Source: Bulletin SHAP, tome XV (1888) pp. 121-126
Faits d'armes de Geoffroy de Vivant, publiés d'après le manuscrit original
par Adolphe Magen (1)
Patrimoine de la maison d'Albret,
le Périgord ressentit d'une façon toute particulière les déplorables effets de
l'hérésie de Calvin. Toutes les évolutions des partis eurent chez nous leur
contre-coup. La noblesse périgourdine, trop nombreuse, à l'étroit au sein de la
province, se mêla à l'envi aux luttes qui marquèrent la seconde période du xvie
siècle; plusieurs de ses membres se prirent de passion pour les aventures et,
poussés par l'ambition et la cupidité, se servirent des troubles pour s'élever
et s'enrichir, à ce point que Jean Tarde, témoin attristé des drames dont il
fut le fidèle historien, a pu écrire ces lignes à l'occasion de la prise de sa
chère ville de Sarlat : « Sarlat est despouillé et faict esclave, et mis
ès mains non des Turcs, des Arabes ou autre nation estrangère, mais de ses
propres voisins, parens et alliés, qui ont changé de religion pour, soubz ce
prétexte, enlever, piller et ravir le bien de leurs compatriotes. »
Pour comprendre l'amertume de ces
paroles du patriote chanoine, il suffira de savoir que les assiégeants et les
assiégés étaient commandés par les deux cousins germains. Le lieutenant-général
François Pothon de Gérard fut le chef de la résistance catholique, et les
protestants, qui réussirent par surprise à mettre ainsi sous leur joug
tyrannique la capitale du Sarladais, avaient à leur
tête l'homme qui devait prendre la part la plus active à ces guerres
fratricides. Nous avons nommé Geoffroy de Vivant, seigneur de Doissac en
Sarladais. D'abord lieutenant d'Armand de Clermont de Piles, il devint
successivement chambellan du roi de Navarre, membre de son conseil privé,
mestre de camp de sa cavalerie légère, gouverneur, pour le même prince, du
Périgord et du Limousin, gouverneur particulier de Dome et de
Caumont-sur-Garonne. Pendant vingt-cinq ans, c'est lui qui conduit la plupart
des expéditions militaires qui depuis 1367 eurent pour théâtre le Périgord,
l'Agenais, le Quercy et le Limousin, se faisant un nom parmi les chefs
calvinistes par son audace, son habileté en même temps que par sa cruauté.
M. Adolphe Magen, secrétaire perpétuel de la Société
des sciences, lettres et arts d'Agen, a entrepris de réparer envers la mémoire
de Geoffroy de Vivant ce qu'il appelle un « acte de lèse-équité ». Selon lui,
la postérité doit accorder au capitaine huguenot une place des plus honorables
dans l'histoire. C'est cette pensée de restitution qui a dirigé l'impression du
volume dont M. de La Verrie, comte de Vivant, a fait hommage à notre Société
archéologique. M. Tamizey de Larroque, avec sa compétence ordinaire, en a fait
valoir l'élégance avec toutes les « choses précieuses » qu'il renferme (2). Mais
notre érudit correspondant s'est uniquement attaché à faire ressortir l'intérêt
que ce livre peut offrir à « tout le monde », tant par le nombre des villes,
bourgades ou châteaux qui furent les témoins de tant de faits d'armes, que par
celui des personnages fameux qui animent le récit. Notre tâche est de montrer
dans quelle mesure cette publication pourra servir à l'histoire.
Sous le titre d'Avertissement, M.
Magen a écrit une « remarquable » notice sur Geoffroy de Vivant, qui, « né soldat et sorti de souche huguenote, » se dévoua
tout entier à la cause de Henri de Navarre. M. Joseph de La Verrie de Vivant,
héritier par suite de substitution du nom et des armes du hardi capitaine,
possède dans les archives de son château de Lamilhal, cinquante et une lettres
du Béarnais, dont trente-huit ont déjà vu le jour dans la collection des Lettres missives des rois de
France, et onze dans le Chroniqueur du Périgord et du
Limousin, tome Ier, pages 245 et
suivantes ; les deux autres, suivies d'une troisième adressée par le roi au
fils de Vivant, ornent la préface de M. Magen.
A côté de ces précieux autographes se trouvait un
manuscrit de 44 feuillets in-4°, portant ce titre en écriture toute moderne : Faits d'armes de Geoffroy de
Vivant, recueillis par les soins de Jean de Vivant, son fils. Ce fils Jean a pu en être l'auteur, comme plusieurs
l'ont affirmé ; il avait combattu aux côtés de son père, et le futur Henri IV
l'eut en particulière estime ; mais s'il n'a pas composé lui-même ces mémoires,
publiés aujourd'hui pour la première fois, il les a sûrement inspirés, et on
lui en doit la conservation. Le principal personnage y est peint d'ailleurs
sous de si belles couleurs qu'il est difficile de n'y pas sentir la touche
d'une main filiale.
Nous trouvons peu de ressemblances entre ce portrait
inédit de Geoffroy de Vivant, trop constamment flatté, et celui qu'en ont laissé les chroniqueurs. Ils
s'accordent tous à l'accuser de férocité. Les faits et la tradition ne
viennent point leur donner un démenti. Qu'on se rappelle, par exemple, sa
conduite lorsqu'au mépris de la paix de La Rochelle, il s'empara de Sarlat, en
1574. Trois ecclésiastiques, Pons de Salignac, premier archidiacre, Pierre de
Salignac, chantre, et François de Bruzac, prieur, s'étaient rendus les armes à la
main avec promesse de vie sauve : ils furent poignardés de sang-froid par son
ordre ; la maison épiscopale, dernier refuge des catholiques, fut pillée et, de
même que les archives du chapitre, livrée aux flammes. A Belvès, à
Villefranche, à Montignac, même spectacle. Il est la terreur de nos
contrées. Lorsque le sieur de Choupes, assez modéré pour un sectaire, dut
abandonner le gouvernement de Périgueux, tombé à son tour au pouvoir des
protestants en 1575, « en son lieu, dit la chronique de Chilhaud des Fieux, les
habitants huguenots demandèrent Geoffroy de Vivans, lequel y fust receu avec
joye, et d'autant qu'ils le connaissoient cruel et sanguinaire et du tout
impitoyable étant conforme à leur humeur, esperans que par luy les catoliques
seroient plus tourmentés... »
On conçoit que le panégyriste ait passé sous silence
de pareils méfaits et se soit, au contraire, appliqué à prêter à son
héros des sentiments d'humanité. C'est ainsi qu'il a soin de proclamer que
Vivant prit la ville de Montpazier en 1574 « sans la piller ny ruiner
l'esglise ny rançonner ny chasser pas un des catholiques. » Il insiste aussi
sur l'attitude courtoise du capitaine vis-à-vis des prisonniers de Monflanquin « la
pluspart riches et de bonne maison, auxquels il harangua que, quoy qu'il fust
pauvre gentilhomme et que leurs rançons le peussent enrichir, que son ambition
ne s'estendoit pourtant qu'à estre riche d'honneur et d'amis, et qu'il leur
quittoit à tous leurs rançons, s'ils vouloient promettre ne faire plus la
guerre à ceux de la religion». A Tonneins, il trouva les provisions de bouche
amassées par Montluc, notamment du vin de Gaulac, des épiceries et du sucre ;
la femme du maréchal ayant manifesté de vifs regrets de cette perte, il lui
rendit tout le butin galamment. Voilà certes des traits de nature à faire
honneur à un homme de guerre, quelque rudesse qu'il ait d'ailleurs.
Mais ce que personne ne contestera
chez Geoffroy de Vivant, c'est le courage. Son biographe lui assigne un rôle
important à la bataille de Coutras, dont il aurait, par une habile manœuvre,
assuré le succès, et où il faillit perdre la vie (1587). Il fut renversé à la
tête de son escadron de cavalerie par dix ou douze lances qui le criblèrent de
blessures, dont l'une au bras droit, et l'autre au bas-ventre. Malgré ses
souffrances, il se fit hisser à cheval, pour attendre l'issue du combat. Il est
temps de céder la parole à son historien ; il va nous édifier sur la trempe de
cet indomptable caractère :
« Le fer de la lance avoit traversé le bras
entièrement et le tronçon du bois de deux pieds de long de l'autre part. Il
fallut donc sier le bois d'un costé et puis avec des tenailles tirer le fer de
l'autre. Pour le coup du petit ventre, quoyque tous les cyrurgiens et médecins
de l'armée le sondassent le soir et le matin, ils jugeoient et assuroient Sa
Majesté et tous ces grands que ce n'estoit qu'un coup d'esclat qui n'enfonçoit
point. Luy seul, qui avoit senty la douleur et le coup, affirmoit avoir le fer
dans le corps, dont on se mocquoit. Lendemain il séjourne à Coutras avec mille
douleurs et fait demander congé pour sa trouppe à Sa Majesté pour le conduire à
Saincte-Foy. Il part sur des branchats, vint coucher à Gurson avec des tourmens
inouys, conjurant tous ses amis de luy don ner du pistollet dans la teste. De Gurson
le quatriesme jour il se rendit à Saincte-Foy, fait mestre sa compagnie en
battaille, les harangue, les remercie, les conjure de le revenir trouver bien
tost et ne quitter point sa fortune, se met au lict, disant n'avoir plus de
douleur. Or estoit elle ostée, d'autant que la putréfaction se formoit dans son
ventre, souppe et dort toute la nuit. Le sr Loyseau, de Bragerac,
estoit arrivé dès le soir, et, l'ayant sondé, faisoit d'abord mesme jugement
que les autres; mais lendemain 5e jour, pressé par le dit sieur qui
luy disoit son ventre s'en aller en gangrene et le pressoit de lui faire des
incisions, à l'appareil du soir luy ayant donné quelques coups de razouer, tire
une esquille de boys de la longueur du doigt, et, se voulant arrester sans le
tourmenter davantage pour ce coup, craignant qu'il mourust entre ses mains,
fust exhorté par le dit sr mesme d'achever et qu'il se confiast en
son courage, suffisant encore d'endurer tous ces tourments. Lors le dit sr
Loyseau l'ayant fait mettre de genoux, autour de luy tous ceux de sa maison,
l'exhortait à recepvoir patiemment la mort, comme s'il l'eust deu esgorger, et
donnant divers coups de razouer, tira avec la main du milieu des boyaux un fer
de lance doré, quarré, des plus grands qu'on voye, sans que le dit sieur fist
nul cry, ni autre geste que grincer les dents. Après cela le dit sieur ayant
levé ses yeux au ciel, rendit grâces à Dieu et soudain commanda au sr
de Doyssac, son fils, de porter le fer au roy de Navarre, qui estoit arrivé le
mesme jour à Saincte-Foy. »
Geoffroy de Vivant ne devait
trouver la mort qu'au siège de Villandraut, en 1692.
A part la page que nous venons de
citer, où l'émotion naît du sujet même, ces mémoires ne se recommandent par
aucun mérite littéraire. L'auteur, auquel l'épée était probablement plus
familière que la plume, paraît n'avoir d'autre préoccupation que de célébrer de
son mieux les exploits du guerrier. Si l'on n'avait à lui objecter que les
ombres que nous avons indiquées et qui semblent avoir été soigneusement adoucies
ou même effacées dans son œuvre, la critique n'aurait qu'à s'exercer bien
faiblement. Mais, ce qui est plus grave, si l'on vient à comparer le récit du
pieux admirateur de Vivant avec celui de Tarde, on ne peut s'empêcher de
remarquer des différences notables dans la façon dont les mêmes faits sont
présentés par les deux écrivains. Contentons-nous de signaler la narration de
la prise de Sarlat et du refus de la garnison protestante de recevoir Vivant
dans la ville après son échec de Libos, ainsi que la reprise de Sarlat par les
catholiques. Le portrait peint par Jean de Vivant reflète trop vivement les
sentiments de l'auteur pour qu'on puisse s'y fier d'une manière absolue. Comme
il est très rare que l'on trouve en défaut la sincérité de Tarde, la version de
ce dernier mérite plus de confiance ; ce n'est pas contre lui qu'on sera jamais
tenté de s'inscrire en faux. On sait que dans cette longue suite d'événements
qui va des temps primitifs de la Gaule au règne de Louis XIII, c'est au tableau
des guerres de religion qu'il a apporté le plus de soin, par la raison qu'il a
vu ce qu'il raconte. « Quant aux troubles causés par les religionnaires et
aultres choses passées depuis 1560, écrit-il, je le rapporte pour la pluspart
sur la foi de mes propres yeux Et s'il a de trop puissants motifs pour exécrer
les auteurs de tous les désastres moraux et matériels accumulés dans le
Sarladais, l'animosité du futur aumônier de Henri IV n'allait pas jusqu'au
fanatisme ; chez lui les ardeurs anticalvinistes, ainsi qu'on l'a justement
observé, se trouvent tempérées par un esprit politique, un dévouement aux
intérêts supérieurs du pays qui se manifestent dans ses Chroniques et sont le gage de son impartialité.
Le texte des Faits d'armes de Geoffroy de Vivant
est suivi d'un Appendice dont les six premières pages sont un curieux exposé du
traitement que le capitaine blessé subit à Coutras avec un bonheur si inespéré
; il est extrait de l'ouvrage introuvable publié à Bordeaux en 1617 par
Loyseau, médecin et chirurgien ordinaire du roi : Des observations médicinales et
chirurgicales avec histoires, noms, pays, saisons et témoignages. Les soixante-deux pages qui suivent contiennent la Généalogie de Vivant ou de Vivans, résumé des recherches de Mme la comtesse Marie de
Raymond, noble et spirituelle dame, en qui les érudits ont salué le d'Hozier de
la Guienne et de la Gascogne, et à la mémoire de laquelle le volume publié par
M. Magen est dédié. Puisqu'on a jugé utile de faire connaître la descendance
complète de Geoffroy de Vivant, pour quelle raison a-t-on négligé, à l'article
consacré à son petit-fils Jacques, auteur de la branche de Launay, de
mentionner les écrits et surtout les poésies de ce conseiller au Parlement de
Bordeaux, dont les pacifiques lauriers sont bien moins brillants que les faits
d'armes de son aïeul, mais n'ont pas été du moins arrosés de larmes et de sang
?
Cet ouvrage est complété par des
explications ou des notices sommaires en ordre alphabétique sur les mots
vieillis et les locutions proverbiales, les noms de lieu et les noms d'homme. A l'occasion de cet Index, M. Magen
a eu plusieurs fois recours pour l'identification des noms avec les personnages
à qui ils se réfèrent, à notre collègue M. G.
de Gérard ; il est à regretter que le savant éditeur des Chroniques de Tarde n'ait pas été plus souvent consulté : le beau
livre que nous venons d'analyser y aurait certainement gagné en correction, et
de nombreuses erreurs d'attributions ne dépareraient pas cette publication, qui
nous semble, au résumé, avoir eu plutôt en vue la glorification du capitaine
Vivant et de sa famille que le véritable intérêt de l'histoire.
A. Dujarric-Descombes.
(1) Agen, Michel et Medan, 1887, in-8° de XXX et 212 pages.
(2)
Article bibliographique reproduit par l'Indépendant
de la Dordogne dans son numéro du jeudi 1er décembre 1887.