune ayde des arquebusiers ; le jour
de devant 1,300 arquebusiers de ce peuple étant reconnus par ledit Bourdeille
dans le bois furent mis en déroute par ledit Bourdeille, sans rendre autre
combat, par quarante chevaux et cinquante arquebusiers ; aux deux rencontres il
mourut cent ou cent vingt paysans ; du côté du sieur de Bourdeille mourut
seulement le jeune sieur de Longac de La Barrière, âgé de 18 ans, et un autre
gentilhomme appelé La Filolie ; le reste de ce peuple et ceux qui étoient dans
le bourg de St-Crépin, favorisés de la nuit, se retirèrent de çà de là ; ce fut
la fin de ce grand soulèvement, qui avoit fait voir aux champs plus de quinze
mille hommes.
Le sieur de
Bourdeille résolut de suivre les paroisses el de les désarmer ; toutefois, le
27 dudit mois arriva un gentilhomme de Matignon avec des lettres, qui trouva M.
de Bourdeille à La Douze, lequel rompit soudain ses troupes.
ARREST DU
PARLEMENT CONTRE LES CROUQUANTS ET LA SAIGNE.
(13 aoust
1594).
Veu par la Court les lettres myssives signées
La Saigne, en dacte des vingt sixiesme de juillet dernier et septiesme de ce
moys escriples de La Douze, adressantes l'une aux habitans de la jurisdiction
de Montansés et de Sainct-Astier pour se trouver au lieu de Trimoulat, en
l'assemblée prétandue des chefs du tiers estat du Périgort, et l’aultre aux
maire et consuls de la ville de Périgueux, contenant sommation de se joindre
avecq le tiers estat du pays de Périgort, soubs prétexte de courir sus aux
rebelles et de faire serement et union ensemble, autrement qu'ils y seroient
contraincts, avecq aultre myssive des maire et consuls de la ville de Périgueux
adressée aux advocats et procureurs-généraux de ladicte Court, du neuviesme de
ce moys, le tout communiqué a ladicte Court par de Mallet pour le procureur
géneral du roy et luy ouy, qui auroit represanté le danger de telles assemblées
faictes sans l'authorité du roy et tandant à une nouvelle ligue contre les
esdicts dudict seigneur et proybitions cy devant faictes par les arrests de
ladicte Court, requérant y estre pourveu. Ladicte Court a faict et faict
inhibitions et deffances a tous subjects du roy en quelque estat, callité et
condition qu'ils savent, mesme aux villes, communaultés dudict pays de
Périgort, de se joindre auxdictes assemblées fayctes soubs le nom prétandu du
Tiers-Estat ou des chefs prétandus dicelluy, a peyne dancourir crime de
léze-maïeste et enjoinct audict sieur de Bourdeilhe, seneschal de Périgort,
employer l'aulhorite quil a en sa main et les forces du roy pour empescher,
séparer et dissiper audict pays telles assemblées, et aux officiers du roy
auxdicts sièges de Périgueux, de Sarlat et aultres magistrats et juges royaulx,
den informer dilligemment et proceder contre les coulpables suyvant les esdicts
du roy. Le presant arrest sera envoyé audict sieur de Bourdeilhe, ensemble
auxdicts sièges, leur enjoignant icelluy faire publier et signifier partout ou
il appartiendra, et certifier la Court du debvoir qu'ils y auront faict dans
quinzaine, et néantmoings ordonne ladicte Court que lesdicts La Saigne, notaire
audict lieu de La Douze ; Mignot et Papus, soy-disant chefs et cappitaines du
tiers estat, apparoystront en leurs personnes en ycelle, pour respondre aux
fins et conclusions dudict procureur géneral du roy et aultrement procéder
ainsin qu'il appartiendra, et sera le presant arrest exécuté en vertu du simple
dicton d'icelluy sans lever aultre commission en forme, attendu la mathiere
dont est question.
Faict à Bourdeaux, en Parlement, le treiziesme
d'aoust mil cinq cens quatre-vingts et quatorze.
A este le susdict arrest leu et publié en
l'audience, ouy et requérant de Jehan, procureur du roy, et ordonné quil sera
enregistre au registre du greffe de la presante Seneschaussée et proclamé à son de trompe par les carrefours accoustumés
de la présante ville et dicelluy coppie envojee aux sièges particuliers de
Sarlat et Bergerac, pour estre procédé à semblable lecture et publication en
icelluy exécutant ; est enjoinct à tous les seigneurs du presant ressort
empescher le soubslevement des habitants de leurs terres par saysie de leurs
armes et aultres voyes dhues et raisonnables, a peyne de main mise de leurs
justices et aux officiers d'icelles, a peyne de mil escus, faire publier le
susdict arrest incontinant et sans délay, tant en leurs Cours que aux prosnes
de leurs esglises ; icelluy faire entretenir, et des contrevantions et reffus
de poser et remettre les armes, informer et envoyer les informations quil
auront faictes dans quinzaine devers le procureur du roy pour y estre par luy
requis ce qu'il verra estre a faire, et a ces fins est faict commandement aux
procureurs du presant siège qui y ont charge desdicts sieurs, leur envoyer une
coppie dudict arrest, qui leur sera deslivrée sans frais.
De par le roy et M. le vicomte de Bourdeilhe,
seneschal et gouverneur de Périgort,
Il est
expressément enjoinct à toutes personnes, de quelque condition et quallité
qu'ils soyent en cestuy nostre gouvernement, de vivre et se maintenir en bonne
concorde et union soubs l'obeyssance du roy, avecq inhibition et deffence de
seslever en armes et faire aulcune assemblée, soit pour empescher ou bailher
retardement au payement des deniers du roy ou aultrement contrevenir à
l'authorité de sa majesté, a peyne aux contrevenants et qui feront reffus de
payer les deniers royaux ou aultrement troubleront lestat et repos de nostre
dict gouvernement, destre tenus pour seditieux et perturbateurs du repos public
et criminels de leze-maïeste, et comme tels, par nous poursuivis, rompus et
dissipes, et a ces fins, Mandons à tous seigneurs et justiciers, gentilshommes
et aultres gens de guerre, de se tenir prests au premier jour pour nous
assister a contenir et ramener chascun a son debvoir et sopposer aux dessaings
des ennemis de sa maïeste et favoriser ce qui regarde l'advancement de son
service ; est enjoinct aussy au vice-seneschal de nostre dict gouvernement et à
ses lieutenants et archers, de faire leurs chevauchées suyvant les ordonnances
et tenir la main au payement des deniers du roy, et procéder contre ceulx qui
tenteront de sopposer au service de sadicte maïesté par telles voyes qu'il
appartiendra, et nous tenir advertis de l'execution de leur charge, pour, si
besoin est, leur fournir assistance, et afin que aulcun nen pretande cause
dignorance, sera nostre presante ordonnance publiée par tous les villes et
lieux de nostre dict gouvernement.
Faict à Bourdeilhe, le douziesme du moys d'octobre 1594.
Signé : de Bourdeilhe.
Et plus bas : par Monseigneur, Dubois.
Publié à Périgueux, le 15 octobre.
Pour copie conforme : A. de roumejoux.
A
consulter : Palma-Cayet Chronologie
novenaire. — Mémoires du duc de La Force. — Lettres missives d'Henri IV. —
Bulletin de la Société de l'Histoire de France.
(1) Le maire de Périgueux en 1594 était Raymond Girard de Langlade.