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Source : Bulletin SHAP, tome XXVII (1900), pp. 183-207.

 

UN CAPITAINE PERIGOURDIN : LE CAPITAINE SIREUIL[1].

On a beaucoup écrit, mais il reste encore beaucoup à écrire sur celte période mouvementée de notre histoire qui comprend la dernière moitié du xvie siècle, époque complexe et troublée dont il est difficile d'avoir une chronique complète. Au cours des guerres religieuses, puis des guerres civiles de la Ligue, bien des faits épars se sont produits dont il n'a pas été gardé-mémoire ; bien des hommes, bien des capitaines: se sont vaillamment conduits, dont leur province a même oublié les noms. C'est un de ces hommes, un de ces capitaines, dont, croyons-nous, il n'a jamais été fait mention dans.les chroniques périgourdines, que nous voudrions essayer de faire revivre. Il avait nom Jean de Sireuil.

Sireuil[2] est un petit bourg du Sarladais, égaré sur un coteau, entre les marécages de la Beune. II n'y reste plus trace d’habitation seigneuriale, et s'il y passé parfois quelques touristes, ce ne peut être que pour visiter les imposantes ruines de Commarque: Ce fut là cependant le berceau de la famille de Sireuil. Dans une procédure d'enquête, dressée en 1520 par le lieutenant du sénéchal du Périgord, à la requête de plusieurs membres de cette famille, aux fins de prouver leur noblesse, il est constaté « qu'ilz ont une mayson noble fort anciene aud. lieu de Syreuilh, ou a une tourn fossoyée a tout le tourn par forteresse ont pareilhement leurs armes rellevées en pierre en lesglize dud. lieu de Syreuilh comme nobles[3]. » Mais depuis longtemps déjà, à cette époque, la famille de Sireuil avait abandonné son pays d'origine pour s'établir à Siorac, dont elle avait la coseigneurie. . Il nous a été difficile d'établir exactement, la filiation de Jean de Sireuil. Une généalogie manuscrite de la maison, de Sireuil, dresse par M-;da comtesse, Marie de Raymond, l'indique comme fils de nobles Antoine de Sireuil et de François de Cosnac, Mais .cette filiation paraît démentie par le testament d'Antoine de Sireuil lui-même : le testateur nomme tous ses enfants, et notamment Jean[4], qui fut son héritier et coseigneur de Siorac. On n’y voit pas figurer d'autre Jean. D'autre part, dans son propre testament, Jean de Sireuil n'indique pas le degré de parenté qui l'unit aux autres membres de sa famille.

Trois pièces retrouvées par hasard dans les archives de La Verrie nous ont permis d'élucider cette question d'origine. Tout d'abord, dans un mémoire produit au cours d'un long procès, poursuivi vers les premières années du XVIIIe siècle, entre Barthélémy de La Verne, seigneur de Siorac, et Pierre de Laboisserie, curé dudit Siorac, au sujet des dîmes de cette paroisse, il est parlé de « Jean de Sireuil, capitaine, qui était un bâtard de la maison. »

Dans deux autres pièces sur lesquelles nous aurons à revenir, il est indiqué d'une façon plus précise comme fils de Me François de Sireuil[5] et de Béatrix du Pech, non mariés.

Une seule carrière s'offrait à Jean de Sireuil pour faire oublier plus facilement sa tache originelle : c'était celle des armes.

Nous ne savons rien de ses premiers pas dans cette carrière.

Dès le mois de décembre 1583, il obtient du roi des lettres par lesquelles il est

.... Légitimé[6] et décoré en tiltres et honneurs de légitimation, entendant qu'en tous actes, honneurs, tant en jugement que dehors, il soit tenu et réputté pour légitime et qu'il puisse tenir et posséder en ce royaulme uns et chacun les biens meubles et immeubles qu'il pourra avoyr cy devant acquis et acquerra cy-après et qui luy pourront eschoir et advenir par succession de ses dicts père et mère, en disposer et ordonner, ensemble de tous autres biens à luy donnés, ceddés, transportés et délaissés, succéder, cuillir et accepter aussi tous dons qui luy ont esté et seront faictz par quelque personne que ce soit, comme testamens, codicilles, donations faictes entre vifs, à cause de mort, soit par manière d'institution, d'un légal, ab intestat ou autrement, acquérir tous biens meubles et immeubles, et iceux vendre, donner, cedder, quicter, transporter et délaisser à ceux qui luy pourront succedder, et autrement en disposer tout ainsi que s'il estoit nay en vray et loyal mariage, et soit receu à tous actes légitimes et puisse jouyr de tous droitz, facultés et privilèges, dont les légitimement naiz joysent et usent en nostre dict royaulme, pourvu que quand aux biens et succession de ses dicts père et mère, que ce soit du consentement de ceulx qu'il leur doy vent succéder, en payant à Sa Majesté finances modérées, pour une fois seulement.

Cet arrêt fut enregistré en la Chambre des Comptes à Paris le 11 avril 1584, et une information fut prescrite, sans doute pour la perception de la « finance modérée », sur l'état, la qualité et les ressources de Jean de Sireuil.

Enfin, par lettres des trésoriers généraux de France établis à Bordeaux, datées du 3 décembre 1584, le sénéchal de Périgord ou son lieutenant au siège de Sarlat fut commis pour procéder à l'information prescrite el recevoir le serment de Jean de Sireuil[7] .

Ainsi rétabli au rang d'enfant légitime, il put marcher à grands pas dans la carrière qu'il avait embrassée.

Nous le trouvons dès 1589 capitaine, et le roi Henri III lui délivre une commission pour lever deux cents hommes de guerre :

Henry, par la grâce de Dieu, roy de France et de Pologne. A nostre cher et bien amé le capp. J. de Sireuil, salut. Par ce que Nous avons délibéré faire présentement lever et mettre sus ung bon nombre de gens de pied affin de nous en ayder, servir et prévalloir aux occasions qui sen présenteront, et qu'il est besoing bailher la charge et conduitte à quelque bon vaillant et expérimenté personnage à Nous seur et fiable. A ceste cause, sçachant le crédit que vous avez entre les soldats et pour la bonne et entière confiance que Nous avons de vostre personne et de vos sens, suffisance, expérience au faict des armes, conduitte et dilligence, vous avons, par ces présentes signées de nostre main, commis et depputé, commettons et députons pour lever et mettre sus incontinant et le plus dilligemment que faire ce pourra, deux cens hommes de guerre à pied françoys des meilleurs et plus aguerriz soldatz que vous pourrez choisir, pour iceulx mener avec vous sans désemparer lad. compaignye, les faisans vivre avec telle pollice qu'il ne Nous en vienne aulcune plainte. De ce faire vous avons donné et donnons pouvoir, commission, authorité et mandement spécial. Mandons et commandons à tous qu'il appartiendra qu'à vous en ce faisant soit obéy. Car tel est nostre plaisir. Donné à Bloys, le xixe jour de febvrier l'an de grâce mil cinq cens quatre vingtz neuf et de nostre règne le quinziesme.

Signé : Henry[8].

Six mois après la délivrance de cette commission, Henri III mourait assassiné par Jacques Clément, et Henri de Navarre commençait sa conquête de la France.

Un périgourdin, môme catholique, ne pouvait que se rallier au nouveau roi. Il dut en être ainsi de Jean de Sireuil.

La guerre était alors partout à l'intérieur. Mais aux dissensions intestines venaient s'ajouter les menaces de l'étranger. Philippe II, roi d'Espagne, cédant aux sollicitations des Ligueurs, menaçait sans cesse d'envahir la France. La lutte était permanente entre Espagnols et Français sur la frontière des Pays-Bas, et la Picardie était un théâtre continuel d'hostilités. Enfin, le 17 janvier 1595, Henri IV déclara officiellement la guerre au roi d'Espagne.

Les hostilités se continuaient depuis déjà deux années, lorsque, le 11 mars 1597, Amiens fut surpris par les Espagnols. Dès le matin, à l'ouverture des portes de la ville, quelques soldats espagnols, déguisés en paysans et chargés de sacs de pommes et de noix, se présentèrent pour entrer. Un d'eux laissa, comme par mégarde, s'ouvrir son sac, d'où s'échappèrent des noix. Les soldats de garde se jetèrent dessus en riant et se battirent à qui ramasserait les noix. Tous les faux paysans tirèrent alors les armes qu'ils portaient cachées et massacrèrent la garde. Aussitôt accoururent quelques milliers de soldats espagnols embusqués près de là, qui entrèrent sans obstacle et occupèrent la ville.

C'était un coup terrible pour les armes du roi de France. Amiens était la clef du chemin de Paris. Aussi le siège en fut aussitôt décidé, et la conduite des opérations confiée à Biron.

A côté du maréchal périgourdin, nous allons voir réapparaître le capitaine Sireuil. Mais empruntons le récit inédit du chroniqueur Pagès, marchand d'Amiens, qui vivait à la fin du xviie siècle et écrivait en 1680[9] (1) :

Après la surprise d'Amiens par les Espagnols, quelques zélés bourgeois d'Amiens, impatients de vivre dans une domination étrangère, firent sçavoir au roi Henri iv, qui pour lors tenait cette ville assiégée, que s'il plaisait à Sa Majesté de leur envoyer de son camp en cachette des armes pour armer 200 hommes, ils tenteraient une entreprise digne de leur fidélité, et tâcheraient de faire entrer dans cette ville les troupes de Sa Majesté. Ils envoyèrent au Roi le projet de leur entreprise, qui était telle que 200 bourgeois s'étaient armés dans le couvent des Augustins, lieu qu'on avait choisi pour ce dessein. Ils devaient ensuite, durant la nuit, faire main-basse sur 15 à 16 soldats espagnols que Hernand Teillo, nouveau gouverneur d'Amiens, mettait en garde au Pont-du-Cange, lieu assez prochain du couvent des Augustins …

Le Roi approuva ce dessein, néanmoins, ne voulant rien entreprendre qu'avec prudence, envoya auparavant dans Amiens un capitaine hardi et expérimenté nommé de Sireuil, accompagné d'un ingénieur que M. de Saint-Luc envoya avec ledit capitaine. Ils entrèrent dans la ville par l'adresse et l'entremise de deux religieux Augustins nommés frères Jacques et Adrien de Belon, et d'un autre religieux de l'abbaye de Saint-Acheul, nommé frère Noël, tous affectionnés au service du Roy.

Pour y réussir plus facilement, lesdits capitaine et ingénieur allèrent déguisés en l'abbaye de Saint-Acheul, et parce que le dit Sireuil avoit une longue barbe, il se la fit coupper dans cette abbaye avec de grands ciseaux dont on couppoit les herbes au jardin, ne s'en étant pas trouvé d'autres.

Le Roi avoit fait porter dans le couvent les ferremens qu'il avoit fait faire exprès dans la ville de Corbie et qui étoient nécessaires pour ouvrir les portes et pont-levis d'une des portes de la ville d'Amiens, appelée la porte de Noyon.

 

Le capitaine Sireuil et l'ingénieur s'étant donc déguisés en habits de chanoines de Saint-Augustin, s'en allèrent le lendemain dans Amiens, avec ledit frère Adrien, feignant d'être le valet du couvent qui venoit pour acheter l'ordinaire des religieux de l'abbaye de Saint-Acheul. Il vendit aux Espagnols des anguilles qu'il avoit fait exprès pêcher pendant la nuit précédente. Ledit Sireuil perdit son guide dans Amiens, qui fut mené au logis du gouverneur. C'est pourquoi il fut contraint, après avoir été acheter du pain et du vin pour la provision des religieux, de s'en retourner dans ladite abbaye de Saint-Acheul.

Le Roi, ayant appris que Sireuil étoit letourné dans ladite abbaye sans avoir rien fuit dans Amiens, en fut surpris, et témoigna qu'il croyoit ce capitaine capable d'une aussi grande entreprise, et qu'il ne savoit si c'étoit manque de courage et d'adresse. Sireuil fit à sçavoir à Sa Majesté que ce n'étoit pas faute de l'un ou de l'autre s'il n'avoit pu ce jour-là rien exécuter dans Amiens, mais qu'ayant perdu son guide et ne sachant pas les détours de la ville, il n'avoit voulu rien hasarder, et que le lendemain il ne manqueroit pas de retourner dans Amiens pour le même sujet.

C'est pourquoy ce capitaine y alla le lendemain, conduit par le frère Noël, qui le mena dîner dans le couvent des A'igustins, où l'assemblée des conjurés devoit se faire. Ayant demandé à voir les bourgeois conjurés et ceux qui dévoient agir avec lui dans cette entreprise, il fut surpris qu'au lieu de 200 personnes qu'on lui avoit fait espèrer qui seroyent prêtes de tout entreprendre avec luy, on ne lui fit voir qu'une petite partie des conspirateurs mal armés et gens du menu peuple, parce que les plus puissants et les plus considérables des bourgeois de cette conspiration ayant soupçon que le gouverneur savoit quelque chose de leur entreprise, n'agissoient qu'en cachette et n'osoient paraître si ouvertement. Néanmoins, comme on lui dit qu'ils se declareroient et agiraient hardiment lorsqu'il en seroit temps, ledit Sireuil trouva à propos de faire savoir au Roy l'état de cette conspiration ….. il marqua aussi à Sa Majesté qu'il falloit aussi que le gouverneur seul quelque chose de leur dessin, parce que depuis qu'il étoit dans la ville on avoit augmenté la garde et on avoit mis un nouveau corps de garde entre la première et la seconde porte proche le pont-levis de la porte de Noyon.

Après que le frère Adrien fut parti d'Amiens pour aller à l'armée du Roy lui donner advis de toutes ces circonstances, dans un lundy surveille de la feste de Saint-Barnabé, 9e du mois de juin 1597, le traître et perfide frère Louis do la Boulle, religieux augustin, auquel le Roi se fiait le plus dans cette affaire, alla donner avis à Hernand Teillo, gouverneur, de tout ce que le capitaine Sireuil avait écrit à S. M.

 

Hernand Teillo, se doutant aussi que le roi Henri IV et les conjurés avoient quelques soupçons que leur conspiration étoit éventée, ne balança plus à les faire arrêter …..

C'est pourquoi le gouverneur ayant envoyé des troupes dans le couvent des Augustins, le traître frère Louis de la Boulle, augustin, s'étant mis, comme Judas, à la tête des soldats espagnols, les conduisit au lieu où étaient ces innocentes victimes et fit prendre le capitaine Sireuil, l'ingénieur que M. de Saint-Luc avoit envoyé avec lui et les autres bourgeois conspirateurs qui furent pris, traisnés et menés le mardy 10 juin 1597, entre dix et onze heures de la nuit, liés deux à deux et conduits dans la prison du beffroy.

 

Les mercredi, jeudy et vendredy de la même semaine, on travailla au procès de l'ingénieur et des autres conjurés qui étoient pris. Le samedi matin on vint prendre dans le beffroi ces généreux prisonniers qui, ayant été conduits sur la place du Grand Marché, y furent pendus et étranglés à la potence, au nombre de dix à douze.

 

Hernand Teillo, par des raisons de politique, fit garder le capitaine Sireuil jusqu'au lundi suivait l'exécution des autres conspirateurs, auquel jour ce brave Sireuil fut mené dans une salle basse du beffroy, où il étoit détenu prisonnier.

Il trouva autour d'une table plusieurs personnes vêtues de longues robbes, avec le gouverneur Hernand Teillo qui se promenoit dans la salle. Cet appareil et cette compagnie furent cause que le capitaine Sireuil se persuada aisément qu'on vouloit le juger sur l'avis du conseil, et non autrement, dans la crainte que les Espagnols pouvoient avoir d'être blâmés s'ils le faisoient mourir mal à propos. Ce préjugé n'abaissa pas le courage dudit sieur de Sireuil, car Hernand Teillo s'étant approché de la table, il adressa la parole aux messieurs qui composoient ce conseil et leur dit : Ne voilà-t-il pas de beaux habillements pour un capitaine comme Sireuil. A quoy ledit Sireuil répondit qu'il n'étoit pas venu à Amiens pour se marier ni pour faire l'amour et que c'était pourquoy il n'avoit pas pris de beaux habits.

Hernand Teillo luy demandant pourquoy et pour quel sujet il y étoit donc venu, l'intrépide Sireuil lui répondit que c'étoit pour le faire sauter par dessus les murailles et tous ceux qui étoient avec luy, s'il eut pu réussir, afin de remettre la ville d'Amiens sous l'obéissance du Roy, son maître, et les habitants en leur première liberté. A quoy Hernand Teillo répondit : Les habitants ne sont-ils pas en liberté ? — Non, lui dit Sireuil, ils ne peuvent être en liberté étant sous la domination d'un prince étranger. — Vous vouliez bien les remettre sous la domination d'un prince hérétique, répondit Hernand Teillo. Il est très chrétien et fils aîné de l'Eglise, lui dit sagement Sireuil, et par conséquent le roi d'Espagne et tous les autres rois ne sont que ses cadets. — Quoi ! vous n'ôtez pas le chapeau devant la justice, lui dit Hernand Teillo. — A quoy Sireuil lui répondit hardiment : Je ne reconnais pas votre justice, et d'ailleurs je ne salue jamais les ennemis du Roi mon maître. — Juro Diex y ote furo a forcar. (Je jure Dieu que je te ferai pendre), dit Hernand Teillo à Sireuil. — Il est en vous de me faire mourir de quelle mort vous voudrez, répondit Sireuil ; mais quelque mort que j'endure, ce me sera contentement quand chacun reconnaîtra que je ne souffrirai pas comme un méchant homme, mais pour le service du Roy mon maître et pour la France qui m'a élevé et nourri jusqu'en l'âge où je suis, qui sont deux sujets que j'ai voulu choisir pour mourir honorablement, n'ayant pu faire de choix plus honorables que ces deux-là.

Hernand Teillo prit un siège et alla s'asseoir à côté de la table, Sireuil en prit un autre et alla s'asseoir à sa main droite. Il fut ouy et interrogé tout aussitôt, sans se lever et sans ôter son chapeau, par la croyance qu'il avoit qu'on dut le mener au supplice et le faire mourir au sortir de cet entretien.

Pendant ce temps-là, le Roy envoya à la nuit, dans Amiens, le tambour-colonel de ses gardes pour savoir au vrai ce qu'était devenu le capitaine Sireuil, d'autant qu'on croyait que le gouverneur espagnol l'avoit fait pendre comme les autres. Hernand Teillo conduisit lui-même le tambour dans la prison, ou il reconnut Sireuil à la clarté de la chandelle.

Il est à présumer que ce tambour avoit réclamé de la part du Roy le capitaine Sireuil d'une manière à n'être pas refusé, car le lendemain Hernand Teillo envoya quérir Sireuil dans la prison pour dîner avec luy, auquel il raconta tout ce qui était de son dessein, et comment il avoit préparé toutes choses pour défaire entièrement les François lorsqu'ils seraient venus pour entrer dans la ville par le moyen des conjurés.

 

Hernand Teillo dit à Sireuil qu'il s'étonnoit comment le Roy et le maréchal de Biron avoient pu prendre aucune confiance et faire fond sur ces ivrognes. (C'est ainsy qu'il appeloit les conjurés). — Ce Roy mon maitre, lui dit Sireuil, n'a point fait tant de fond sur la bonne volonté des bourgeois conspirateurs, qu'il n'ait eu la prudence de m'envoyer dans Amiens auparavant que de rien entreprendre, pour voir si leur zèle n'était pas inconsidéré et si les effets pouvoient répondre à leurs promesses ; mais qu'ayant vu plusieurs difficultés qui pouvoient faire juger que leur dessein était éventé et que l'exécution demandoit encore quelque délai, il en avoit donné avis à Sa Majesté. — Hernand Teillo lui dit qu'il avoit rendu un service si considérable au Roy de France, son maître, eu faisant surseoir l'exécution de cette conspiration, que si luy, Hernand Teillo, en avoit rendu un semblable au Roy d'Espagne, son maitre, non seulement il en recevroit une grande récompense, mais encore sa famille se ressentiroit de ses bienfaits.

Le lendemain de cet entretien, Hernand Teillo eut avis que le maréchal de Biron avoit fait mettre dans une basse fosse, à Picquigny, quelques prisonniers espagnols qu'il y détenoit. Ce qui fut cause que ce gouverneur usa de ce même traitement à l'endroit de Sireuil, qu'il fit mettre dans une basse fosse ou il ne voyoit aucune clarté, si ce n'est par un petit trou par lequel on lui donnoit à manger.

Il n'avoit ny paille ny rien autre chose, mais couchant sur la terre, parmi les crapeaux, il demeura 15 ou 16 jours dans cet état, à la fin desquels Sireuil se trouvant dans un matin au même trou, il vit descendre Hernand Teillo de la galerie du beffroy ou il alloit souvent voir et découvrir ce que l'on faisoit dans l'armée du Roy, auquel Sireuil dit qu'il trouvent fort étrange qu'ayant eu cette faveur de dîner et de s'entretenir avec luy, il le traitoit aussi mal qu'il le faisoit. A quoy Hernand Teillo répondit que sa conversation lui avoit été fort agréable et qu'il avoit désiré au commencement de manger et boire souvent avec lui, mais qu'il y avoit dans l'armée du roy 10 à 12 gentilshommes prisonniers, le moindre desquels (sans luy faire tort) méritait autant que luy, et que le maréchal do Biron traitait encore plus rigoureusement que lui. — Sireuil lui dit qu'il n'avoit rien fait ni pour eux ni pour luy; que s'il luy eut dit cela lorsqu'il le fit mettre en basse fosse, qu'il eut écrit au Roi et à M. de Biron, pour les supplier de donner quelque relâche aux prisonniers, afin d'en avoir aussi pour luy.

Ce qui fut cause que Hernand Teillo lui fit bailler du papier pour écrire à Sa Majesté, afin qu'il donnât quelque repos auxdits prisonniers. Comme Sireuil commençoit à écrire, il arriva un gentilhomme de la part du marquis de Monténégro, colonel de la cavalerie espagnole, qui lui fit ouvrir la prison et le mena dans une église où étoit ledit marquis, lequel mena Sireuil dîner avec lui, et après dîner, on le laissa sortir d'Amiens. Sireuil s'en alla trouver le Roi dans son camp. Le lendemain, Sa Majoré donna la liberté aux prisonniers qu'elle retenoit, et Hernand Teillo en usa de la même manière envers 15 ou 20 prisonniers français qu'il avoit dans Amiens.

Sa Majesté témoigna au capitaine Sireuil d'être fort contente de le voir en liberté, et lui donna un brevet d'une charge de conseiller au Parlement de Bordeaux, la première qui viendrait à vaquer, Ce qui fait conjecturer que ce brave et généreux Sireuil était originaire de ce pays-là.

Il ne faudrait point croire que ce récit du chroniqueur picard soit une légende. Il est confirmé tout au moins dans ses grandes lignes, d'abord par les documents authentiques que nous allons rapporter, puis par deux lettres du roi publiées dans le Recueil de ses lettres missives[10].

Pans l'une de ces lettres, Henri IV écrit le 21 juin 1597 au duc de Piney-Luxembourg :

.... Quelques habilans de la ville d'Amiens, désespérez des cruautés qu'exercent les Espagnols, s'estaient laissé circonvenir et abuser à une praticque dressée par eux mesmes pour descouvrir leur volonté et avoir prétexte de les faire mourir. Car celuy qui commande en ladicte ville avoit gagné un habitant, par lequel il avoit faict rechercher les aultres de se joindre et liguer ensemble pour m'ayder à reprendre ladicte ville ; de quoy ils avoient donné advis et telle assurance à mon cousin le mareschal de Biron, qu'il tenoit l'entreprinse pour certaine ; sur quoy il m'avoit pressé d'aller par de là, où je ne fus si tost arrivé que je descouvris la tromperie de laquelle il s'est ensuivy la mort de plusieurs habitans, religieux et autres, pendus et massacrez inhumainement, et l'exil de plus de deux cens pauvres prestres qu'ils ont chassez de la Ville sans leur donner loisir de prendre leurs brévières.

La garnison espagnole d'Amiens tint encore quelques mois ; mais le 3 septembre, Hernand Teillo fut tué d'un coup d'arquebuse et le 19 du même mois les Espagnols capitulèrent.

Avant même de faire son entrée dans la ville, Henri y établit une solide garnison. Sireuil s'y trouva tout naturellement appelé par une nouvelle commission du roi :

De par le Roy,

A nostre cher et bien amé le cappne Cireuil, salut. Comme pour le bien de nostre service, mesmes pour tenir garnison en nostre ville d'Amyens, Nous ayons advisé lever et mectre sus une compagnye de gens de guerre à pied qui sera composée de cent hommes de guerre et en commectre la charge à certain bon et vaillant cappne, duquel l'affection et fidellité Nous soit cogneue. A ces causes, à plain confiance de vostre personne et de vos sens, suffisance, loyauté, prudhomye, expérience au faict des armes et bonne dilligence, Nous vous avons donné et donnons par ces présentes la charge et conduicte de lad. compagnye de gens de guerre, qui sera composée de cent hommes de guerre à pied, comme dict est, lesquelz vous lèverez et mectrez sus au plustost des meilleurs, plus vaillans et agueriz soldatz. que vous pourrez choisir et trouver pour iceulx conduire et exploiter soubz l'auctoritté de nostre très cher cousin le duc d'Espernon, pair et colonnel gênerai de France, là par selon et ainsi qu'il vous sera par Nous ou noz lieutenans generaulx commandé et ordonné pour nostre service et Nous ferons payer, vous et lesd. cent hommes de guerre, des soldes, gages et apoinctemens, qui vous seront deubz et à eulx d'icy en avant, suivant les monstres et preuves qui en seront faictes par les commres et coneurs ordres de noz guerres a ce commis, par chacun mois, tant et si longuement qu'ilz seront sus pour nostre service. De ce faire, vous avons donné et donnons plain pouvoir, puissance, auctorité, commres et mandemt spal par lesd. présentes. Mandons et commandons à tous noz justiciers, officiers et subjectz qu'à vous en ce faisant soit obey, car tel est nostre plaisir. Donné au camp, devant Amyens, le xxie jour de septembre mil Vc quatre vingts dix sept.

HENRY. Par le Roy : DENEUFVILLE[11].

Scellées du sceau aux armes de France, couronne royale.

Quelques mois après, la paix était signée à Vervins, le 2 mai 1598. Ce fut la pacification générale, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur : la royauté des Bourbons était définitivement établie.

La paix entraînait le licenciement des armées. Il était donc à craindre pour Jean de Sireuil d'avoir à regagner paisiblement sa maison de Siorac et ses terres du Périgord. Mais, en raison de ses services signalés, le roi le conserva comme capitaine entretenu et lui en délivra brevet :

Aujourd'huy, quinziesme febvrier xvie sept, le Roy estant à Paris, ayant, lhors du licentiement de ses armées, retenu et fait employer en ses Estats plusieurs mes de camp et cappnes qui avoyent bien et fidellement servy Sa Ma durant les troubles tant en sa cavallerie que infanterie, et entre iceulx le cappne Syreuilh pour avoir commandé une compagnie au régimant de Picardie et s'estre porté à toute sorte d'occasions et de par là particulièrement au siège et en la ville d'Amyens, où estant entré par commandement de Sa Ma pour rocognoistre l'estat d'icelle durant led. siège, il auroit esté descouvert et prest à estre exéquté, Sad. Ma voulant recognoistre ung si notable service, attandant qu'il s'offre autres moyens de gratisfier led. Syreuil, l'a confirmé et en tant que besoing seroit retenu et retient cappne appointé en son infanterie, voullant qu'il soit en ceste qualité continué et conservé en ses estats de l'extraordinaire des guerres et doresnavant payé par chascun an de semblables appointemans que les autres cappnes par elle entretenus par les thrésoriers gneraux dudit extraordinaire des guerres, auxquels et à chascun d'eux en l'année de son exercice elle mande et ordonne aynsi le faire sans disficulté, tant en vertu desd. estats que du présent brevet signé de sa main et contresigné par moy, son coner et secretre d'Estat et de ses commandemens et finances. - Signé : Henry, et plus bas B ….

Collationné à l'original par moy, coner nre secrere du Roy, maison et coronne de France.

Signé : Sarrau[12].

Sireuil méritait meilleure récompense. Le roi lui donna une abbaye. Des contestations soulevées par un autre titulaire, fait fréquent à cette époque, l'empêchèrent de se mettre en possession des revenus de cette abbaye. Comme compensation, le roi le gratifia d'une pension de deux mille livres.

Aujourd'huy quatriesme jour d'aoust mil VIc huict, le Roy estant à Paris, en considération des longs et recommandâmes services à luy faictz par le cappne Sireuil, mesme pour remectre la ville d'Amyens en son obeyssance où il fut prisonnier au grand péril de sa vie, en recongnoissance de quoy Sa Majesté luy auroit cydevant accordé l'abbaye de Pimbe[13] qui ne s'est trouvé estre à sa nomination, Sa dicte Majesté luy a accordé la somme de deux mil livres de pension à icelle avoir et prendre sur le premier bénéfice qui viendra à vncquer, ayant à ces te fin commandé le premier brevet luy en estre expédié par moy son coner d'Estat et secr re de ses commandemans.

HENRY.

et plus bas : Signature illisible [14].

Cependant, malgré la paix de Vervins, une sourde hostilité régnait encore entre la France et l'Espagne. La conspiration dont Biron fut la victime constitua un épisode de cette fermentation. Après de longs préparatifs, Henri IV, dans les premiers mois de l'année 1610, projetait une vaste expédition qui devait amener l'anéantissement de la maison d'Autriche. Il avait déjà divisé ses forces en deux armées : l'une, celle du nord, allait être concentrée à Châlons ; l'autre, celle du midi, à Grenoble. Le 25 avril, le duc d'Epernon écrivait au capitaine de Sireuil :

Cappne Sireuil, estant l'intention du Roy que tous les cappnes que Sa Majesté appoincte et qui sont sur l'estat des cappnes entretenuz, se rendent dans le XXVe du moys de may prochain à son armée qu'elle faict assembler à Chaallons en Champagne, je vous faictz la présente pour vous advertir de sa volonté et pour ne manquer de vous rendre près de moy dans ce temps là, soit que Sa Majesté soit aud. Chaallons ou ailleurs, affin que je vous face entendre ses volontés et ce que vous aurez à faire pour son service. Venez vous en doncq en toute dilligence et me croyez pour jamais, Vostre plus affectionné amy,

J. Louis de Lavalette.

A Paris, le XXVe jour d'avril 1610.

 

Sireuil dut apprendre en route une funeste nouvelle : Henri IV venait, le 14 mai, de tomber sous le poignard de Ravaillac. Comme tous ceux qui avaient approché le bon roi Henri, Sireuil dut le pleurer amèrement. Son souvenir resta même si profond dans la mémoire de Jean de Sireuil, que nous le verrons huit ans plus tard fonder une messe annuelle dans l'église de Siorac pour le repos de l'âme du feu roi.

(…)

G. CHARRIER.                A. JOUANEL.



[1] Nous devons la communication de tous les documents manuscrits qui ont inspiré ce travail à la parfaite obligeance de M. le comte de La Verrie de Vivans, qui a bien voulu nous ouvrir les riches archives de sa famille, et nous permettre d'y puiser à pleines mains.

La maison de La Verrie est l'héritière de trois des plus illustres familles du Périgord, savoir: 1° de la famille de Sireuil, par le mariage, en 1598, de Marie de Sireuil avec noble Pons du Lion; 2° de la famille de Vivans, par le mariage, en 1657, de Jean du Lion, baron de Belcastel, fils des précédents, avec Damaris de Vivans; 3° de la famille du Lion, par le mariage, en 1697, de Judith du Lion avec Barthélémy de La Verrie.

Les archives de la famille de La Verrie sont d'une richesse à donner envie à bien des dépôts publics. Qu'il nous suffise de dire qu'elles comptent notamment un grand nombre de papiers provenant du célèbre capitaine huguenot Geoffroy de Vivans et un magnifique volume de lettres autographes de Henri IV, Marguerite de Navarre, Louis XIII, etc. M. Gustave Charrier, conservateur des archives municipales de la ville de Bergerac, en a dressé l'inventaire manuscrit. C'est au cours de cet inventaire que diverses pièces offrant un réel intérêt historique nous ont frappés et ont inspiré le travail ci-dessus. Celle publication sera suivie de plusieurs autres tirées du même fonds d'archives.

[2] Commune du canton de Saint-Cyprien.

[3] Archives de La Verrie.

[4] Jean de Sireuil, écuyer, seigneur dudit lieu et coseigneur de Siorac de quatre parties les trois. Il appartenait à la religion réformée. Il fit son testament le 25 janvier 1586 (Archives de La Verrie de Vivans, liasse 17, n° 4). Il fut marié deux rois : en 1571 avec Françoise d'Abzac de La Douze ; 2° en 1594 avec Catherine de Lézir.

[5] François de Sireuil était frère de Jean de Sireuil, coseigneur de Siorac, On ne possède sur lui aucun renseignement

[6] Ce mode de-légitimation est inconnu dans notre droit actuel. C'était la légitimation par lettres du prince, qui trouve sa source en droit romain dans une Novelle de l'empereur Justinien. Les effets de celle légitimation étaient très discutés dans l'ancien droit. On contestait au légétimé le droit de succéder ab intestat. C'est ce qui nous a décidé à transcrire le passage cité au texte.

[7] Archives de La Verrie de Vivans, liasse 16, n° 4. Originaux en parchemin.

[8] Archives de La Verrie de Vivans, liasse 21, 11.

[9] Nous devons la communication de cet intéressant document à l'obligeance de M.; Niquet, archiviste de la ville d'Amiens. L'origine du capitaine Sireuil est jusqu'à ce jour restée complètement inconnue aux historiens de la ville d'Amiens. M. Niquet veut bien nous indiquer que d'après le P. Daire (Histoire de la ville d'Amiens, 1757), Sireuil était originaire de Bordeaux. Suivant, le manuscrit de Pages, il était bourguignon. Nous ne voyons pas sur quoi pouvait reposer cette dernière affirmation.- Celle du P. Daire s'explique au contraire par ce fait que, vers cette époque, François de Sireuil était chanoine de l'église Saint-André de Bordeaux. Ce Français fut l'auteur d'un journal intéressant publié dans les Archives historiques de la Gironde, 1873, t. XIII, p. 244.

[10] Recueil des lettres missives de Henri IV, publié par M. Berger de Xivrey, Paris, Imprimerie nationale, 1848, t. iv, p. 784 et 788.

[11] Archives de La Verrie de Vivans, liasse 21, n° 16. Original en parchemin.

[12] Archives de La Verrie de Vivans, liasse 21, n° 27.

[13] Malgré nos recherches, nous n'avons pu déterminer cette abbaye de Pimbe.

[14] Archives de La Verrie de Vivans, liasse 21, n° 28. Original en parchemin.

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