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Source : Bulletin SHAP, tome XXX (1903) pp. 61-68.

 

UNE CHANSON D'AMOUR COMPOSEE AU XIIe SIECLE PAR BERTRAND DE BORN

 

 

La Revista musicale Italiana a publié récemment, avec la signature du professeur Antonio Restori, une excellente étude sur l'Art musical des troubadours. L'auteur a découvert, dans les bibliothèques du Vatican, de Paris, de Montpellier, etc… d'assez nombreuses mélodies composées par les poètes du moyen âge ; il a su faire jaillir de la comparaison des manuscrits des conclusions fort intéressantes.

Son article ne cite aucun air composé par Bertrand de Born ; mais en allant chercher aux sources indiquées par le savant professeur italien, nous n'avons pas eu grand'peine à trouver la gracieuse mélodie dont nous donnons la photographie ; elle est dans le manuscrit 22.543 de la Bibliothèque nationale, au folio 6, col. IV.

C'est jusqu'ici le seul air musical connu de notre illustre troubadour; il ne suffit évidemment pas â nous renseigner sur le talent d'harmonie que pouvait avoir Bertrand de Born ; mais d'autres découvertes pourront être faites, qui fortifieront notre jugement à cet égard.

M. le baron de La Tombelle, qui a bien voulu transcrire pour nous cet air musical, nous en a fait la description suivante :

Le manuscrit remonte au XIIIe siècle ; il est en très bon état et très facile à lire. La notation, qui est assez claire, est écrite sur portée de quatre lignes en rouge, avec clef d'ut, troisième ligne supérieure.

A la dernière ligne, on peut constater sur les notes des traces de grattage, et la clef semble affecter la quatrième ligne au lieu de la troisième. Ce changement a dû être fait pour éviter d'avoir à gratter toute la dernière ligne du chant.

En tenant compte de cette transposition, la mélodie devient tout entière du huitième mode bien caractérisé ; tandis qu'en suivant l'indication totale de la clef d'ut troisième ligne, la mélodie terminerait dans une tonalité empruntée au troisième mode, ce qui serait tellement bizarre qu'il semble préférable de s'en tenir à la première interprétation.

Le texte contient des abréviations qui me gênent beaucoup, vu que j'ignore complètement cette langue, qui n'est ni du latin, ni du français, ni du patois.

Cette langue est la Langue limousine, que Dante appelait la langue des palais et des cours ; et ce texte, avec ses jolies lettres ornées, nous donne le chant d'amour Rassa tan creis, composé par Bertrand de Born, vers 1180.

Le troubadour s'adresse au comte de Bretagne, Geoffroy Plantagenest, frère de Richard Cœur de Lion ; il le désigne presque toujours dans ses sirventes sous le nom de Rassa. La dame dont Bertrand de Born dépeint toutes les brillantes qualités est Maheut de Turenne, femme de Guillaume, seigneur de Montignac, frère d'Elie V, comte de Perigord.

Maheut était l'une des trois sœurs de Raymond III, vicomte de Turenne. L'ainée, Marie, avait épousé Eble V, vicomte de Ventadour, dont Gaucelin Faydit a souvent célébré la beauté dans des vers admirables.

La plus jeune, Alix, chantée par Raymond Jordan, vicomte de Saint-Antonin, devint, en secondes noces, femme de Bernard de Cazenac[1], seigneur de Montfort[2], l'un des plus farouches partisans de l'hérésie albigeoise[3]. Les chroniques du temps ont raconté les supplices atroces, infligés par ces châtelains aux Sarladais restés fidèles à la religion catholique. Simon de Montfort fit expier à Bernard de Cazenac ses cruautés épouvantables, en le dépouillant de sa châtellenie de Montfort, pour la donner aux vicomtes de Turenne qui l'ont conservée jusqu'au XVIIIe siècle[4].

Le Bulletin a déjà publié, dans le tome XXII, le chant d'amour Rassa tan creis avec sa traduction littérale. Pour accompagner l'excellente harmonisation, composée par le baron de La Tombelle, sur l'air musical de Bertrand de Born, nous donnons aujourd'hui une nouvelle traduction en vers.

Notre poésie n'est évidemment pas digne de l'œuvre écrite par notre savant confrère; mais nous implorons toute l'indulgence de nos lectrices, en leur faisant observer que nous avons eu la difficile obligation de respecter les rimes monotones du texte roman.

Pour laisser à la mélodie tout son caractère original, il ne faut pas oublier qu'au XIIe siècle la musique était encore imprégnée des souvenirs du chant grégorien ; par suite il sera bon de chanter ou de déclamer avec une certaine lenteur, en laissant suivre l'air musical.

On pourra de la sorte obtenir une idée fort exacte de la manière dont les jongleurs répandaient les chants de guerre ou d'amour que les troubadours leur confiaient.

R. de Boysson.

 

RASSA TAN CREIS

CHANT D'AMOUR COMPOSÉ PAR BERTRAND DE BORN VERS 1180 ET TRANSCRIT PAR M. LE BARON DE LA TOMBELLE.

2e Couplet

Rassa, Domna es frescha e fina ;

Coinda e gaia e meschina ;

Pel saur ab color de robina ;

Blancha pel corps corn flors d'espina,

Coude mol ab dura tetina,

E sembla conil de l'eschina.

A la flua frescha color,

Al bo pretz e a la lauzor,

Leu podon triar la melhor

Cil que se fan conoissedor ;

De mi ves qual part eu ador !

Rassa, ma dame est fraîche et fine,

Belle, gaie, éclatante de jeunesse ;

Si chevelure est blonde, avec des reflets de rubis ;

Sa peau est blanche comme la fleur d'aubépine;

Son cou est souple, sa gorge ferme,

Et son épaule douce comme la peau du reunrd.

Pour sa fine et fraîche couleur,

Pour sa réputation et sa bonne renommée,

Ils peuvent la citer comme la meilleure

Ceux qui se posent en connaisseurs.

Tu vois où j'ai placé mon amour!

3e Couplet

Rassa, als rics es orgolhosa

E fai gran sen a lei de tosa,

Que no vol Peiteus, ni Tolosa

Ni Bretanha, ni Saragosa

Anz es de pretz tant envejosa

Qu'als pros paubres es amorosa

Pois m'a pres per chastiador,

Prech li que lenha char s'amor

E arn mais un pro vavassor

Qu'un comte o duc galiador,

Que la tengués a desonor.

Rassa, devant les riches elle est orgueilleuse,

Elle se tient auprès d'eux comme une jeune fille.

Qui ne veut ni Poitiers, ni Toulouse,

Ni Bretagne, ni Saragosse[5] ;

Mais elle estime tant la bravoure,

Qu'elle donne son cœur aux chevaliers sans fortune.

Puisqu'elle m'a pris pour son conseiller,

Je lui promets de garder fidèlement son amour ;

Elle préfère un loyal vavasseur

Au comte et au duc railleurs,

Qui ne se soucient pas de sa réputation.

4e Couplet

Rassa, rics om que re no dona,

Ni acolh, ni met, ni ne sona.

E qui senes tort ochaisona

E qui mercelh quer no perdona,

M'enoja, e tota persona

Que servizi no guizerdona ;

E li ric ome chassador

N'enojan, elh buzatador;

Gaban de volada d'austor,

Ni jamais d'armas ni d'amor

No parlaran mot entre lor

Rassa, le riche qui ne donne rien,

Qui ne sait pas recevoir, dépenser et payer,

Qui se met en guerre sans juste cause

Et ne fait pas grâce à qui demande merci,

Celui-là me déplaît comme toute personne

Qui ne récompense pas les services rendus;

Le riche chasseur me déplaît aussi

Comme celui qui lance le busard ;

Ils se vantent de volées d'autour,   .

Et jamais ils ne parlent entr'eux

De batailles ou d'amour.

 

5e Couplet

Rassa, aissous prec que vos plassa :

Ric om que de guerra nos lassa,

Ni no s'en recré per menassa,

Tro qu'om se laois que mal nolh fassa;

Val mais que ribiera ni chassa,

Que bopretz n'acolh e n'abrassa.

Mauris ab n'Aigar son senhor

Ac guerra ab pretz valedor :

El vescoms defenda s'onor,

El coms deman lalh per vigor,

E vejan la d'els al Pascor.

Rassa, voici celui qui doit vous plaire:

C'est le riche seiSneur que la guerre ne faligue pas

Et qui ne recule jamais devant une menace

Ou jusqu'à ce qu'on ait cessé de lui nuire;

Celui-là vaut mieux que le chasseur d'oiseaux ou de bêtes

Qui ne sait gagner ni bonne réputation, ni provinces.

Maurin fit la guerre à son seigneur Aigar

Et conquit une grande renommée de vaillance.

Le vicomte a défendu son honneur

Que le comte voulait lui ravir par la force,

Et nous le verrons à Pâques couvert de gloire[6].

 

RASSA TAN CREIS

COMPOSÉ PAR BERTRAND DE BORN EN 1180

HARMONISATION PAR LE BARON DE LA TOMBELLE TRADUCTION PAR R. DE BOYSSON (1902)

 

RASSA TAN CREIS

Premier Couplet

3e Couplet

Rassa, ta sais la renommée

Que, dans l'Aquitaine charmée,

Garde ma Dame tant aimée ;

Sa bienveillance est acclamée,

Sa fidélité proclamée

Par la noble et brillante armée

Des plus magnifiques seigneurs.

Tous ambitionnent ses faveurs ;

Elle repousse leurs honneurs.

Celle qui gagne ainsi les cœurs

Ne veut pas deux adorateurs.

Rassa, telle une enfant peureuse,

Ma Dame, toujours orgueilleuse,

De Poitiers[7] n'est pas désireuse ;

Pour Toulouse[8] elle est dédaigneuse ;

Pour les preux elle est généreuse;

De bravoure elle est amoureuse.

Celle dont je suis serviteur

Aimerait mieux donner son cœur

Au pauvre et loyal vavasseur,

Qu'au duc ou qu'au prince railleur

Qui ferait fi de son honneur.

2e Couplet

4e Couplet

Rassa, ma Dame est fraîche et fine,

Blanche comme fleur d'aubépine;

Son col est doux comme l'échine[9]

Du renard, et sa fière mine,

Qu'un regard brillant illumine,

Nous fait songer à l'églantine.

Pour son lignage et sa douceur,

Pour sa grâce et sa belle humeur,

Pour son sourire séducteur,

Nul ne connut rien de meilleur.

Tu vois où j'ai placé mon cœur !

Rassa, le riche, s'il ne donne,

S'il ne tient table ouverte et bonne,

S'il n'est généreux pour personne,

Si les services ne guerdonne,

Si pour cause injuste il ordonne

La guerre, et jamais ne pardonne

A l'ennemi dans le malheur,

A lui soient honte et déshonneur !!

Honte encore au riche chasseur

Qui bannit, pareil au voleur,

La guerre et l'amour de son cœur.

 

5e Couplet

Rassa, celui qui doit nous plaire

Est le seigneur qui, sans colère,

Mène au champ clos son adversaire,

Et qui, toujours preux et sincère,

Sans jeter les yeux en arrière,

S'empresse de unir la guerre

Dès que son gonfanon vainqueur

A fait acclamer sa valeur. —

Tel Maurin qui, par sa vigueur.

Triompha d'Aygar son seigneur,

Et conquit la gloire et l'honneur.



[1] Commune de Baynac (Dordogne).

[2] id.       de Vitrac       id.

[3] Il est bien entendu que nous ne cautionnons nullement le parti-pris « croisé » de l’auteur de cet article (note C.R.).

[4] Bulletin de la Soc. Arch. du Périgord, tome XXVII.

[5] Ni le comte de Tuiliers, ni le comte de Toulouse, ni le comte de Bretagne, ni  le roi d'Aragon, dont Saragosse était la capitale.

[6] Allusion à une coalition dans laquelle le vicomte de Limoges luttait contre le comte de Poitiers.

[7] Richard Cœur de Lion, qui était comte de Poitiers.

[8] Raymond V, qui était comte de Toulouse.

[9] Le texte roman porte : «  E sembla conil de l'eschina ».

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