Source : Bulletin SHAP, tome XX
(1893), pp. 430-453.
RECHERCHES
INÉDITES D'ART ET D'HISTOIRE SUR L'ABBAYE DE
BRANTÔME[1].
VII
LA
SEIGNEURIE DE BOURDEILLE ET L'ABBAYE DE BRANTOME
PREMIÈRE PARTIE
Saint Sicaire
Innocent, patron de l'abbaye de Brantôme et suzerain du château de Bourdeille.
I
Les bas-reliefs sur bois de
l'église abbatiale. — Le
massacre des Innocents, d'après Raphaël. — Le fief de Bourdeille disputé par Louis XIV à saint
Sicaire. — Réquisitions de d'Aguesseau.
Saint Pierre, prince des apôtres, est le patron
originel de l'abbaye de Brantôme, c'est-à-dire que le monastère fut fondé sous
son invocation. Plus tard, la formule de dédicace embrassa
Saint-Pierre-et-Saint-Paul. Mais, dans les vieux textes, il n'est question que
de saint Pierre. Vers le XIIIe siècle, il se vit supplanté ou tout au moins
singulièrement effacé dans cette autorité tutélaire par un saint qui a le rare
avantage d'être inscrit avant lui au martyrologe. J'ai nommé saint Sicaire, un
glorieux privilégié dans cette foule anonyme d'Innocents que saint Mathieu
rapporte avoir été mis à mort par Hérode, lors de la naissance du Christ.
BAS-RELIEF SUR BOIS DE L'ÉGLISE
ABBATIALE DE BRANTOME
MASSACRE DES INNOCENTS,
D'APRÈS RAPHAËL
(non
reproduit ici — note
C.R.)
Le prestige du nouveau patron s'affirma par un événement important,
l'oblation faite à ses reliques par le sire de Bourdeille de tout ou partie de
la seigneurie de ce nom. Et comme ces reliques, transférées à Brantôme, étaient
sous la garde des religieux du couvent, cet acte de foi et hommage mit la terre
de Bourdeille dans la mouvance féodale de l'abbé de Brantôme. Les causes et les
conséquences de cet acte sont intéressantes à étudier et à suivre. Elles
éclairent d'un jour précieux l'histoire de la célèbre abbaye. Cette lumière ne
me paraît pas indigne d'être même utilisée par l'histoire générale du moyen
âge, au point de vue des mœurs féodales, et spécialement de l'influence
séculaire des reliques. Je me garde, bien entendu, de m'occuper de leur
influence purement spirituelle, n'ayant pas à m'immiscer ici dans les choses de
la foi.
La tradition ou la légende, qui simplifie tout, en
était arrivée, au bout de plusieurs siècles, à confondre dans le même événement
la translation des cendres de saint Sicaire dans l'abbaye de Brantôme et la
fondation de cette abbaye par Charlemagne. C'est par le même procédé de
simplification que nombre de chansons de geste font jouer un rôle à Charlemagne
dans des épisodes dont la date ne s'accorde guère avec celles de son glorieux
règne. Le prestige des reliques du saint innocent devait naturellement
s'accroître du prestige d'un tel introducteur. Aussi ne doit-on pas s'étonner
que les gardiens de la précieuse dépouille aient épousé et propagé la légende
dont l'authenticité sans doute ne leur paraissait pas douteuse. Nous en avons
un bien remarquable témoignage dans ces deux bas-reliefs, disposés en deux
panneaux rectangulaires à pans coupés, derrière le maître-autel de l'église
abbatiale et représentant, l'un, le Massacre des
Innocents, l'autre, la Remise solennelle des reliques à l'abbé de Brantôme par le grand empereur d'Occident.
La reproduction photographique de ces deux panneaux,
due à l'obligeant et habile concours d'un amateur brantômais, M. Dubarry, me
dispense d'une description détaillée. Je dois cependant m'arrêter sur le
premier d'entre eux qui concentre, dans une surface de lm60 de largeur sur
60 centimètres de hauteur, une scène à personnages nombreux, parfaitement
mis en relief, malgré certaines négligences de détail, et qui constitue, en somme,
un tableau saisissant par l'habileté de son ordonnance et l'intensité de vie
dont il est animé. Ce morceau, qui se ressent à coup sûr des difficultés
d'exécution inhérentes à une sculpture de ce genre et de cette dimension, mais
qui en a triomphé dans l'ensemble, a suggéré sans doute bien des réflexions aux
connaisseurs. Il n'a pu leur échapper qu'une maîtresse inspiration avait porté
là son souffle puissant. En effet, le panneau est la reproduction aussi exacte
que possible d'une des dernières œuvres de Raphaël, d'une partie de ces cartons
fameux exécutés sur les ordres du pape Léon X pour servir de modèles aux
tapisseries d'Arras qui sont exposées dans les galeries du Vatican[2]. « Le maître, dit son historien Quatremère de Quincy[3], s'y est élevé au-dessus de lui-même. Le Massacre des Innocents,
ajoute-t-il, divisé en deux pièces de tapisserie, doit toutefois passer pour
n'être qu'un seul sujet, quoique les figures en soient composées à part, sur
chaque champ, de manière à pouvoir se raccorder entre elles lorsqu'on les
approche.... Les inventions de Raphaël, avec le caractère de son style et de
ses compositions, furent si heureusement rendues par les ouvriers flamands
qu'on peut mettre en doute si dans aucun temps son génie eût rencontré et
pourrait encore trouver ailleurs par les mêmes procédés un mode de traduction
plus digne de son original. »
Il serait puéril assurément d'associer dans la même
louange les immortels tapissiers d'Arras et l'artiste consciencieux qui s'est
essayé à interpréter par un procédé singulièrement plus rebelle ce que
l'aiguille flamande avait si merveilleusement traduit. Ce n'est pas une raison
pour refuser au bas-relief brantômais le mérite d'être la copie vivante et
sincère d'un glorieux modèle, d'en évoquer l'auteur et d'avoir transporté dans
un coin de terre privilégié quelque chose de sa pensée et de son génie. Quant
au mérite purement artistique de cette évocation, je laisse aux critiques le
soin de prononcer. Je ne crois pas toutefois tendre un piège condamnable à leur
curiosité en les conviant à l'examen de
cette œuvre à laquelle je voudrais donner une autre qualification que celle de
copie. Car, il faut bien remarquer que Raphaël n'avait pas voulu sur ses
cartons faire une œuvre à lui. C'était une matière, une sorte de canevas qu'il
fournissait généreusement à des ouvriers connus ou inconnus, appelés à en faire
leur œuvre propre. Dans les copies de ce Massacre des Innocents, fait de
morceaux séparés et dispersés aujourd'hui à tous les vents, il laissait en
quelque sorte le champ libre à l'originalité. C'est dans cette latitude
qu'après la tapisserie, la gravure s'en empara : elle a tiré de ces dessins des
planches de premier ordre[4]. La peinture surtout y jeta les yeux, s'attachant à la reproduction des
tapisseries, à défaut des cartons disséminés ou introuvables. Je citerai
Mosnier, de Blois, au XVIIe siècle[5]. Plus près de nous, nous voyons le peintre Prud'hon, à ses débuts,
fasciné par l'idée d'une semblable traduction. « Je pensai, écrivait-il de Rome
en 1785, en voyant les tapisseries de Raphaël, que l'on ne pourrait rien faire
de mieux que de faire une copie d'après l'une d'elles. Ce sont dans ces
admirables tapisseries où brille le plus éminemment le génie divin de ce grand
maître. Après son École d’Athènes, ce sont ses plus beaux ouvrages, et on pourrait dire les seuls qui
l'égalent dans le simple de la composition, comme dans la force des caractères
et de l'expression... Le troisième sujet est le Massacre des Innocents, en
trois morceaux, dans lesquels l'expression d'une douleur active est à son plus
haut point[6]. »
Ces digressions nous ramènent à notre bas-relief,
dont l'auteur a été certainement agité des mêmes pensées que les autres
traducteurs de Raphaël et qui a fait en outre cet effort de transporter la vie
du modèle dans une matière scabreuse comme l'est la sculpture sur bois. A un
tel tour de force, on ne peut refuser le caractère de l'originalité. Si l'on
consulte, au Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale, l'une des
gravures qui passe pour.la reproduction la plus exacte et la plus complète du
Massacre des Innocents et qui doit avoir été faite d'après un groupement de
tous les cartons du maître sur ce sujet, on constate, en la rapprochant du
bas-relief brantômais, que ce dernier, quelque grossier qu'il soit dans
certains détails, est la reproduction presque littérale de la gravure. Le fond
même sur lequel se meuvent les personnages a été scrupuleusement conservé. On
remarque seulement qu'à chacune des deux extrémités de droite et de gauche, le
sculpteur, gêné sans doute par l'exiguité du cadre, a omis de reproduire deux
personnages que l'on voit en plus dans l'œuvre de Raphaël[7]. Quoi qu'il soit, ce précieux panneau remplit suffisamment son but et rend
à sa manière l'ensemble complexe de la création initiale.
Le second panneau est vraisemblablement de la même
main. Il paraît être une œuvre originale, puisqu'il reproduit un épisode local
qu'on voit se dérouler aux pieds de l'église abbatiale et de son antique
clocher, enserrés non sans effort dans une encoignure du panneau. L'artiste a même
représenté la colline boisée qui domine le monastère et jusqu'à l'entrée des
grottes qui le complètent d'une façon si pittoresque. Il est toutefois possible
qu'en dehors de ces accessoires tirés des lieux, le groupement des personnages,
qui montre d'un côté l'abbé dans toute sa pompe suivi de tout le personnel du
couvent, de l'autre Charlemagne non moins pompeusement escorté de ses pairs,
ait emprunté ses lignes et sa manière à quelque œuvre classique du même
caractère. Toujours est-il que la composition de la scène n'est pas sans
mérite, son exécution non plus. Peu importe que ce bas-relief ait, comme celui
qui lui fait pendant, subi une coloration et des dorures un peu crues et qu'il
porte un maquillage de plâtre destiné à affluer les détails. Ces deux pièces
sont vraiment dignes du monument qui les abrite[8].
Telle était donc, dans une de ses expressions les
plus heureuses, l'opinion généralement accréditée sur saint Sicaire et ses
reliques, lorsque, sur la fin du XVIIe siècle, la tradition fut exposée à la
lumière d'un grand débat judiciaire. En 1694, l'abbé de
Brantôme, intervenant dans une procédure de saisie immobilière dirigée contre
la terre de Bourdeille, fit pratiquer à son tour sur le même objet ce qu'on
nommait une saisie féodale. Ce genre de saisie consistait dans la mainmise du
seigneur féodal sur le fief tributaire, faute par le vassal d'avoir rempli ses
devoirs de foi et hommage, et tendait à faire attribuer au saisissant les
revenus de la terre. Ainsi, la prétention de l'abbé était de ressuscitera son
profit ce traité du XIIIe siècle, en vertu duquel un sire de Bourdeille, ainsi
qu'il a été dit plus haut, avait inféodé sa seigneurie à saint Sicaire. Comme
le saint n'avait pu recevoir l'hommage en personne, le traité lui avait
substitué, à cette fin, l'abbé « son lieutenant. »
En conséquence de la saisie immobilière, la terre
fut adjugée, en 1701, par décret
rendu en la cour, au marquis Jean Chapelle de Jumilhac-Cubjac Dans
l'intervalle, l'abbé avait réitéré sa saisie féodale et triomphé devant la
quatrième chambre des enquêtes qui, par arrêt du 13 mai 1701, avait reconnu son
droit aux fruits de la seigneurie de 1694 à 1699, si bien que l'entrée en
possession du nouvel acquéreur laissait subsister sur sa propriété, très
légitimement acquise, une charge antérieure de vassalité qui faisait du
seigneur de Bourdeille l'homme lige de l'abbé de Brantôme. Le marquis de
Jumilhac s'accommoda fort bien de ce vasselage; car, à peine était-il
propriétaire de la seigneurie qu'il s'empressait d'en rendre hommage à l'abbé,
qui était alors, comme on sait, un gros personnage, François-Louis Le Prestre
de Vauban, cousin-germain du grand Vauban.
Cet hommage n'avait pas été rendu depuis des
siècles. Sa résurrection ne tarda pas à faire surgir un compétiteur qui, par
tradition et par état, était peu disposé à laisser rôder l'ombre de la
féodalité autour de son empire. Ce compétiteur, c'était le roi. Il revendiquait
pour lui seul la suzeraineté dont se targuait l'abbé de Brantôme. A rencontre de
l'arrêt de la chambre des enquêtes qui conférait implicitement à ce dernier la
mouvance de la terre de Bourdeille, le receveur des domaines de la Généralité
de Guyenne, défenseur attitré des prétentions royales, au point de vue fiscal,
vint donner une nouvelle tournure à cet énorme procès. Sur son intervention,
l'affaire fut portée en la grand'chambre du Parlement de Paris, suivant le
privilège des causes où il s'agissait du domaine du roi. Elle eut cet avantage
d'y trouver comme organe des intérêts de la couronne, nous dirions aujourd'hui
comme organe du ministère public, Henri-François d'Aguesseau, procureur
général, alors âgé de 34 ans. D'Aguesseau était au point culminant, sinon de sa
carrière, du moins de son talent. Il était originaire de Limoges, où son père
avait été intendant avant de l'être à Bordeaux. Le théâtre et les acteurs du
litige n'étaient donc pas des inconnus pour le jeune magistrat. Il apporta à la
défense de la suprématie royale ou, si l'on veut, des prérogatives de l'État sa
puissance habituelle de dialectique, cette indépendance et cette hauteur de
vues, ce sentiment profond des temps et des choses qui supplée dans la
conscience du magistrat à l'insuffisance et à l'obscurité des textes et qui
ramène nécessairement la justice à une solution de bon sens et d'équité.
Les deux mémoires produits par d'Aguesseau dans le
procès méritent certes d'être étudiés au point de vue judiciaire. Nous devons
nous borner ici à en retirer l'essence historique, à dégager de ce travail
l'origine des prétentions de l'abbé et la situation respective du monastère de
Brantôme et de la seigneurie de Bourdeille, éléments purement accessoires au
procès qui sont naturellement diffus et éparpillés dans l'œuvre[9]. Il est donc à peine besoin de
prévenir ceux qui auraient la curiosité de les lire que la lecture en est
difficile, la matière étant par elle-même ardue, comme tout démêlé en justice,
et contenant une glose de droit qui n'a d'autre prétention que de satisfaire
des juristes ou de convaincre des magistrats. Et puis, ces mémoires nous
transportent au beau milieu d'un procès dont nous n'avons sous les yeux ni la
procédure initiale ni le développement subséquent, et par là même exigent un
certain effort de l'esprit pour mettre les choses au point et remplir les vides
qu'eussent comblés les pièces absentes. Quant à nous, nous aurons été parfois
assez heureux pour rencontrer, en dehors de ce précieux travail, des documents
susceptibles d'en éclairer certains points. Mais, dans l'ensemble de notre
étude, c'est d'Aguesseau qui nous aura fourni le fil conducteur. Après nous
être trouvés en contact avec Raphaël au début de ces recherches, pouvions nous
souhaiter meilleure fortune que de lier, chemin faisant, connaissance avec une
des gloires de la magistrature et des lettres françaises. C'est vraiment une
inappréciable aubaine que de faire une excursion dans le passé en aussi noble
compagnie.
II
Retour
sur le passé. — Sanglante rivalité des Maumont et des Bourdeille. — Bernard de
Maumont, abbé de Brantôme, en 1280. Quel
est le donateur des reliques du saint?
Avant de rejoindre d'Aguesseau au rendez-vous que
nous venons de prendre avec lui dans cette pérégrination rétrospective,
reportons-nous au milieu du XIIIe siècle, sous le règne de saint Louis
(1226-1270), à cette époque décisive de notre histoire où les compétitions
féodales, généralement appuyées sur le droit du plus fort, voient enfin se
dresser devant elles une justice, sinon parfaite, du moins efficace. Les cas
féodaux sont maintenant jugés par un parlement que le roi a certainement fait à
sa guise, mais dans un tel esprit de mesure et de raison qu'il doive
nécessairement être obéi. L'ordonnance de 1234, révisée et confirmée de nouveau
en 1264, nous fait connaître le personnel de la Cour royale sous saint Louis[10]. Cette juridiction centrale est composée de barons, de prélats, de
chevaliers et de clercs. Dans cette composition d'élite, où une part était due
aux grands du royaume, ceux qui portaient le modeste titre de clercs étaient
les vrais savants et les juristes les plus retors. Retenons parmi ceux-ci le
nom de maître Guéraud de Maumont, — « notre cher et fidèle clerc, dit un arrêt royal du temps, « dilecti et fidelis clerici nostri magistri G. de Malo-Monte. »[11].
Ce nom de Maumont lui venait d'une terre située dans
la paroisse de Milhac en Nontronnais, où ses ancêtres, un siècle auparavant,
étaient de simples paysans attachés au service d'un seigneur de Ventadour. Le
prieur du Vigeois, dans un très pittoresque récit, déjà rapporté par notre
érudit confrère M. de Laugardière[12], raconte que vers 1150, lors d'une visite faite à ce seigneur par le
vicomte de Limoges, le premier des Maumont éblouit si gentiment et si à propos
l'illustre visiteur de la magnificence de son maître que le maître
reconnaissant anoblit le valet : car, en ce temps, les grands seigneurs
jouissaient encore du privilège de conférer la noblesse. Ce fut pour les
Maumont le point de départ d'une grande fortune. En effet, un siècle après, en
même temps que nous trouvons l'un d'entre eux, Guéraud ou Gérald ci-dessus
nommé, dans les conseils du roi, nous voyons son frère, Bernard de Maumont,
appelé comme abbé à la tête de l'abbaye de Brantôme.
Je dois ajouter que la maison de Maumont n'était pas
arrivée là sans épreuves et sans donner au roi des témoignages de son
attachement. Après le néfaste traité de 1259, par lequel saint Louis avait cédé
le duché de Guienne au roi d'Angleterre pour se donner la vaine satisfaction de
compter un roi parmi ses vassaux, les seigneurs du Périgord et du Limousin,
dont quelques-uns d'ailleurs étaient exclus de la cession par des conventions
antérieures ou par des réserves insérées au traité, s'étaient trouvés dans une
situation indécise dont ils avaient profité pour opter, suivant leurs
convenances et leurs avantages, entre la France et l'Angleterre. On voyait des
châtelains passer sans scrupules du camp français au camp anglais et
réciproquement : on les voyait, à l'occasion, rentrer, avec la même aisance,
dans leur vassalité première. C'était la politique du temps. L'idée de patrie,
qui va se dégager enfin de cette anarchie, ne dominait pas encore les passions
féodales. Les Maumont étaient restés Français.
Attachés à la fortune des vicomtes de Limoges,
notamment à celle de la vicomtesse Marguerite de Bourgogne, toute puissante à
la cour de saint Louis, ils avaient rencontré une hostilité acharnée dans une
des grandes maisons du Périgord, dévouée aux Anglais, quoique maintenue dans le
lot de la suzeraineté française, la famille de Bourdeille, qui possédait non
seulement la seigneurie de ce nom, mais encore des terres importantes sur les
confins du Périgord et du Limousin. Un proche parent de notre abbé, Adhémar de
Maumont, nommé gouverneur de Chalus en 1265, y fut assiégé par Boson de
Bourdeille, de terrible mémoire, qui le tua de sa propre main. Boson s'empara
en outre de ses deux enfants, mit la main sur tous ses biens, en perçut les
revenus et y commit les plus odieuses exactions. Mais la justice royale vint
mettre un terme à ces violences[13]. Un décret de bannissement fut rendu contre Boson : son frère Ebles avait
été l'objet d'une semblable mesure. Les Maumont, grâce à l'appui du roi et des
seigneurs de Limoges, se retrouvèrent, après la crise, plus riches et plus
puissants que jamais. En 1280, sous le successeur de saint Louis, l'année même
où Bernard de Maumont était pourvu de l'abbaye de Brantôme, son frère Gérard,
le conseiller clerc du parlement, déjà propriétaire en Limousin des terres
d'Aixe et de Bré, et en plus chapelain du pape, qualifié dans un mémoire du
temps de « grand et puissant tyran qui prenoit à droite et à senestre[14], » recevait en don de Marie, fille de Marguerite de Bourgogne, et de son
époux Artur de Bretagne, la châtellenie de Chalus, possédée à moitié par les
Bourdeille, et celles de Chalusset et de Courbefy, ordinairement unies à Chalus[15].
C'était une éclatante revanche de la maison de
Maumont contre la maison de Bourdeille. L'avènement de Bernard de Maumont à
l'abbaye de Brantôme fit cette revanche encore plus complète. Dans ce dédale de
vieux textes, parmi ces arrêts, ces contrats, ces débris de sèches procédures
qui nous ont été conservés, en présence surtout des édifices qui ont été les
témoins de tant de drames successifs et qui en portent les traces souvent
énigmatiques, la pensée ne peut se soustraire à la tentation de reconstituer de
son mieux la trame des événements épars et de les lier dans leur enchaînement
naturel. Tout circonscrit, tout local qu'il soit, le sujet où je me suis
aventuré exige cet effort de l'esprit. C'est pourquoi mon désir serait, dans le
vague ou la complexité des faits, de tenter ici autre chose que de les prendre
tels quels au passage : je me risque donc à les interpréter par leur origine,
leurs milieux et leur suite, quitte à faire plus d'une digression, tantôt en
arrière, tantôt en avant, avec l'allure indépendante plutôt d'un touriste que
d'un historien. Aussi bien, rencontré-je enfin le guide que je me suis promis
et qui va m'être un auxiliaire précieux. Au moment où nous sommes arrivés, à la
date où Bernard de Maumont devient abbé de Brantôme, la terre de Bourdeille,
celle dont le bourg et le château de Bourdeille sont le centre et le chef-lieu,
se trouve être dans la mouvance ou, si l'on veut, sous la suzeraineté de
l'abbaye. A quelle époque remonte cette singulière inféodation ? Quelle en est
l'origine ? D'Aguesseau suppose un seigneur de Bourdeille revenant de la
croisade avec les reliques d'un des Saints Innocents, à qui l'on donne le nom
de saint Sicaire, et les confiant à la garde des religieux de Brantôme, dont il
devient, par cet acte de piété et de religion, le vassal spirituel, vassalité
qui, dans la forme, est due au monastère ou à son chef, mais qui, au fond,
revient uniquement au saint sous l'invocation duquel le monastère est consacré.
« On ne sauroit presque
nier, dit-il[16], que ce ne soit au plus tôt vers le onzième siècle que ces sortes de
reliques ont commencé à être apportées en France. C'est en ce temps que les
expéditions d'outre-mer et
les premières croisades ont été entreprises, et ce ne fut qu'au retour de la Terre
Sainte que l'Occident s'enrichit, pour ainsi dire, des dépouilles de l'Orient,
par les reliques que chaque seigneur s'empressoit de rapporter dans son pays.
Ce n'est pas ici le lieu d'examiner si la foi de ces reliques est entièrement
assurée, ou si les Orientaux n'abusèrent pas souvent en ce temps de la pieuse
crédulité de nos pères ; mais, quoi qu'il en soit, il ne paroit pas possible de
faire remonter plus haut le transport des reliques de saint Sicaire. »
Voilà qui entame singulièrement la tradition du
dépôt des reliques par Charlemagne. Mais ce n'est qu'un aperçu secondaire : ce
n'est pas la question fondamentale du procès. D'Aguesseau n'y insiste pas. Pour
nous, la question a plus d'intérêt. Que déciderons-nous entre d'Aguesseau qui
renverse la légende et Dessalles qui l'accepte sans hésitation ? Dessalles ne
s'appuie sur aucune autorité sérieuse. Sans doute, un vieux manuscrit de Loisel,
rédigé d'après Réginon, qu'André du Chesne a fait figurer dans sa collection
des Historiens de la France[17], raconte que « Charlemagne, peu de
temps après avoir fondé en Périgord une basilique sur les bords d'une rivière
appelée la Drône en l'honneur du bienheureux Pierre, prince des apôtres, y
déposa un des Innocents qui avait été donné à son père par le pape romain (papa Romano) et dont l'aide
et les mérites lui avaient maintefois donné la victoire. Le lieu où la
basilique a été fondée, ajoute le manuscrit, s'appelle Brantôme. » Ce texte,
s'il était authentique, lèverait à peu prés tous les doutes.
BAS-RELIEF
SUR BOIS DE L'ÉGLISE ABBATIALE DE BRANTOME
TRANSLATION
DES RELIQUES DE SAINT SICAIRE A BRANTOME PAR CHARLEMAGNE
(non
reproduit ici — note
C.R.)
Malheureusement, le passage qui a spécialement trait
à saint Sicaire ne faisait pas corps avec le manuscrit publié par du Chesne. Il
était écrit en marge du volume, d'une main un peu plus récente (manu paulo recentiore scripta). La méfiance
est si légitime vis-à-vis des interpolations qu'il est permis de contester à
cette addition la valeur historique que lui attache Dessalles. Sans aller
jusqu'à y voir la main et la pensée d'un propagateur intéressé de la légende,
la critique historique a le devoir de n'en tenir compte que comme d'un écho de
cette légende. Quant à Réginon, dans sa chronique originale[18] qui s'arrête à 814 et qui rapporte sommairement les deux incursions de
Charlemagne en Aquitaine et la fondation du château de Fronsac sur la Dordogne,
en 769, il n'a dit un mot ni de la fondation de l'abbaye de Brantôme ni du
transport des reliques de saint Sicaire par le futur empereur d'Occident. Sous
ces réserves, la tradition ne me paraît pas, comme à d'Aguesseau, absolument
inadmissible. On sait que, bien avant les croisades, notamment au VIe siècle,
il se fit autour des reliques un mouvement d'opinion considérable et qu'il en
fut rapporté une grande quantité de Palestine en Europe. On sait aussi que ces
restes vénérés constituaient le cadeau le plus généreux qu'on pût attendre d'un
pape. Les princes ne cessaient d'en demander à Grégoire le Grand, et les plus
haut placés se montraient fort exigeants, témoin l'impératrice Constantine, qui
ne postula rien moins que la tête de l'apôtre saint Paul. Le Saint-Père, jaloux
de conserver la dépouille intacte, s'en tint à l'envoi de quelques paillettes
qu'il détacha avec une lime des chaînes du glorieux martyr. Pépin le Bref,
bienfaiteur de la papauté, pouvait pousser loin ses exigences. On peut admettre
que de non moins bonnes raisons l'aient forcé à se contenter des ossements d'un
saint alors un peu obscur. Mais, ce qui surprend, c'est que le monastère, doté
par son fils de reliques miraculeuses, qui viennent de faire leurs preuves sur
les champs de bataille, n'acquière pas aussitôt par ce fait une importance et
une notoriété extraordinaire et se trouve relégué quarante ans plus tard dans
la dernière catégorie des monastères du royaume[19]. Le sentiment des vraisemblances et des rapports historiques
s'accommoderait mieux de la thèse de d'Aguesseau. Mais la tradition est là,
spécieuse et séduisante, soutenue par une œuvre d'art du plus haut intérêt. Il
ne peut que m'être agréable de n'avoir pas sujet de la rejeter absolument[20].
III
Prestige des reliques de saint Sicaire au moyen âge. — Bas-relief du XIIe siècle. — Caractère de l'inféodation de Bourdeille à saint Sicaire.
Le champ n'en reste pas moins
ouvert aux versions contraires. Il se pourrait que la vérité se trouvât entre
la légende carolingienne et la thèse de d'Aguesseau. Saint Sicaire n'a dû faire
parler de lui qu'au milieu du XIe siècle, au temps du merveilleux
épanouissement religieux et architectural dont la date fatidique de l'an 1000
avait donné le signal. C'est le temps où l'on construisait le clocher, où
l'abbaye renaissait triomphante de ses ruines. Mabillon rapporte, d'après des textes
qu'il n'y a pas sujet de récuser, qu'en 1060 ou 1062, un noble pèlerin venu
d'Angleterre et qui passait pour être de sang royal, Albodène ou Alboin, reçut
l'hospitalité chez les moines de Brantôme, et qu'ayant poursuivi son voyage
jusqu'au pays des Rutènes (Rouergue), il fit réédifier, entre Panât et Cassagnes,
l'église de Clairvaux, en ruine elle aussi, qui fut mise dans la dépendance de
l'abbaye brantômaise sous les vocables de saint Pierre, de saint Thomas et saint Sicaire[21]. Le saint Innocent était donc l'objet d'un culte avant la première
croisade.
Un siècle plus tard, en 1183, au commencement du
règne de Philippe-Auguste, un incident mémorable vient montrer le prix
qu'attachaient à ce dépôt les religieux de Brantôme. A ce moment, la
confédération des barons d'Aquitaine qui s'étaient soulevés contre Richard-Cœur-de-Lion,
à la voix de l'héroïque troubadour Bertrand de Born, venait de se disloquer,
laissant sans emploi de nombreuses bandes de mercenaires. Ces soldats, livrés à
eux-mêmes et accrus vraisemblablement sur leur passage de certains éléments
rustiques toujours prêts à la révolte, se divisèrent en deux groupes, dont l'un
assiégea Brive et l'autre se porta vers le centre du Périgord, visant de
préférence Brantôme. On les appelait les paillers, parce qu'ils portaient autour de
leurs bourguignots des rouleaux de paille destinés à allumer l'incendie. « Ces
fils des ténèbres », comme les appelle le chroniqueur périgourdin Geoffroi,
prieur du Vigeois[22], mirent complètement à sac le monastère et la ville. Sans pain, sans
ressources, sans refuge, réduits à errer de tous côtés à l'aventure[23], les moines n'eurent cependant qu'un souci, celui de sauver leurs
précieuses reliques. Ils firent en sorte que saint Sicaire obtint un asile au
château de Bourdeille. Ici, je me vois obligé de reproduire dans la teneur même
du texte latin une réflexion du narrateur Rappliquant à ce pieux transport :
« Efficitur hospes, per quem civis redditur sospes. »[24].
Il y a certainement un sous-entendu dans cette
phrase alambiquée, ingénieusement distillée par une plume de moine du XIIe
siècle. Je l'abandonne à la glose des amateurs de quintessence, et je la
traduis provisoirement ainsi : . . . « Il devient un hôte, il devient un simple
réfugié, celui par qui un citoyen, un séculier, est sain et sauf. » C'est une
exclamation. Quel contraste! quelle situation que celle de ce saint réduit à
demander un gîte! quel bénéfice pour celui qui donne cette hospitalité ! Car
voilà ce monsieur (traduction libre du mot civis) désormais à l'abri du malheur. Peut-être aussi le bon prieur du Vigeois
a-t-il joué sur le double sens du mot hospes, — l'Amphitryon qui dîne et l'Amphitryon où l'on dîne, — et sur le sens également amphibologique du mot sospes, —
celui qui sauve et celui qui est sauvé, — et a-t-il
voulu suggérer, entre autres, cette interprétation subtile : «Il est bien le
véritable hôte, le véritable hospitalier, le saint par qui un séculier, un
profane, est élevé à la dignité de sauveur. A ce compte, il pourrait y avoir
quatre traductions différentes, ce qu'a probablement voulu le subtil
chroniqueur. Quoi qu'il en soit, l'insigne aubaine arrivée au sire de Boureille
est suffisamment soulignée. Le sire est l'obligé du saint ».
Ce texte témoigne au demeurant d'un lien établi
entre l'abbaye de Brantôme et la seigneurie de Bourdeille. L'origine de ces
rapports est-elle dans l'événement raconté par le prieur du Vigeois et qu'il
place à la date du dimanche 26 février 1183? Si les religieux détenteurs du
corps du martyr avaient eu, antérieurement, de son chef, droit d'accès et
d'hospitalité dans le château, le chroniqueur ne les représenterait pas errants
et vagabonds. Donc, il est logique de conclure que le puissant voisin du
monastère, en restituant quelque temps après aux religieux leur dépôt sacré,
fut reçu pompeusement dans l'église à laquelle il rendait son talisman et que
ce fut là le point de départ de la fameuse inféodation.
Je me permets d'avancer d'ores et déjà que la
maîtresse partie du travail de d'Aguesseau, celle qui roule sur le caractère et
la portée d'un tel hommage, va s'adapter à souhait à cette appréciation
personnelle.
Dans cette même église de Brantôme, il se trouve un
monument contemporain qui remémore d'une façon très expressive le culte dont
saint Sicaire était l'objet. C'est encore un bas-relief représentant le Massacre des Innocents selon la
donnée de saint Mathieu ou plutôt selon la donnée de l'époque. Il consiste dans
une sculpture sur pierre dure, d'un mètre carré environ, encastrée dans le mur
occidental de l'église, à gauche du portail d'entrée, au-dessus du bénitier.
Mais ce n'est pas là sa place originelle. Il a été arraché aux décombres d'un
monument antérieur, après avoir subi des mutilations qui paraissent
accidentelles. Il forme deux tableaux très distinctement séparés comme deux
pages d'un livre ouvert ou deux panneaux de diptyque. Dans l'un est reproduite
la scène du carnage, à laquelle préside le roi Hérode assis sur un trône
mi-roman mi-gothique. Derrière le roi se tient le diable en personne lui
soufflant à l'oreille de mauvais desseins ; devant lui, trois soldats, dont
deux présentent des enfants transpercés de la lance et de l'épée ; à ses pieds,
deux mères éplorées. L'autre tableau figure les saints innocents enlevés au
ciel par les anges[25]. Tout cela est
d'un travail très grossier qui fait un contraste très sensible avec l'imitation
de Raphaël. Les costumes et les objets en fixent la date. Les sbires d'Hérode
ne sont pas antérieurs au xiie siècle : ils arrivent de la croisade. Le trône royal, les armes des
meurtriers, la mentonnière d'une des femmes, ne dépassent pas le XIIIe siècle.
L'artiste a emprunté évidemment ses modèles aux choses et aux personnes de son
temps. C'est devant cette image superposée sans doute aux reliques du saint que
les seigneurs de Bourdeille durent remplir leurs premiers devoirs de vassalité.
Cette vassalité, dont le point de départ fut «
l'oblation volontaire qu'un seigneur de Bourdeille fit de son château et de son
bourg à saint Sicaire qu'on honorait avec une dévotion singulière dans l'église
de Brantôme[26] », n'imposait d'autre charge au vassal qu'un hommage de piété et de
religion et n'était pas de nature à le soustraire à la suprématie de son
suzerain temporel et effectif, qui était, à ce moment, le comte de Périgord,
et, à défaut du comte, le roi de France. La nature, sinon le commencement de ce
devoir simplement religieux, dont nous allons voir les curieuses conséquences,
est examinée et déduite par d'Aguesseau avec une rare clairvoyance. Sa
conclusion est que l'oblation faite à saint Sicaire n'a pu causer aucun
préjudice aux droits du véritable seigneur féodal. Le fief conquis par l'abbé
de Brantôme est, à son origine, ce que les juristes appelèrent plus lard un
fief de dévotion. Le transformer en fief féodal eût été une véritable
usurpation.
« Comme ce n'est
qu'à l'occasion des reliques de saint Sicaire, qui avoient été peut-être
apportées par quelque seigneur de la maison de Bourdeille, qu'on a conçu le
dessein de cette nouvelle mouvance, plutôt par voie de protection que par une
véritable inféodation, voilà pourquoi ce fief, ainsi établi, ou plutôt ainsi
usurpé sur son premier seigneur, a été porté à saint Sicaire ; ce qui suppose
qu'avant la convention par laquelle ce changement a été fait, ce fief ne
dépendoit pas de l'abbaye de Brantôme. Ce changement, qui est apparemment
l'unique fondement du droit de cette abbaye, est d'ailleurs d'autant plus
vraisemblable qu'il se trouve des exemples de ces sortes de conventions que la
religion sembloit consacrer en quelque manière. C'est ainsi que, dans la
légende de saint Robert, premier abbé de la Chaise-Dieu, il est dit que Raimond
de Saint-Gilles, se trouvant privé de l'héritage de son père, se rendit à cette
abbaye, où, étant devant le sépulchre de saint Robert et ayant mis l'épée sur
l'autel, il la reprit et fit hommage à saint Robert de la comté de Tholose,
comme la tenant de lui, si Dieu lui faisoit la grâce de l'obtenir, comme il le
fit bientôt après.... Pour ne point s'égarer dans une plus longue suite
d'exemples, c'est ainsi que, dans les derniers siècles, le roi Louis XI mît le
comté de Boulogne-sur-Mer sous la protection de la Sainte-Vierge et lui en
donna le fief et l'hommage qu'il promit de lui rendre dans la personne de
l'abbé de Notre Dame de Boulogne. Telle fut, suivant toutes les apparences, la
dévotion des seigneurs de Bourdeille pour les reliques de saint Sicaire de
Brantôme : ils lui consacrèrent leur fief, ils voulurent le tenir de ce saint ;
et, comme ils ne pouvoient lui en rendre l'hommage, ils substituèrent l'abbé de
Brantôme en sa place, et ils voulurent que cet abbé reçut leur hommage, comme
représentant saint Sicaire et comme son lieutenant. Mais ce qu'ils ont voulu
faire par là étoit-il en leur pouvoir? Et peut-on dire qu'il soit permis à tout
vassal d'être pieux envers l'église aux dépens de son seigneur, et de le
frustrer de l'hommage qu'il lui doit, sous prétexte que par les mouvements
d'une dévotion peu onéreuse, il veut avoir un saint pour seigneur ? à peu près
comme ces anciens Romains qui croyoient faire un acte de religion en
dépouillant leurs héritiers de leur succession, pour la donner aux temples de
leurs dieux.... Ainsi, le droit de l'abbé de Brantôme ne doit passer que pour
une pieuse usurpation dans son origine, dès le moment qu'il sera constant que
l'hommage dont il s'agit n'est, à proprement parler, qu'un hommage de dévotion.
»[27]
D'après les textes connus, ce n'est qu'en 1261 qu'on
voit apparaître la première trace de l'hommage par lequel s'affirma la
suzeraineté de l'abbaye de Brantôme sur la puissante seigneurie. Cet hommage
était rendu dans l'église abbatiale. A en juger par la forme d'un hommage
ultérieur qui porte la date de 1364, l'abbé, revêtu de ses habits sacerdotaux,
tenant sa crosse à la main, devant l'autel de saint Sicaire, faisait face au
sire hommager, qui, debout devant le même autel, déclarait et reconnaissait
qu'il tenait du bienheureux saint Sicaire et de l'abbé, son lieutenant, le
château de Bourdeille.
«Le lieu où se
rend cet hommage, dit encore d'Aguesseau, la posture de celui qui le rend,
l'état de celui qui le reçoit, tout concourt à faire voir que cette cérémonie
est moins un véritable hommage qu'une espèce d'acte de religion par lequel les
seigneurs de Bourdeille renouveloient la consécration qu'ils avoient faite de
leur château à saint Sicaire de Brantôme. Ce n'est point dans un château, ce
n'est point dans le monastère, ou dans un autre lieu destiné à recevoir la foi
des vassaux de l'abbaye que cet hommage se rend ; c'est dans l'église même,
c'est à l'autel de saint Sicaire. Le vassal prétendu n'y paraît pas dans l'état
ni dans la posture ordinaire des vassaux : il n'ôte point son épée, il ne se
met pas à genoux, il demeure debout devant l'autel du saint... Enfin, l'abbé
qui reçoit cet hommage comme lieutenant de saint Sicaire y est aussi debout
devant l'autel ; et, dans la première origine, il devoit y être avec sa crosse
à la main et revêtu des ornements sacerdotaux. Cet usage a duré fort
longtemps... Or, sur quoi un pareil usage auroit-il pu être fondé, si ce n'est
sur ce que le seigneur avoit autrefois apporté les reliques de saint Sicaire
dans l'église de Brantôme, que l'abbé les y avoit reçues, revêtu des habits
sacerdotaux, et que peut-être, dans ce moment-là même, le seigneur de
Bourdeille avoit mis son château sous la protection de saint Sicaire,
s'engageant même à lui en rendre hommage à l'avenir. »[28]
Nous sommes au lendemain du traité de saint Louis
avec le roi d'Angleterre. Tout porte à croire que l'inféodation était de date
récente. C'était le temps où les Bourdeille marquaient de toutes façons leur
intention de se soustraire à la domination du roi de France. Quoiqu'il soit
manifeste qu'ils cherchassent alors à se réfugier sous la bannière de
l'étranger, il n'est pas moins certain que leur ambition secrète était
d'échapper à toute autorité. Ici encore, d'Aguesseau plonge un œil pénétrant
dans leurs calculs, ne voyant l'origine de l'hommage « que dans une dévotion peu
éclairée et peut-être intéressée du seigneur de Bourdeille qui a voulu avoir
saint Sicaire pour seigneur, afin de n'en avoir point[29] »… Qui peut ignorer que les seigneurs de ce temps-là, et surtout ceux qui
étaient voisins des terres possédées alors en France par les rois d'Angleterre,
aimaient mieux relever d'une abbaye que du roi même ? Sous prétexte de dépendre
d'une abbaye, ils ne dépendaient de personne ; tantôt ils servaient leur prince
légitime, tantôt ils se livraient à un prince étranger. Ils se rendaient
maîtres de leur seigneur même ; et de défenseurs qu'ils devaient être des abbés
et des abbayes dont ils se disaient les vassaux, ils en devenaient quelquefois
les oppresseurs[30] ».
Un jour vint où même la suprématie de l'abbé se fit
sentir trop pesante au seigneur de Bourdeille. C'est que cette suprématie
tendait à dénaturer l'esprit de la convention initiale et à devenir, au point
de vue féodal, une puissance temporelle ou de droit commun. De là, conflit.
L'abbé[31] et les religieux de Brantôme, aux fins de la consécration de leurs
droits féodaux, firent assigner Bernard de Bourdeille devant le parlement, le
parlement de saint Louis, devenu celui de son fils Philippe-le-Hardi, dans
lequel figure encore notre Gérald de Maumont. La marche de ce procès paraît
avoir été compliquée et laborieuse. En désespoir de cause, Bernard de
Bourdeille excipa de l'incompétence du roi de France et se réclama de celle du
roi d'Angleterre[32]. L'abbaye persista à offrir au parlement français la preuve de sa
suzeraineté. Cette offre fut accueillie. C'était en 1273. L'enquête dut être
longue. Car le parlement ne statua sur elle qu'en 1279. Il est à remarquer que,
dans l'arrêt qu'il rendit, il ne fut nullement question de l'inféodation à
saint Sicaire. Il fut simplement jugé que Bernard de Bourdeille était le vassal
de l'abbé et du couvent de Brantôme[33]. Cet arrêt faisait ainsi dériver le
sens de l'hommage. C'est lui qui va devenir la pierre angulaire des prétentions
temporelles de l'abbaye.
G. Bussière.
(a suivre.)
[1] Voir le Bulletin. Tome VI, page 117 (1870). — Tome VII, page 53 ,1880). — Tome XVII, page 69 et page 219 (1890). — Tome XIX, page 112 et page 199 (1892).
[2] Elles sont
inscrites au catalogue sous les numéros 16. 17 et 18. Elles sont appelées Arazzi.
[3] Histoire de Raphaël et de ses ouvrages, par
Quatremère de Quincy. 1835. 3e édition, p. 283 et suivantes. — On sait
que Raphaël a donné aussi un Massacre des
innocents peint à l'huile, conçu et exécuté dans une toute
autre manière, que les cartons dont il est ici question.
[4] Le
Massacre des Innocents est divisé en trois tapisseries et non deux, comme dit Q. de
Quincy. Ces trois compositions ont été gravées en clair obscur par un artiste italien,
au monogramme MDB (1544). Elles ont été gravées aussi par Aug. Hirchvogel
(1545), par Séb. Vouillemont (1641), par Louis Sommeran (1779 et 1780), par
Landon. — Le
graveur anglais J. Richardson réussit à réunir une cinquantaine de fragments
des cartons originaux et en grava un à l'eau-forte.
[5] Gazette des Beaux-Arts, 2e série, t. XXV, page 272. — A. Dupré,
Notice sur quelques peintres blésois.
[6] Gazette des Beaux-Arts. série T. III, page l8. — Prud'hon, sa vie, ses œuvres, sa correspondance, par ch. Clément.
[7] Je dois à l'obligeance et à la
compétence de M. Marcel Poète, archiviste-paléographe attaché à la Bibliothèque
Sainte-Geneviève, cette vérification, qu'il a faite en confrontant la
photographie de M. Dubarry avec la gravure du Cabinet des Estampes.
[8] Ces bas-reliefs, à en juger par le
style de leurs encadrements, datent de Louis XIV.
[9] Œuvres complètes du chancelier d'Aguesseau. Nouvelle
édition, par M. Pardessus. (Paris, Fantin, 1819). Tomes VI el VII. Première et
seconde requêtes sur la mouvance de la seigneurie de Bourdeilles. — La
première édition des œuvres de d'Aguesseau (1769) se trouve à la bibliothèque
communale de Périgueux. Les deux requêtes y vont de la page 473 à la page
720 du tome VI. Mais Je me suis servi de l'édition de 1819.
[10] Le comte
Beugnot, institutions de saint Louis, pages 101-163. — Cité dans les Parlements de France, par Mérilhou, p. 37
(1863).
[11] Olim. T. II, page 361.
[12] Bulletin de la Société historique du Périgord, t. VII, p. 451
(1890). — Le récit
original, reproduit aussi par Marvaud et par Mary Lafon, est dans la Nova Bibliotheca du P. Labbe. (T. II, p. 322.
[13] Voir
Dessalles Histoire du Periqord. t. II,
pages 5 et suivantes). Le récit qu'il fait de ces événements est quelque peu
confuse, sans suite, mais rempli d'indications utiles.
[14] Cité par
d'Aguesseau (T. VI, p. 525-526), d'après les Archives de Pau.
[15] Archives
des Basses-Pyrénées, E. 608. — Voir le savant travail de M.
Clément-Simon sur la vicomté de
Limoges dans le compte-rendu du congrès scientifique tenu à
Périgueux en 1876, t. II.
[16] D'Aguesseau,
t. VI, page 570.
[17] Historiae Francorum
scriptores, opera ac studio Andreae du Chesuc
(1636), t. II, p. 28. — Le titre du manuscrit
de Loisel est : Annales
Rerum Francorum, quae a Pippino et Carolo magno regibus gestae sunt, ab anno post Christum natum DCCXII usque ad annum
DCCCXIV. Ex vetusto exemplari Ms. Antonii Loisolii, quod nunc in Biblioth.
illustris viri Francisci Thuani Jacobi-Augusti filii servatur. — On lit en tête de l'avertissement
qui précède cette dernière publication : Annales hi procul dubio
sunt iidem ipsi, quos plebeio et rustico sermone compositos Rhegino Prumensis
abbas ad annum DCCCXIV. Secutum se ait, atque ex parte ad latinam regulam correxisse...
[18] Germanicorum rerum
quatuor celebriores vetustioresque cbronographi quorum nomina sunt : Johannes
Turpinus Rhegino abbas Prumiensis diocesis Treviren, Sigebertus, Lambertus.
(Lutetiee. DCLXVI.) — Cbronicorum Reginonis de Origine gentis et regum
Francorum liber secundus. P. 27.
[19] Constitutum de monasteriis regni Francorum quae
Regi militiam, dona, vel solas orationes debent. Ex veteri codice monasterii
Sancti Egidii apud Septimanos. — Ann. 817. — Haec sunt quae nec dona, nec
militiam dare debent, sed solas orationes pro salute Imperatoris vel filiorum
ejus, et stabilitate Imperii. In AquitaniA : ….. Monasterium Brantosmurii (al. Brantosmense). — Mabillon. T. II, p, 438.
[20] Je ne m'attarde pas à rechercher
les origines de l'abbaye de Brantôme, non plus que celles du culte local de
saint Sicaire. Je signale toutefois la parenté qui paraît exister entre la
légende carolingienne de ce saint, telle qu'elle ressort du texte amplifié de
Réginon et des assertions du P. Dupuy (p. 193) et la légende de la réception
faite en Aquitaine par Pépin-le-Bref de la tête de saint Jean-Baptiste et du
corps de trois Innocents transportés miraculeusement d'Egypte et déposés par le
père de Charlemagne à Saint-Jean-d'Angély. Cette dernière légende est taxée de
mythe par les Acta
Sanctorum (t. XXV,
p. 648) et par d'autres écrivains religieux qui n'ont pas de peine à démontrer
que le Précurseur du Christ, dont la tête se trouvait à Constantinople, ne
pouvait être bicéphale (cum pro certo habeamus, inquit Guibertus, neque duos
Joannes fuisse neque unum ipsum fieri bicipitem). Le lieu de Saint-Jean-d'Angély n'en
fut pas moins honoré, au siècle suivant, de la pieuse visite de
l'arrière-petit-fils de Pépin-le-Bref, Pépin, roi d'Aquitaine, fils de
Louis-le-Débonnaire. Le royal visiteur y trouva-t-il les reliques en question?
Y furent-elles portées à ce moment? Toujours est-il que la Chronique du XIe
siècle, dite de
Maillezais, rapporte
que ce Pépin fit, par ordre de son père, le monastère de Saint-Jean-d'Angély,
dans lequel furent transférés le prétendu chef de saint Jean-Baptiste et trois
des saints Innocents. Elle résume ensuite la légende de leur translation
d'Egypte, d'après un antique manuscrit, et elle ajoute : « Le même roi »
(qui ne peut être Pépin-le-Bref, comme disent par erreur les Acta Sanctorum, mais Pépin d'Aquilaine)
construisit aussi le monastère de Saint-Cyprien, en face de Poitiers, le monastère de
Brantôme... »
Eliminons le merveilleux : il reste la fondation et le dépôt de reliques
quelconques. Adémar de Chabanais, qui a écrit avant le Chroniqueur de
Maillezais (vers 1020) et qui critique le premier la légende associée à la
fondation de Saint-Jean-d'Angély, tient pour exacte cette fondation attribuée à
Pépin d'Aquitaine. Il faut le croire lorsqu'il écrit que ledit Pépin fit ce
couvent par
ordre de son père, ainsi que celui de Saint-Cyprien de Poitiers, celui de Brantôme, etc. Voilà donc Saint-Jean-d'Angély
et Brantôme unis dans la même origine. C'est un point qui paraît établi. On
pourrait même aller jusqu'à celle conjecture que le fondateur, après avoir doté
Saint-Jean-d'Angély de la relique insigne, ayant encore à sa disposition les
corps des Innocents, en fit don pour partie à l'un des couvents qu'il édifia au
même temps, c'est-à-dire à Brantôme Je n'insiste pas. Quant à la date exacte de
l'établissement officiel de Brantôme , on doit la placer nécessairemment un peu
avant 817, date de la constitution d'Aix-la-Chapelle , dans laquelle l'abbaye
de Brantôme est mentionnée. Un groupe de religieux a pu toutefois être constaté
et recensé à Brantôme avant l'édification d'un asile faisant figure de
monastère. Mais, en somme, la fondation royale me parait de très peu antérieure
à 817. — Le Bollandiste, auteur de la notice de saint Sicaire, émet l'hypothèse
que l'enfant martyr est une simple victime des pratiques infanticides imputées
aux Juifs au moyen âge. (Acte Sanctorum. Edit. novissima. T. XIV, p. 187.)
[21] Mabillon. Annales Ordinis S. Benedicti.
(Paris, 1704). —
Lib. LXI. T. IV. P. 628. — Restructo monasterio, dedicata fuit ecclesia in
honorem sepulchri Domini, sancti Petri, sancti que Thomœ et sancti Sicarii ;
tributumque Brantosmensi abbatiae, cujus hactenus cella est, sed monachis
destituta, sub litulo sancti Petri de Clara-Valle seu do Claris-Vallibus. Litterae
hoc de re confectae variant in anno, quo haec instauratio facta est, aliis
annum MLX. aliis MLXII praeferentibus. — Voir aussi Gallia christiana, t. II, p. 1460.
[22] Geofroi, religieux de l'abbaye de
Saint-Martial de Limoges, prieur du Vigeois, fleurissoit vers la fin du XIIe
siècle. Il dit lui-même qu'il commença son histoire au temps du roi Robert, et
qu'il la dicta la troisième année du roi Philippe-Auguste, en 1183... Il noua
apprend lui-même que son père, Geofroi de Dreuil, était de Clermont, près
d'Excideuil... Son ouvrage serait excellent s'il y eut mis plus d'ordre. » —
Dom Bouquet, Historiens
de la France. Préfaces
du tome XI et du tome XII.
[23] Exules facti per orbem
vagi feruntur.
[24] La Chronique du Prieur du
Vigeois se trouve
en entier dans la compilation du P. Labbé (Paris, 1657, t. II) qui a pour titre
: Novae
Bibliothecae manuscript. librorum rerum Aquitanicarum praesertim Bituricensium
uberrima collectio. — Le récit du sac de Brantôme est à la page 334, § XI de la
partie. — Voici les quelques lignes qui précèdent la citation que je commente :
« Ilorum dies tribulationis, dum alii expugnarent Brivam, quarto kalendas
Martii, die Sabbati ante quinquagesimam, cum Dominus dicat : Orate, ne fiat fuga
vestra hieme vel Sabbato. In crastinum extitit Dominica qui cantatur ; Esto mihi. Monachi cum nec domum nec refugium
haberent, quando potius glebam corporis pretiosi martyris Sicarii, compulsi
sunt transferre apud castrum, quod dicitur Bordeille. Efficitur hospes, per
quem civis redditur sospes. »
[25] Ce bas-relief sera reproduit dans
la suite de ce travail.
[26] D’Agnesseau, tome VII (2e requête).
[27] D'Aguesseau, t. VI, p. 571 (1ere requête)
[28] D'Aguesseau, t. VI, p. 574 (1ere requête).
[29] D'Aguesseau, tome VI, p. 575.
[30] Ibid., p. 524.
[31] Nicolas, fils d'une Ramefort. Le
repaire de Ramefort, entre Brantôme et Bourdeille, était particulièrement
mouvant de l'abbaye, sans contestation, avec devoirs féodaux de droit commun.
Sous Nicolas, on mit en ordre le martyrologe. Il serait intéressant de
rechercher si l'interpolation dont j'ai parlé date de celte époque.
[32] Olim (anno Domini MCCLXXIII. — Bernardus, post
multa erramenta negavit dictum castrum esse de feodo eorumdem (abbatis et
conventus Brantolmensis) et, post negociacionem hujusmodi advoavit esse de
feodo regis Anglie, petens ad ipsius regis Anglie curiam super hoc se remitti....
Indicatum fuit quod
dictus Bernardus non haberet reditum quem petebat, sed admitterentur ad
probandum feodum suum abbas et conventus predicti. — Cet arrêt ne parait pas avoir passé sous les yeux de d'Aguesseau.