<<Retour

Source : Bulletin SHAP, tome XVII (1890), pp. 97-100.

 

LE PRINTEMPS.

SIRVENTES DE BERTRAND DE BORN (XIIe siècle).

 

Traduction archaïque et rythmée[1]

 

Pour cette pièce, comme pour l'Aubade de Giraut de Borneil que j'ai publiée dans Lyon-Revue, j'emploie un système de traduction qui me parait donner une idée aussi complète que possible de l'original. Je mets, pour chaque mot provençal, le mot qui lui correspond exactement dans le français moderne, et je ne fais de modifications que celles qui sont nécessaires pour que le rythme, c'est-à-dire le nombre de syllabes de chaque vers, soit conservé. J'abandonne la rime quand elle ne se présente pas naturellement, parce que, pour donner en français l'équivalent de la rime provençale, il faudrait souvent s'éloigner du texte et sacrifier l'exactitude du fond à une reproduction factice de la forme. J'use, d'ailleurs, de toutes les libertés de l'ancienne versification : hiatus permis, élision facultative, syllabe féminine ne comptant pas après la césure, même lorsqu'elle n'est pas élidée. Enfin, je profite aussi des libertés de notre ancienne syntaxe quand elles ne nuisent pas à la clarté, par exemple en supprimant parfois, comme dans l'original, l'article ou le pronom sujet.

 

L. Clédat, Professeur à la Faculté des Lettres de Lyon.

 

Bien me plait le temps radieux,

Quand vois feuilles et fleurs venir ;

Me plait d'ouïr le bruit joyeux

Des oiseaux qui font retentir

Leur chant par le bocage ;

Et me plait quand vois sur les prés

Tentes et pavillons plantés,

Et j'ai joie et courage

Quand vois par campagne rangés

Chevaliers et chevaux armés.

 

Me plait quand les coureurs poudreux

Font les gens et les troupeaux fuir,

Et me plait quand vois après eux

Nombreux guerriers de front venir.

Me plait en mon courage,

Quand vois forts châteaux assiégés,

Remparts forcés et effondrés,

Et vois l’ost au rivage

Tout à l'entour clos de fossés

Avec solides pieux fermés.

 

Aussi me plait quand un seigneur

Est le premier à envahir,

A cheval, bien armé, sans peur :

Ainsi fait les siens s'enhardir

Par valeur et bravoure.

Dès que s'engage le combat,

Chacun doit se tenir tout prêt

Et suivre au premier signe.

Car nul ne peut être prisé

S'il n'a maint coup pris et donné.

 

Masses et brands, heaumes bien peints,

Ecus trouer et dégarnir

Verrons[2] à l'entrer du combat,

Ensemble maints barons férir,

Dont s'en iront à rage[3]

Chevaux des morts et des navrés[4].

Quand la mêlée a commencé,

Guerrier de haut parage

Ne soit qu'à tailler chefs et bras,

Car mieux vaut mort que vif vaincu.

 

Sachez que tant ne m'a saveur

Manger ni boire, ni dormir,

Que si j'entends crier « à eux ! »

Des deux côtés, partout hennir

Sous bois chevaux sans maîtres,

Et quand j'entends crier : « Aidez ! »

Et vois tomber par les fossés

Grands et petits sur l'herbe,

Et vois les morts aux flancs percés

De bois de lances à pennons.

 

Noble dame, pour la meilleure

Qui jamais se vit, ni qui soit,

On vous tient, et pour la plus belle

Femme du monde, à ce qu'on dit.

Béatrix, haute dame,

Bonne en tous dits et en tous faits,

Fontaine et source de beauté,

Belle sans arrogance,

Votre mérite est de tel prix,

Que sur tout autre il a passé.

 

Barons, mettez en gage

Châteaux et villes et cités

Avant que guerre ait commencé.

Papiol[5], ne tarde mie,

Vers Oui-et-Non[6] va promptement,

Dis-lui que trop dure la paix.

(Extrait de La Revue du siècle, de Lyon, de juillet 1988.)

 

Source : Bulletin SHAP, tome XVII (1890), pp. 168-171.

 

LE PLANH DE BERTRAND DE BORN

sur la mort du jeune roi d'angleterre (XIIe siecle).

Traduction archaïque et rythmée du texte -provençal.

 

J'ai déjà publié dans la Revue du Siècle, de Lyon, la traduction d'un sirventès de Bertrand de Born. La pièce que nous donnons aujourd'hui n'est pas moins célèbre que le sirventès du Printemps. Le « jeune roi », fils de Henri II d'Angleterre, qui mourut prématurément, était un ami particulier du troubadour. On le sent bien à l'émotion sincère et communicative qui anime le planh[7] composé au moment de la mort du prince.

Je rappelle quelles sont les règles que je m'impose et les libertés que je prends dans mes traductions archaïques et rythmées :

« Je mets, pour chaque mot provençal, le mot qui lui correspond exactement dans le français moderne, et je ne fais de modifications que celles qui sont nécessaires pour que le rythme, c'est-à-dire le nombre de syllabes de chaque vers, soit conservé. J'abandonne la rime quand elle ne se présente pas naturellement, parce que, pour donner en français l'équivalent de la rime provençale, il faudrait souvent s'éloigner du texte et sacrifier l'exactitude du fond à une reproduction factice de la forme. J'use, d'ailleurs, de toutes les libertés de l'ancienne versification : hiatus permis, élision facultative, syllabe féminine ne comptant pas après la césure, même lorsqu'elle n'est pas élidée. Enfin, je profite aussi des libertés de notre ancienne syntaxe quand elles ne nuisent pas à la clarté, par exemple en supprimant parfois, comme dans l'original, l'article ou le pronom sujet ».

J'emploie le vieux mot français marriment (ou marrement, provençal marrimen), qui se rattache à l'adjectif marri, tombé en désuétude depuis le xviiie siècle. Ce mot a un sens très fort, on pourrait le traduire par « désolation ». Quant au substantif ire, dont je me sers aussi, est-il nécessaire de l'expliquer autrement qu'eu citant ce vers de Lamartine, dans Jocelyn :

« ... L'ire du Seigneur, rude, mais salutaire ?

On remarquera que le premier vers de chaque strophe se termine par le mot marriment, le dernier par le mot ire, et le quatrième avant-dernier par jeune roi anglais. La répétition constante de ces mots, qui expriment la douleur ou qui rappellent le nom du prince mort, est comme un glas funèbre, et produit une sensation incontestable de tristesse profonde.

L. Clédat,

Professeur à la Faculté des lettres de Lyon.

 

Si tous les deuils et pleurs et rnarriments.

Et les douleurs, les misères, les dams,

Qu'on ait ouïs[8] en ce siècle dolent,

Fussent ensemble, sembleraient tous légers

Contre la mort du jeune roi anglais,

Dont reste Prix[9] et Honneur douloureux,

Le monde obscur et noir et ténébreux,

Sevré de joie, plein de tristesse et d'ire.

 

Dolents et tristes et pleins de marriment

Sont demeurés les courtois soudoyers[10],

Les troubadours et jongleurs avenants ;

Trop ils ont eu en Mort mortel guerrier[11].

 

Ravi leur a le jeune roi anglais,

Près de qui sont convoiteux les plus larges.

Plus ne sera ni ne croyez que fût

Près de ce dam, au siècle, pleur ni ire[12].

 

Farouche Mort, pleine de marriment,

Vanter le peux, le meilleur chevalier

Ravis au monde, qu'onc fut de nulle gent[13],

Car il n'est rien qui soit utile à Prix,

Qui tout ne fût au jeune roi anglais[14] ;

Et serait mieux, si Dieu aimait raison,

Qu'il vécût, lui, que maints autres félons

Qui jà ne firent aux preux que deuil et ire.

 

De ce siècle mou, plein de marriment[15],

Si Amour part, son bien tiens mensonger[16],

Car rien n'y a qui ne tourne en cuisant;

Toujours déchoit et vaut moins Hui[17] que Hier.

Que chacun suive[18] le jeune roi anglais,

Qui fut du monde le plus vaillant des preux.

Or est parti son gent corps amoureux,

Dont est douleur et déconfort et ire.

A celui qui, dans notre marriment.

Vint en ce monde nous tirer du malheur

Et reçut mort pour notre sauvement[19],

Comme à Seigneur clément et droiturier

Clamons merci[20], qu'au jeune roi anglais

Pardonner veuille, comme il est vrai pardon,

Le mette près des nobles compagnons,

Là où deuil onc n'y a ni aura ire[21].

 

(Extrait de la Revue du Siècle, de Lyon, de septembre 1889.)



[1] La traduction est faite d'après les éditions Stimming et Thomas, modifiées conformément à l'article de la Romania, année 1879, page 268.

Pour les deux premières strophes, en traduisant un peu moins littéralement, j'ai pu conserver cette particularité du rythme de l'original, d'après laquelle chaque vers rime avec les vers correspondants de toutes les autres strophes : le premier vers de la première strophe rime avec le premier de la seconde et ainsi de suite.

[2] Construisez : «  Nous verrons trouer et dégarnir (briser) les écus. »

[3] « A rage, » c'est-à-dire avec rage, furieux, emportés.

[4] « Navrer » au vieux sens de blesser.

[5] « Papiol » est le nom du jongleur qui chantait les Sirventès de Bertrand de Born.

[6] « Oui-et-Non » est le sobriquet par lequel Bertrand de Born désignait Richard Cœur-de-Lion.

Note de la Rédaction. — Ceux de nos lecteurs qui ne seraient pas bien familiers avec l'histoire de la poésie provençale, ne seront peut-être pas fâchés d'avoir quelques détails sur le célèbre troubadour Bertrand de Born, qui comme son sirventès le laisse deviner, ne maniait pas moins l'épée que la cithare. Vers 1180, Henri, le plus jeune des fils de Henri II, d'Angleterre, disputait la souveraineté du duché d'Aquitaine à son frère Richard, comte du Poitou, plus tard connu sons le nom de Richard Cœur-de-Lion. Bertrand de Born, d'une noble famille, seigneur de Hautefort, en Périgord, s'était prononcé contre «  Oui et Non, » surnom qu'il donnait à Richard à cause de son manque de franchise, et il organisa contre lui une ligue des principaux seigneurs d'Aquitaine. Le sirventès, d'un vrai militaire, le montre appelant de ses vœux la guerre, et voyant le principal charme du printemps en ce que celte saison est ordinairement celle des batailles.

Bertrand de Born succomba dans la lutte, abandonné de ses confédérés. Le château de Hautefort fut pris, mais Bertrand fit sa paix, publia d'amers sirventès contre ses anciens alliés, et prit énergiquement parti pour Richard et son frère, dans la guerre que les enfants de Henri II entreprirent contre leur père. Lorsque Richard Cœur-de-Lion se croisa, il chanta la croisade, mais comme les troubadours sans y prendre part. Ces troubadours avaient déjà un fond de Marseillais. A la mort de Richard, Bertrand disparaît de la scène. Les légendes le font mourir moine de Cîteaux, dans la pénitence, dont il avait grand besoin. En 1311, son fils faisait hommage du château de Hautefort au roi de France, qui avait repris la Guyenne au roi Jean.

Dante rencontre Bertrand dans l'enfer, et fait la description de son supplice : « Sache que je fus Bertrand de Born, celui qui donna de funestes conseils au roi Jean... Pour avoir divisé ceux que la nature a unis, je porte ma tête séparée, hélas ! de son principe, qui reste enfermé dans ce tronc. Ainsi s'observe en moi la loi du talion.

[7] Nous dirions en français « la complainte », si ce mot n'avait singulièrement dégénéré.

[8] Dont on ait entendu parler.

[9] « Le Prix », personnification de la valeur militaire.

[10] Soudoyer (anglais soldier), guerrier payé. Bertrand de Born était lui aussi un « soudoyer ». Comme tous les petits seigneurs du moyen-âge, il vivait de la guerre. La paix a le grand tort, à ses yeux, de rendre les barons avares. Au contraire, lorsque la trêve est rompue, on les voit répandre l'or et l'argent pour, entraîner les chevaliers à leur suite. Celle idée est constamment exprimée dans les sirventès de Bertrand.

[11] La mort, en leur enlevant le jeune roi, a trop été pour eux un ennemi mortel.

[12] Aucun malheur, passé ni futur, ne peut être comparé à cette mort. — «  Au siècle », c'est-à-dire : dans le siècle, dans le monde.

[13] Tu enlèves au monde le meilleur chevalier qu'aucun peuple ait jamais eu.

[14] Car toutes les qualités qui font la valeur se trouvaient chez le jeune roi.

[15] On remarquera la césure irrégulière de ce vers ; elle est dans l'original.

[16] Si Amour (que personnifiait le jeune roi) quitte ce siècle, je considère tous ses biens, toutes ses joies, comme un mensonge. Et le vers suivant signifie : Car tout bien se change en mal cuisant.

[17] Aujourd'hui.

[18] Suive l'exemple de... Il y a dans le texte : « Se mire dans...

[19] Pour notre salut.

[20] Crions merci.

[21] Les hiatus de ce vers se retrouvent dans l'original.

<<Retour