Source : Bulletin
SHAP, tome XXVII (1900), pp. 322-326.
HISTOIRE ET LÉGENDE :
FASTES ÉPISCOPAUX DU DIOCÈSE DE
PÉRIGUEUX ;
extraits d'un livre récent de M. l’abbé Duchesne.
Il nous a paru intéressant de détacher des Fastes épiscopaux de l’ancienne Gaule, dont
l'éminent directeur de l'Ecole française de Rome a publié récemment le tome
second[1], deux
passages contenant, l'un, la liste des onze premiers évêques du diocèse de
Périgueux, l'autre, une discussion critique de la légende de saint Front. Les
lecteurs du Bulletin, qu'intéresse
l'histoire ecclésiastique de notre province, trouveront, dans ces deux
extraits, quelques additions et corrections utiles aux renseignements fournis à
cet égard par la Gallia Christiana.
R. V.
LES ONZE PREMIERS ÉVÊQUES DE
PERIGUEUX.
1. Frontus. — Présenté par la tradition comme premier évêque.
Sur sa légende, voir plus bas.
2. Anianus. — Il n'est connu que par la moins ancienne des deux
légendes de saint Front, qui le représente comme le successeur et le premier
biographe du saint[2].
3. Paternus [3]. — Déposé
de l'épiscopat après le retour de saint Hilaire (360), comme partisan de
l'arianisme.
Pegasius. — Marqué dans un texte du Ve siècle
que cite Grégoire de Tours[4], comme un des plus dignes évêques de son
temps[5].
5. Chronopius. - Connu surtout par l'épitaphe
que lui composa Fortunat (iv, 8). On voit au quatrième distique que Chronopius
appartenait par son père et sa mère à l’ordo
sacerdotum. Il semble résulter de là que son père et son aïeul
maternel avaient été évêques avant lui, de Périgueux probablement. Il assista
aux conciles d'Agde (506) et d'Orléans (511 et 533). Une des lettres de Rurice
(II, 6) lui est adressée.
6. Sebaudis. — La vie de
saint Eparchius[6]
mentionne un évêque de ce nom, qui ne peut être qu'un évêque de Périgueux, à
propos d'un fait arrivé en 541 ou 542.
7. Carterius. — Figure en deux récits de Grégoire
de Tours, qui se rapportent, l'un à l'année 582, l'autre à l'année 585[7] . Cette
dernière année, il assista au concile de Mâcon.
8. Saffarius. — Prit
part, en 590, au concile provincial devant lequel fut portée l'affaire des
religieuses de Poitiers[8] .
9. Aggus [9]. —
Assista, en 614, au concile de Paris.
10. Austerius. — Mentionné, dans la vie de saint
Didier de Cahors (c. 15), comme contemporain de celui-ci, au temps, de sa
consécration (630).
11. Ermenomaris [10]. — Assista au concile de Bordeaux (673-5). » Au delà de
cet évêque il ne s'en rencontre plus que l'on puisse assigner à une date
antérieure au Xe siècle[11] ».
LA
LEGENDE DE SAINT
FRONT.
« Le plus
ancien témoignage que l'on ait sur saint Front est un passage de la vie de saint Géry de Cambrai, où l'on
décrit un miracle arrive pendant la visite de Géry ad sepulcrum b. Fronti confessoris. Ce tombeau se trouvait dans une
église[12]. La qualité d'évêque lui est
attribuée dans le martyrologe de Raban, qui dépend manifestement d'une
composition biographique antérieure. Adon en fait le premier évêque de
Périgueux, envoyé par saint Pierre avec un compagnon, le prêtre Georges, lequel
meurt en route, mais ressuscite au contact du bâton apostolique.
Quant aux biographies proprement
dites, nous n'en avons aucune, semble-t-il, qui remonte aussi haut que les
martyrologes. Celles qui nous sont parvenues combinent toujours la vie du saint
de Périgueux avec la légende de saint Fronton de Nitrie, relative à un
personnage tout différent. La plus ancienne de ces rédactions postérieures est
celle qu'Adémar dit avoir été attribuée à Gauzbert, chorévêque de Limoges, vers
le milieu du Xe siècle. Bosquet l'a publiée dans l'appendice[13] de son Histoire de
l'Eglise gallicane ; on la trouve dans un grand nombre de manuscrits. La seconde
dépend de la légende provençale de sainte Marthe ; elle ne peut donc être
antérieure au XIIIe siècle.
Voici ce que dit
la première :
Frontus naquit dans une famille chrétienne
du Périgord (terminis urbis Petrocoricae), en un lieu appelé Linicassius [14]. Il commença ses études et apprit les psaumes, puis,
renonçant au monde, il se fit clerc en compagnie de deux serviteurs. Son
changement de vie attira l'attention du praeses
Isquirinus, qui ne voulut pas le condamner à
mort, à cause de sa noblesse, mais lui ordonna de laisser croître ses cheveux.
Front préféra s'exiler et partit pour l'Egypte, où il se lia avec un solitaire
nommé Apollonius, dont la cellule était gardée par deux serpents. Après un
certain temps, il se transporta à Rome, où les démoniaques signalèrent sa
présence. Saint Pierre, informé de sa vertu, le força d'accepter l'épiscopat et
le renvoya à Périgueux, sa patrie, pour en être le premier évêque. Un prêtre nommé
Georges lui fut adjoint. Celui-ci étant mort le troisième jour du voyage, Front
revint à Rome, où saint Pierre lui remit son bâton dont il se servit pour ressusciter le défunt. Ce
prodige détermina beaucoup de conversions dans l'endroit où Georges avait été
enterré. Sur ces néophytes, Front préleva soixante-dix collaborateurs avec
lesquels il se présenta à Périgueux. En entrant dans la ville, il jugea
opportun de les édifier par le récit d'une histoire arrivée récemment in
Cappadonia (en Cappadoce ?) :
« Il y avait un vieillard, consacré à Dieu depuis son enfance,
ordonné évêque par saint Pierre[15]. Il réunit
soixante-dix moines dans la cité de Périgueux où il avait reçu le jour. Avec
leur aide, il opéra beaucoup de conversions, mais le praeses
Isquirinus s'acharnait contre lui et faisait mourir tous ses
néophytes. Fatigués de cette opposition, le saint et ses disciples se
réfugièrent au désert en un endroit appelé Nioialus sur la Dordogne, infesté de
serpents dont saint Front eut aisément raison. A la longue, les disciples ne
trouvant rien à manger, se mirent à murmurer. Le saint les exhortait à la
patience et priait Dieu. Il fut exaucé. Un ange apparut par trois fois au
préfet Isquirinus et lui reprocha de vivre largement pendant que les saints
mouraient de faim au désert. Il lui fallait pourvoir à leur subsistance. Les
instances de l'ange étaient appuyées de corrections matérielles : Isquirinus
s'exécuta. Comme il était propriétaire de chameaux, il en désigna soixante-dix
qui furent chargés de provisions. Mais où les envoyer ? L'ange n'avait
indiqué aucun endroit. Les chameaux furent abandonnés à eux-mêmes. Ils
trouvèrent le bon chemin. Saint Front et ses moines, une fois ravitaillés,
renvoyèrent les animaux à leur maître, lequel ne manqua pas de se convertir. Il
reçut le baptême des mains de saint Front, qui lui donna le nom de Georges ».
Ici s'arrête l'histoire racontée par saint Front et celle de saint Front
lui-même. Elles sont cousues, il faut le reconnaître, avec bien peu d'art. Si
cette pièce est vraiment du chorévêque Gauzbert et qu'il l'ait rédigée aux
frais des gens de Périgueux, ceux-ci n'en ont pas eu pour leur argent.
C'est à l'adaptation d'une vieille légende égyptienne[16] que nous
devons l'apparition étrange[17] d'une
caravane de chameaux sur les bords de la Dordogne. Toute cette histoire de
moines mourant de faim au désert et ravitaillés par un riche que les anges
préviennent et dont les aumônes sont confiées à soixante-dix chameaux, se
racontait depuis longtemps d'un saint Fronton (Frontonius),
à qui cette aventure serait arrivée, dans le désert de Nitrie, sous
l'empereur Antonin. Ce Fronton, bien entendu, n'a rien à voir avec le Périgord.
La légende primitive n'en fait pas un évêque.
Rien ne prouve
que cette contamination des deux légendes soit antérieure à Gauzbert. Il n'y en a pas trace dans Adon ni clans Raban, lesquels
connaissent et distinguent saint Front de Périgueux et saint Fronton de Nitrie[18]. On pourrait donc considérer ces
deux martyrologistes comme représentant à eux deux la plus ancienne rédaction
de la vie de saint Front. Cependant leurs indications, sans être absolument
contradictoires, sont assez divergentes pour qu'on se demande si elles
proviennent d'un même récit. D'après Raban, saint Front est né à Linicassius, dans le diocèse de Périgueux. Il vit au milieu des moines,
opère beaucoup de miracles et de conversions et meurt, en paix. Il est honoré
comme évêque et confesseur ; rien n'indique qu'il ait été fondateur d'église.
Adon, lui, ne parle pas du lieu de sa naissance ; il le fait ordonner à Rome
par saint Pierre, qui l'envoie prêcher l'évangile, accompagné d'un prêtre nommé
Georges. Suit l'histoire de la résurrection de celui-ci. Saint Front vient
alors à Périgueux, y fait beaucoup de conversions et de miracles. Il n'est pas
question de son séjour parmi les moines.
» Dans la
légende la plus récente[19], saint Front est de la tribu de Juda, en même temps que de
Lycaonie (transformation de Linicassius). Il est converti directement par
Jésus-Christ, baptisé par saint Pierre, inscrit au nombre des soixante-douze
disciples, dont il exerce tous les pouvoirs. 'Suivant l'usage, il assiste à la
dernière Cène, à la Passion, à la Résurrection, à l'Ascension, et reçoit le
Saint-Esprit avec les apôtres. Il s'attache ensuite à saint Pierre qui l'envoie
de Rome avec saint Georges. Ici, ils sont déjà évêques l'un et l'autre, et
Georges est destiné à la cité des Vellaves. La suite du récit représente une
quantité de broderies sur le texte antérieur. Nous n'avons pas à nous y arrêter. A la fin on dit que l'histoire de saint
Front a été écrite par Anianus et Chronopius, ses successeurs, et que l'évêque Sebaldus y ajouta
beaucoup. Chronopius et Sebaudis sont du VIe
siècle. Ils ont
écrit quelque chose sur le fondateur de l'église de Férigueux, il ne parait pas
que leur œuvre se soit conservée ».
[1] Fastes épiscopaux de
l'ancienne Gaule, tome II, L'Aquitaine et les
Lyonnaises, par l'abbé L. Duchesne, membre de l'Institut. Paris,
Fontemoing, 1899, in-8°; pp. 87-88 et 130-134.
[2] C'est un bien faible témoignage.
Cependant, comme les deux autres biographes (prétendus) que l'on nomme avec
lui, Chronopius et Sebaldus, ont été réellement évêques de Périgueux, il ne
semble pas que l'on doive l'éliminer.
[3] Paternus etiam a
Petrocoriis... recors nec detrectans perfidiam profiteri, sacerdotio pulsus. Sulpice
Sév., Chron., 45.
[4] Hist. Franc, II, 13.
[5] L'église de Périgueux figure
parmi celles dont Sidoine Apollinaire constate le veuvage au temps du roi Euric
(Ep. VII, 6).
[6] Acta SS., iulii, t. I (1er
juillet), p. 100. On ne peut songer au siège de Saintes,
occupé alors par Eusèbe.
[7] Hist. Franc, VI, 22;
VII, 26.
[8] Id., IX, 41.
[9] Manque à la Gall. Christ
[10] Manque à la Gall. Christ.
[11] Un document de l'année 1570
(Labbe, Bibl. nova mss., t. II, p.
237) mentionne quatre portraits d'évêques antérieurs à Frotaire (976) ; on
voyait leurs images avec celles de leurs successeurs dans la chapelle
Saint-Antoine, « près de l'autel de sainte Catherine ». Ces portraits étaient
accompagnés de noms, dont deux seulement pouvaient être déchiffrés, Bertrandus et Raimundus. Rien ne
prouve que ces évêques n'aient pas siégé au Xe siècle. – Un Ainardus est mentionné dans la chronique de Maillezais comme
contemporain de Serge II (844-847) ; mais cette chronique est loin d'être un
document sûr. On le trouve aussi dans une charte suspecte (Bouquet, t. VIII, p.
502), qui réclame l'an IX de Charles le Chauve.
[12] Anal. Boll., t. VII, p. 394.
[13] Eccl. Gallicans: histor., app., p. 5. Le P. van
Heclce (Acta SS., oct., t. XI, p. 395), a refusé de la
publier, sous prétexte qu'elle fut désapprouvée au concile de Limoges. En
revanche, il a donné l'autre, beaucoup plus fabuleuse. L'étude consacrée à
saint Front par ce bollandiste est dépourvue de toute valeur.
[14] Peut-être Lanquais, canton de
Lalinde, arrondissement de Bergerac.
[15] A beatissimo Petro urbis Romae ordinatus episcopus.
[16] Rosweyde, Vitae PP., I ; Migne, P. L., t. LXXIII, p. 437.
[17] Voir cependant Grégoire de Tours, Hist. Franc., VII, 35.
[18] Raban marque saint Front de
Périgueux au 1er octobre au lieu du 25. L'autre saint est au 14 avril.