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Source : Bulletin SHAP, tome XVII (1890), pp. 449-454.

UN CHEMIN BOINE PRÈS DE PÉRIGUEUX, EN 1329.

 

Dans une note publiée en 1887, dans la Revue Poitevine et Saintongeaise, sous ce titre : « Les Chemins boînés »[1]. le savant bibliothécaire de Poitiers, M. A.-F. Lièvre, a présenté un certain nombre de textes inédits et intéressants sur l'ancienne voie romaine de Périgueux à Saintes qui, dans le département de la Charente, porte le nom de Chemin boîné. Après avoir rapporté que le tracé de cette voie dans l'Angoumois était parfaitement connu, l’auteur émet l'opinion qu'il n'en est pas tout-à-fait de même pour le Périgord. Je me permettrai de signaler ici à M. Lièvre le chapitre du livre des Antiquités de Vésone, consacré aux voies romaines du territoire pétrocorien. Avec son exactitude habituelle, M. Wlgrin de Taillefer y suit, à partir de Périgueux, le tracé de cette route de Saintes, près de laquelle, dans la commune de Marsac, avait été découverte, en 1754, la célèbre colonne milliaire de l'empereur Florien[2], et constate que « partout elle est connue des habitants du pays sous le nom de « Chomi bouinat, sans doute, observe-t-il, à cause des bornes ou colonnes milliaires qui marquaient les lieues sur toute sa longueur[3]. »

Formulée par l'antiquaire périgourdin en 1826, cette opinion est précisément celle adoptée en dernier lieu par M. Lièvre qui, après avoir démontré que les mots boîne et borne sont synonymes, ajoute un peu plus loin : « si une boîne est une borne, un chemin boîné est un chemin borné, c'est-à-dire pourvu de bornes milliaires[4]. »

Cette conclusion est-elle absolument exacte? N'y avait-il au moyen âge que les voies romaines qui fussent désignées sous le nom de Chemins boînés, et cette dénomination leur venait-elle des colonnes milliaires? Un document très curieux que j'ai découvert dans les archives de la ville de Périgueux et qui remonte aux premières années du XIVe siècle, éclaire d'un jour tout nouveau la question des chemins boînés et permettra peut-être de modifier la conclusion de M. Lièvre et de M. de Taillefer en ce qu'elle aurait de trop absolu.

Dans le courant de l'année 1329, Archambaud de Périgueux, son procureur et, avec eux, plusieurs particuliers propriétaires de vignes et de champs cultivés le long du chemin qui de Périgueux conduisait à Château-Landry[5], hameau de la commune de Boulazac, tinrent à l'hôtel du consulat déposer une plainte devant les maire et consuls.

Quoique ce chemin, disaient-ils, ait été construit d'ancienne date et délimité à l'aide de bornes ou boînes (et certis limitibus seu boynis limitatum seu consignatum), néanmoins quelques cultivateurs, dont ils donnent les noms, qui tiennent ou possèdent des terres dans le voisinage, ont empiété sur lui, bien plus y ont planté des halliers et creusé des fossés au préjudice de la chose publique, et de telle manière que les animaux et bêtes de somme ne peuvent y passer sans danger.

Sur le requis des demandeurs, les maire et consuls, accompagnes d'experts jurés, se transportèrent sur les lieux, et comme il leur apparut, à l'inspection dudit chemin et des bornes placées anciennement des deux côtés de la voie (et limitum ejusdem circumquaque dictum iter positorum). que les plaintes portées devant eux étaient justifiées, ils condamnèrent les inculpés à faire disparaître tous les obstacles par eux accumulés et à rétablir le chemin dans son premier état, le tout à leurs frais et dépens.

Ceux-ci, parait-il, ne se pressèrent pas d'exécuter la sentence ; car un mandement des maire et consuls, du 12 septembre 1329, rédigé avec la solennité d'un acte émanant de la chancellerie royale, enjoint à Elie Boni et à deux des inculpés, Elie Darribat et Pierre Costinat, qui probablement s'étaient montrés plus dociles, de contraindre les récalcitrants, même par saisie et vente de leurs biens.

L'on trouvera plus loin le texte de ces documents. Ce qu'il importe ici de remarquer, ce sont les indications précises qu'ils fournissent sur les chemins boînés. Celui qui conduisait à Château-Landry et de là vraisemblablement à Saint-Laurent du Manoire, où il regagnait la route de Lyon, était enserré et limité par des bornes ou boînes placées à droite et à gauche. Dans l'enquête à laquelle ils se livrèrent en commun, les officiers du consulat et les experts jurés commencèrent par faire la reconnaissance de ces bornes très anciennement plantées et constatèrent que ces limites avaient été dépassées par les inculpés qui avaient empiété visiblement sur le domaine public. Leurs entreprises en effet, cela est spécifié très nettement, ne portaient pas seulement tort aux demandeurs, mais étaient au préjudice de la chose publique (in prejudicium rei publice).

De ces explications, il résulte que les boînes plantées le long du chemin de Château-Landry étaient destinées à en marquer l'étendue et à prévenir les envahissements que les propriétaires voisins pourraient être tentés d'y opérer. De même qu'ils bornaient leurs vignes et leurs champs, nos pères ne négligeaient donc pas aussi quelquefois de borner ceux de leurs chemins qui faisaient partie du domaine public.

Pour être inattendue et n'avoir pas été, autant que je sache, signalée jusqu'ici, cette constatation ne saurait surprendre quand on se rappelle avec quelle vigilante attention les intérêts communs étaient surveillés et protégés au moyen-Age, aussi bien dans le ressort des villes que dans les paroisses rurales.

Qu'une voie romaine soit devenue plus tard un chemin boîné, l'explication en est toute simple.

La voirie, chez nos pères, ne connaissait pas ces modifications perpétuelles que nous lui voyons subir de nos jours. Un chemin, une fois ouvert, était suivi de siècle en siècle. Comme d'ordinaire ces chemins allaient droit à leur but, l'idée d'en modifier le tracé ne se présentait même pas à l'esprit. Des recherches récentes effectuées sur divers points de la France ont démontré que les chemins du moyen-âge, et notamment ceux désignés dans les chartes latines sous les noms de via antiqua, via ferrata, iter magnum, iter publicum, se confondaient pour la plupart avec les voies romaines qui souvent elles-mêmes avaient été construites sur d'anciennes pistes gauloises ou celtiques.

Il n'y a dès lors rien d'étonnant à ce que sur un chemin boîné, tel par exemple que celui de Périgueux à Saintes, on ait rencontré des bornes milliaires ; mais les observations qui précèdent me paraissent avoir suffisamment démontré que ces colonnes milliaires, d'ailleurs très éloignées les unes des autres à l'origine, ne sont là que par accident et que les vieux chemins boînés du sud-ouest de la France ne leur ont pas emprunté leur dénomination. Reprenant la définition donnée par M. Lièvre, je la ramènerai, pour conclure, à ce simple énoncé : « Un chemin boîné est un chemin borné. »

 

Michel Hardy.

Le chemin boîné de Périgueux à Château-Landry.

Actum curie consulatus ville Petragoricensis, die martis post festum nativitatis beate Marie, anno Domini ccc° xxix°.

 

Nuper dominus Archanbaldus de Petragoris seu ejus procurator, et quamplures alii habentes vineas et terras contiguas itineri per quod itur de Petragoris versus Castrum Landric, actores, proposuerunt in judicio in dicta curia, coram nobis majore et consulibus ville et civitatis Petragoricensium, contra Guillelmum Ribieyra, Heliam Bolas, heredes Dominici (?) Chanbier, heredes Helie Lacomba, heredes Itherii Pautart, Petrum Darribat, Bernardum Fabri et filium quondam Petri Faure laboratoris, Ademarum de Meschi, Heliam Lachapela laboratorem, Heliam Colho juniorem , Arnaldum de Teycho , Raymondam Gregoria, Bernardum Silvestre, heredes Geraldi Poli, Grimoard Jafajarba, Heliam Darribat et Petrum Costinat, reos, quod licet iter predictum ordinatum et factum antiquitus fuerit et certis limitibus seu boynis limitatum seu consignatum, nichilominus dicti rei qui juxta seu prope dictum iter tenent quilibet et possident terras et vineas, restrixerunt et occupaverunt de novo et inpediverunt indebite et injuste dictum iter in prejudicium rei publice et aliorum itinerantium volentium transire per dictum iter, videlicet plantando in dicto itinere dumos et faciendo ibidem fossata in tantum quod vix animalia onerata et non onerata possint transire ibidem sine periculo et dampno magno. Quare, petierunt per nos et juratos curie predicte in talibus expertos dictum iter occulis subici et dictum iter ad statum pristinum et debitum reduci, et ipsos reos condempnari, videlicet eorum quemlibet ad reparandum iter predictum prout ad eorum quemlibet pertinet, et hoc petierunt una cum expensis, etc., prestito, etc. Cujusmodi itinere occulis per curiam subjecto una cum juratis ville in talibus expertis; quia constat nobis per inspectionem dicti itineris et limitum ejusdem circumquaque dictum iter antiquitus positorum, ipsos reos occupasse de novo de dicto itinere et posuisse ibidem inpedimenta plurima, in prejudicium rei publice et ipsorum actorum ; idcirco ipsos reos , causa cognita, condempnavimus, prout ipsorum quemlibet tangit, ad desistendum amodo a premissis et ad amovendum de dicto itinere inpedimenta predicta et ad reparandum iter predictum, prout eorum quemlibet tangit, ita quod dicti actores et quicunque alii quorum interest et intererit. possint cum animalibus suis honeratis et non honeratis ire et redire per dictum iter libere et de plano. Actum et datum ut supra.

Major et consules ville Podii Sancti Frontonis et Civitatis Petragoricensium, dilectis nostris Helie Boni, Helie Darribat et Petro Coslinat, salutem et dilectionem. Cum certe persone contente in sententia nostra hiis presentibus litteris annexata , per nos condempnate fuerint, prout eorum quemlibet tangit, ad amovendum de itinere per quod itur de Petragoris versus Castrum Landric inpedimenta que in dicto itinere tenebant, et ad reparandum iter predictum, prout eorum quemlibet tangit et per curiam nostram vel de mandato nostro est decatum et boynatum, ita quod quicunque quorum interest et intererit possint cum animalibus suis oneratis et exoneratis ire et redire per dictum iter libere et de plano ; ipsique in dicta sententia nominati fuerint et sint in mora faciendi et complendi premissa, sententiam nostram hiis presentibus annexatam vilibendendo, vobis de quorum fidelilate confidimus, in hac parte committimus et mandamus quatenus iter predictum sufficienter reparetis seu faciatis reparari, expensis predictorum in dicta sententia condempnatorum et aliorum quorum intererit, prout vobis videbitur faciendum. Dantes in mandatis omnibus servientibus et subditis nostris, ut vobis in premissis et ea tangentibus pareant et intendant ; precipientes dictis servientibus nostris et eorum cuilibet insolidum ut ad requestam vestram conpellant predictos in dicta sententia condempnatos et alios quorum intererit, per captionem et venditionem bonorum suorum, ad contribuendum, prout eorum quemlibet tangit, expensis faciendis ratione reparationis itineris supradicti.

 

(Archives de la ville de Périgueux ; — Registre du greffe de la juridiction des maire et consuls, ann. 1328-1329 ; FF. 203, folio 99.)



[1] A.-F. Lièvre, Les chemins boinés; Melle, Edouard Lacuve, 1887, in-8°.

[2] V. Mémoires de l’Académie des Inscriptions, t. XXIII, in-4°, p. 204; — W. de Taillefer, Antiquités de Vésone, t. II, p. 248, n° 101 ; — l'abbé Audierne, Epigraphie de l'antique Vésone; Périgueux, Dupont, 1858, in-8°, p. 59; — E. Galy, Catalogue du Musée archéologique du département de la Dordogne ; Périgueux, Dupont, 1862, in-8°, p. 47, n° 25l ; — Revue épigraphique du Midi de la France, n° 1, janvier-mars 1878, in-8°, p. 13-14.

[3] W. de Taillefer, op. cit , t. II, p. 240. — Cf. l'abbé Audierne, le Périgord illustré, Périgueux, Dupont, 1851, in-8°, p. 474; vicomte de Gourgues, Dictionnaire topographique du département de la Dordogne; Paris, Imprimerie nationale, 1875, in-4°, Introduction, p. XXXIII.

[4] A.-F. Lièvre, op. cit., p. 4.

[5] Château-Landry, manoir féodal mentionné au XIIIe siècle dans un registre des rentes des Charités de Périgueux; reconstruit au XVIe siècle et actuellement en ruine ; appartenait, en 1653, à la famille Martial.

 

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