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Source: Bulletin SHAP, tome VIII (1881), pp. 77-82.

DES FOURCHES PATIBULAIRES DANS LE SARLADAIS

AU XIVe SIÈCLE.

 

Le Dictionnaire topographique de la Dordogne mentionne diverses localités dont le nom rappelle l'établissement d'anciennes fourches judiciaires ou patibulaires : Fourceyries, les Fourches, Fourque, le Fourquet, les Fourqueyries, la ou les Justices, les Piles, le Pilet, les Piliers (du mot latin Pillorium, pilori), soit un peu plus d'une quarantaine de noms. Neuf d'entr'eux appartiennent au Sarladais : ce sont les Fourques (commune de Condat-sur-Vézère), Fourque (commune de Siorac-de-Belvez), la Fourque (commune de Mauzens-Miremont), les Fourqueyries (commune de Saint-Pompon), les trois Piles (commune de Villefranche-de-Belvez), les Piliers (commune de Saint-Laurent-de-Castelnaud), la Justice (commune de Génac) et les Justices (commune de Cladech). Cette énumération est assurément incomplète, car tous les seigneurs haut-justiciers, - et leur nombre paraît avoir été assez grand en Périgord aux XIIIe et XIVe siècles, - tenaient à posséder des fourches pour y pendre les malfaiteurs saisis sur leurs terres. C'était l'affirmation et la manifestation de leurs droits seigneuriaux aux yeux de leurs vassaux et de leurs serfs. Les générations d'hommes libres qui se succédèrent après l'abolition de cet état de choses durent conserver longtemps le souvenir des lieux consacrés au supplice, et il est à croire que des recherches bien dirigées amèneraient à ajouter de nouveaux noms à ceux déjà signalés par M. de Gourgues. Ainsi, pour ne parler que du canton de Carlux, nous avons ailleurs, à propos du château de Paluel, indiqué dans la plaine de Braulen (commune de Calviac) l'existence d'un roc escarpé appelé le Roc-des-Fourques. A Carlux, un carrefour porte le nom de Croix-Fourque ; et on est d'autant plus fondé à y placer les anciennes Fourches des seigneurs de Carlux, que celles-ci ont eu leur histoire.

C'était en 1308. Les châteaux de Carlux, de Montfort et d'Aillac avec leurs dépendances se trouvaient détachés de la vicomté de Turenne, et étaient échus par héritage à Geoffroi de Pons. Ce seigneur vivait en mésintelligence avec le vicomte de Turenne, son voisin et parent. Un jour, apprenant que les officiers de ce dernier avaient fait pendre un homme aux fourches justiciaires de la paroisse d'Eyvigues (in furcis justiciariis dicte parochie d'Ayuigas), il réunit une troupe de plus de cent hommes, armés, tant cavaliers que fantassins, et alla à leur tête dépendre le corps du supplicié, pour le suspendre ensuite aux fourches patibulaires du château de Carlux (in furcis patibularibus in honore castri de Caslucio dicti Gaufridi). Les gens du vicomte s'y reportant en foule se ressaisirent du cadavre et le replacèrent à la potence dont il avait été descendu. Geoffroi, piqué au vif, réunit plus de cent vingt hommes d'armes, alla renverser les fourches de la paroisse d'Eyvigues, ravagea le pays, et finalement hissa à ses potences le cadavre tant disputé. L'affaire fut des deux côtés déférée au sénéchal du Périgord, et renvoyée par lui au Parlement de Paris qui prescrivit une enquête. Les juges déclarèrent que le droit coutumier avait été violé de part et d'autre: par Geoffroi en détruisant des fourches sises dans la juridiction du vicomte de Turenne, par celui-ci en faisant une incursion à la tête de gens armés sur le territoire royal. Tous deux furent condamnés; Geoffroi à mille livres d'amende, et le vicomte de Turenne à cent livres seulement[1] ; Geoffroi dut de plus faire réédifier les fourches par lui abattues.

Où étaient ces fameuses fourches de la paroisse d'Eyvigues ? De prime abord, on est tenté de désespérer d'en déterminer l'emplacement. Car il n'existe dans cette commune aucune localité dont le nom se rapproche de ceux que nous avons précédemment indiqués. Mais ce qui donne une singulière confirmation à nos idées sur la vivacité des souvenirs locaux, — on retrouve presque sur le sommet d'une hauteur qui domine au loin le plateau désert un rocher qui porte encore le nom de roc bataillé. C'est là que nous placerions les anciennes fourches d'Eyvigues[2] .

L'abbé de Saint-Amand, seigneur haut-justicier, dont la juridiction s'étendait sur le lieu et la paroisse de Saint Amand, sur le château et la paroisse de Coly, sur le lieu et 1a paroisse de Marcillac, sur les paroisses d'Archignac, de Saint Génies, de Saint-Quentin, de La Chapelle-Aubareil et de Condat, avait primitivement ses fourches dans la paroisse de Saint-Amand. Mais les jugeant insuffisantes à l'exercice de la justice, à cause de la difficulté d'y amener les malfaiteurs pris sur les confins éloignés de ces paroisses, il demanda au Régent de France, le Dauphin Charles (plus tard Charles V), l'autorisation d'élever trois ou quatre nouvelles fourches (furchas patibulares cum duobus vel tribus pedibus sive pillariis in petris vel lignis sive fustibus, et postellos sive pillorium pro exercenda justicia seculari). Le Dauphin, ayant égard à la supériorité du parti anglais en Périgord, crut devoir déférer à la requête d'un de ses partisans, et lui accorda l'autorisation d'élever trois nouvelles fourches, et de déplacer, si besoin était, celles déjà existantes, par une ordonnance datée de Paris, au mois de novembre 1358, dont on trouvera ci-après le texte.

On sait d'autre part que les officiers de Gilbert de Dome tenaient leurs assises à la cime du pech de Daglan[3] . Mais où étaient les fourches des seigneurs de Baynac, de Castelnaud, de Comarque, et d'autres seigneurs de moindre importance ? L'archéologue qui ramasse des documents pour l'impartiale histoire est en droit de se le demander.

G. Marmier.

ANNEXE[4].

Lettres de Charles V, alors Dauphin de France, par lesquelles il est permis à l'abbé de Saint-Amand de faire élever des fourches patibulaires dans les terres dépendant de sa justice.

Carolus, etc.... Notum facimus universis tam presentibus quam futuris quod veniens ad nos dilectus et fidelis noster religiosus vir et honestus Helias de Marcilhaco, abbas monasterii S. Amandi, ordinis Sti Augustini, Sarlatensis diocesis ac dominus dicti loci S. Amandi et de Cole, nobis humiliter pro se et dicte sue abbatie nomine (exposuit quod ?) habeat et diu habuerit, suique predecessores habuerunt, in dicto loco S. Amandi et in parrochia dicti loci, in castro de Cole, in parrochia dicti castri et in loco de Marcilhaco ac in parrochia ejusdem loci, et insuper in parrochiis de Archinaco, Sti Genesii, Sti Quintini, Capelle d'Arbarellis et de Condato ex certo et legitime titulo, ab antiquo etiam per tantum tempus quod de contrario memoria hominum non existit et quod sufficit ad bonam saisinam acquirendam, omnimodam juridicionem altam, mediam et bassam, merum et mixtum imperium, et in quibus tam ipse quam sui predecessores dicti loci usi sunt actenus pacifice et quiete, tanquam veri domini, dum casus accidebat, omnimoda juridicione temporali, licet in dictis locis et parochiis non sint nec esse consueverint furche patibulares, postelli sive pilloria ad exercendam justiciam secularem sive temporalem, nisi solum et dumtaxat in dicta parrochia Sti Amandi, in qua parrochia furcas patibulares erectas habet et habuit, et ejus predecessores habuerunt ab antiquo, in quibus actenus usi sunt pro dictis omnibus locis et parochiis dum casus adveniebat justiciam exercere ; dictus que abbas et ejus monasterium ac subditi ejusdem propter presentes guerras in tantum dampnificati extiterint, quod vix possunt habere, unde possunt vitam suam etiam miserabiliter sustentare, et si casus exigerit, non possent ejus officiales seculares de tantis et remotis locis et parochiis malefactores, si qui essent, ad locum predicti S. Amandi sine periculo et forte sine lesione justicie adducere seu adduci facere pro complenda justicia secundum jura civilia quibus regitur terra illa, ut sibi pro se quo supra nomine et suis omnibus successoribus licentiam , potestatem, auctoritatem et speciale mandatum erigendi, levandi et plantandi de novo in tribus vel quatuor locis dicte sue juridicionis furchas patibulares cum duobus vel tribus pedibus sive pillariis in petris vel lignis sive fustibus et postellos sive pillorium pro exercenda justicia seculari, et nichilominus dictas furchas jamdiu erectas de loco in quo sunt vel esse consueverunt erradicandi et levandi et alibi in dicta parochia S. Amandi in sua omnimoda jundicione erigendi, edifficandi, levandi et plantandi pro sua juridicione seculari exercenda, prout actenus consuevit in ipsis justiciam exercere, de speciali gratia et ex certa scientia auctoritate que regia concedere dignaremur. Quare nos habita consideratione ad premissa, advertentes quod in Lingua Occitana inimici Domini genitoris nostri et nostri multipliciter dilectos et fideles subditos dicti Domini nostri et nostros, dictis guerris durantibus, gravaverunt et gravare non cessant, prout possunt, malos suos et iniques conceptus pro suo posse adimplendo, eidem abbati pro se et abbatie sue nomine ac pro omnibus suis successoribus tenore presentium concedimus, auctoritate regia qua fungimur in hac parte, de speciali gratia et ex certa scientia, auctoritatem, potestatem et licentiam specialem, ut in tribus locis diversis et ad invicem separatis in dicta sua juridicione, in quibus habet sui que predecessores ab antique habuerunt justo et legitimo titulo omnimodam juridicionem altam, mediam et bassam, merum et mixtum imperium, furchas pilloria seu postellos ubi sibi magis placuerit, possit et valeat per modum predictum erigere, levare, plantare et edificare, ac in ipsis juridicionem suam temporalem omnimodam, cum casus evenerit, tociens quociens sibi visum fuerit, futuris temporibus justiciam exercere ; et insuper eidem abbati (regia) auctoritate de (speciali) gratia concedimus ut dictas furchas jamdiu, ut dictum est, erectas a loco in quo erecte sunt erradicare et alibi erigere edifficare et plantare in dicta sua juridicione S. Amandi valeat quociens sibi placuerit, ac in ipsis torchis quociens casus evenerit justiciam exercere per modum, ut in aliis superius est expressum et est ab antiquo fieri consuetum, inhibentes tenore presentium omnibus justiciariis et officiariis dicti Domini nostri et nostris et eorum loca tenentibus presentibus et futuris et aliis nobis subditis, ne dictum abbatem suos que successores seu officiales vel subditos aliqualiter in predictis impedire presumant seu impediri vel perturbari permittant, quominus dicta nostra presenti gratia uti valeant pacifice futuris temporibus ….. ; et si quod in contrarium facerint aut factum invenerint seu etiam attemptatum ad statum pristinum et debitum reducant seu reduci faciant indilate et absque alterius expectatione mandati, ordinacionibus statutis mandatis seu preceptis in contrarium factis edictis seu etiam faciendis vel edendis ac litteris subrepticiis in contrarium impetratis seu impetrandis nonobstantibus quibuscunque. Quod ut firmum et stabile permaneat in futurum, nostris presentibus litteris fecimus apponere sigillum, salvo in aliis jure dicti Domini nostri et nostro et in omnibus quolibet alieno. Datum Parisiis anno Domini M° CCC° LVIII°, mense novembris.

per Dominum Regentem in suo consilio,

GUARIGUE.



[1] Voir le texte du jugement dans les Olim, tome III.

[2] Mss. Lespine, t. 15.

[3] On peut invoquer à l'appui de cette manière de voir la dénomination de el cam batailher à un champ de la commune de Sagelat, dans lequel, on 1313, eut lieu un duel entre Aymeric de Biron et le seigneur de Saint-Germain. (Dictionnaire topographique de la Dordogne, p. 52.)

[4] Trésor des Chartes, reg. 86 pour les années 1357-58, pièces 579. D'après le t. 78 (ou 70– C.R. ?) Mss. Lespine.

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