Source : Bulletin SHAP, tome XLVII (1920) pp. 79-84.
LA BASTIDE DU PIC (PUOCH
DE PICO) DANS LE
CANTON DE BEAUMONT
De tout
temps, le roi d'Angleterre s'était préoccupé de s'établir fortement sur la
frontière nord de ses possessions en Guyenne, notamment sur les plateaux, très
boisés alors, qui s'élevaient entre le haut Dropt et la Dordogne. C'est pour
répondre à ces préoccupations que ses officiers construisirent successivement
les bastides de Beaumont, de Montpazier et de
Molières, trois positions défensives qui, en se soutenant mutuellement,
rendaient bien difficile le passage, sur ce point, d'une troupe armée venant du
nord.
A l'ouest de
Beaumont, du côté du vaste territoire qui appartenait à Marguerite de Turenne,
seigneur de Bergerac, la frontière était absolument dégarnie. Il était prudent
d'établir là aussi un système défensif et les officiers royaux rêvaient d'y
bâtir quelque nouvelle place forte, quand, justement, le 7 mars 1273, deux
frères, Pierre et Amanieu de Machinon,
par acte passé à Beaumont chez Hugo de Agia, notaire
public, firent don au roi Edouard d'une colline appelée le Puoch de Pico, sous la condition qu'il y fonderait une bastide.
Cet acte, qui se
trouve dans les Recogniciones feodorum in Aquitania sous le n° 234 et qui a été transcrit par Charles Bémont (1), est rédigé partie en latin partie en gascon. Je
le reproduirai ici in extenso, en plaçant en regard du texte original, une
traduction française que j'ai faite aussi littérale que possible.
Donatio facta regi de podio
de Pico per P. et Amanieu de Machinon,
fratres.
Notum sit omnibus presentibus pariter et futuris que P. de Machinon et N'Amaneus de Machinon, fraires, no forsat, no destrech, no decebut, mas de lor bona, pura e agradable voluntat e acort, de lor drech, an dat,
autreiat, doneren i autreiren, en non e en titol de perfitha e de no revocabla donacio, perpetualmen, per lor e per tots lor hereters e per tots lor successors,
al honorat e al noble senhor
N'Adoard, per la gracia de Deu
reis d'Angl., senhor d'Irlanda,
duc de Guayna, e a tôt son heret,
es so assaber lo puoch apelat
vulgarment le puoch de
Pico, del diocèse de Perigort,
peusatz en la paroquia de
S. Savi, entre lo riu del Drot
d'una part, e entre la frontat
d'autra, per far bastida e poblacio ; se es assaber, tan quan mestier ne serra, a far
la bastida e la poblacio,
que lodith senhor reis fassa vila al dith
puoch e desuiro, e aia e uze plainer senhoria perpetualmen, el e ses heretz,
reis d'Anglaterra, o si successors.
Tamen lidith P. e N' Amanieus de
Machino retengren a lor i a
lor heret, II ayrials al dit puoch, el loc o mais volien en luoc covenable, delivres e quits de tot so e de tot
son servesi ; mays ly avandith donador
recebent e prenent a fieus de luoctenen domini regis predicti
I arial al dith puoch per far forn ; e d'aco son tengut de redre cada an II sol de ces a la festa
de Totzsans, e II sol d'acaptes,
senhor mudan ; e promeiro e obligueiro ly avandih donador
lor e totz lor bes mobles
e immobles, par far bona e ferma guerentia de l’avantdith puoch e de ses apertenences, de lor mes e de lor heret e de totas personas que alcuna causa i demendessan.
Es, enaissi cura es dith, li avandith P. et N'Amaneus de Machinon desuestiren lor en la ma del senhor Hyzarn
de Balenx, cavalier, en nom de se e d'en Aymeric de
Biron, donzel, delqual li avandith donador reconegre e confessero se tenier a feus per non de la castalania
de Monferran l'avandith puoch; pouseren en corporal
possession, vel quasi, l'amat
(2) en Crist, lo senhor B. Reuelho, capella de Barbas, en non e en persona del avandith noble rei d'Anglaterra, del dith puoch
e de sas apertenanssas, aissi
cum desobre es dith; e l'avandith senhor Hyzarn, per se e per lodith
Aymeric, de part senhoria, li ad e tene aquesta donacio
(fol. 130) per bona i acceptable, e la autreiat, e la lauet, e la aproet per bona, e la hat ferma ; e vol que l'avandith reys haia e uze
alta e bassa senhoria en dith luoc e en sas apertenensas.
Aisso fo aissi acordat
e fath VII dies, a l'intran
del mes de marchz. Test : lo comandaire de Nausanas, dominus Bertrans de Mons, cavalieus,
Vidal de Migranh, prebost
de Belmon, magister P. de Morlas,
H. capellas de Santa-Crotz,
maiestre Hel. Rotbert, et
ego Hugo de Agia, communis notarius Bellimontis, qui hanc cartam scripsi,
anno Domini M° CC° LXX° tercio. Regnante domino Edwardo, illustri rege Anglie, Helia,
Petragoricensi episcopo (3).
Tali signo signavi ./.
Traduction
Donation faite au Roi du puy de Pico par P. et Amanieu de Machinon frères.
Qu'il soit connu de tous présents et également à venir, que
P. de Machinon et Amanieu
de Machinon frères, sans être forcés, ni contraints,
ni trompés, mais de leur bonne, pure et agréable volonté et accord, et dans
leur droit, ont donné et octroyé, donnèrent et octroyèrent, en nom et titre de
parfaite et irrévocable donation, perpétuellement, pour eux et pour tous leurs
héritiers et successeurs, à l'honorable et noble seigneur Edouard, par la grâce
de Dieu roi d'Angleterre, seigneur d'Irlande, duc de Guyenne, et à tous ses
héritiers, c'est à savoir le puy vulgairement appelé le puy de Pico, au diocèse
de Périgueux, situé en la paroisse de Sainte-Sabine,
entre la rivière du Dropt d'une part, et la frontière d'autre part, pour y
faire une bastide et peuplement ; c'est à savoir, tant que besoin sera, à faire
la bastide et le peuplement, que ledit seigneur Roi fasse une ville audit puy
et aux environs et possède et jouisse entièrement de la seigneurie perpétuelle,
lui et ses héritiers rois d'Angleterre ou ses successeurs.
Cependant lesdits P. et Amanieu de Machinon retinrent pour eux et leurs héritiers deux eyriaux (4) audit puy, au lieu ou endroit qui leur semble
convenable, délivrés et quittes de tout et de tout son service ; mais les avantdits donateurs reçoivent et prennent à fief de
lieutenant dudit seigneur Roi un eyrial audit puy
pour faire un four : et, pour cela, sont tenus de rendre chaque année deux sols
de cens à la fête de la Toussaint, et deux sols d'acapte
à changement de seigneur ; et lesdits donateurs promirent et obligèrent eux et
leurs biens, meubles et immeubles, pour faire bonne et ferme garantie de l'avantdit puy et de ses appartenances, de leurs mandataires
et de leurs héritiers et de toute personne qui ne puissent demander aucune
chose.
De cela, comme il est dit, les avantdiths
P. et Amanieu de Machinon se
dévêtirent en la main du seigneur Hyzarn de Balens, chevalier, en son nom et en celui d'Aymeric de
Biron, damoiseau, desquels les avantsdiths donateurs
reconnaissent et confessent qu'ils tiennent à fief, au nom de la châtellenie de
Montferrand, l'avantdith puy ; ils mirent en
possession corporelle, pour ainsi dire, la main sur le Christ, le seigneur B. Reuelho, chapelain de Barbas, au nom et en personne de l'avantdit noble roi d'Angleterre, dudit puy et de ses
appartenances, ainsi comme dessus est dit; et l'avantdit
Hyzarn, pour lui et pour ledit Aymeric, comme part
seigneuriale, a et tient cette donation pour bonne et acceptable, et l'a
octroyée, et la possède et l'approuve pour bonne et ferme ; et veut que l'avant
dit Roi use de la haute et basse justice dudit lieu et de ses appartenances.
Et cela fut fait et accordé le VIIe jour du mois de mars,
témoins : le commandeur de Naussannes, Mr. Bertrand
de Mons, chevalier, Vidal de Migranh, prévôt de
Beaumont, maître P. de Morlas, H. chapelain de
Sainte-Croix, maître El. Robert, et moi Hugo de Agia,
notaire public de Beaumont, qui écrivis cette charte
l'année du Seigneur 1273 régnant Edouard roi d'Angleterre, Hélie, évêque de
Périgueux. Et j'ai signé de mon seing ./.
Le Puoch de Pico doit évidemment être identifié avec le Pic,
qui fut longtemps une paroisse et qui n'est plus aujourd'hui qu'un village de
la commune de Naussannes dans le canton de Beaumont.
Déjà en 1033, dans une bulle d'Eugène III (Gallia Christiana), cette localité est indiquée sous le
nom de Sanctus Sulpitius de Pico; et en 1273 (Collect. Gagnaire, vol. II), nous
trouvons l'appellation de Podium de Pico. On pourrait objecter peut-être que le
Puoch de Pico était situé dans la commune de
Ste-Sabine, tandis que le Pic appartient à la commune de Naussannes.
Mais cette objection est sans valeur : la paroisse du Pic a été pendant
longtemps une annexe de l'ancienne paroisse du Bel, laquelle elle-même était,
au même titre que l'ancienne paroisse de St-Germain, une annexe de Ste-Sabine.
Du reste, le Pic n'est séparé de Ste-Sabine que par une distance de cinq ou six
kilomètres. Qu'advint-il de cette bastide du Pic? Nous l'ignorons entièrement.
Et, en effet, nous n'en trouvons plus aucune mention dans les documents
ultérieurs. Il est très probable que, comme beaucoup d'autres qui avaient été
projetées, elle ne fut jamais construite. En tous cas, nous n'en voyons aucun
vestige sur le coteau du Pic ou dans les environs. L'église même de l'ancienne
paroisse, avec son cimetière, a entièrement disparu. Il n'en reste plus
aujourd'hui que le souvenir et l'emplacement.
A propos de la
bastide projetée au Puoch de Pico, L. Dessalles, dans son Histoire
du Périgord (t. II,
p. 29) écrit que « le terrain cédé ne parut sans doute pas bien choisi » et que
« l'entreprise fut ajournée »; et, ajoute-t-il, « Pierre de Gontaud
(seigneur de Biron) s'empara du puy du Pic et en jouit jusqu'en 1289, que le
roi Edouard ordonna de restituer à Pierre de Maumont».
Il existe, en effet, dans les Rôles
Gascons (t. II,
n° 1643) une lettre d'Edouard, en date de 1289, dans laquelle il demande à son sénéchal en Périgord de restituer au donateur un
emplacement qui lui avait été offert pour fonder une bastide. Mais il s'agit
dans cette lettre, non du Puoch de Pico, mais d'une
autre colline appelée Puypito, laquelle se trouvait
située, d'après la lettre elle-même, entre la bastide de Montpazier
et Rives près Villereal et avait été offerte au roi
d'Angleterre par un certain Petrus de Magno Monte (5),
chevalier, et non par les frères Pierre et Amanieu de
Machinon. L'auteur de l’Histoire du Périgord me paraît donc avoir confondu le Puoch de Pico avec le Puypito,
deux collines qui sont séparées l'une de l'autre par plus de 10 kilomètres. Le Puoch de Pico, comme nous l'avons vu plus haut, est
représenté aujourd'hui par le village du Pic, dans la commune de Naussannes. Quant au Puypito, il
faudrait l'identifier, d'après Bémont avec Puybeton dans la
commune de Nojals, d'après Vigié avec Pebeton
que l’on voit, sur la carte d'Etat-Major, un peu au
nord du Rayet, entre cette localité et Malbos. Je me
range sans hésiter à cette dernière opinion ; Pebeton,
en effet, se trouve situé, comme le veut la lettre des Rôles Gascons, entre Montpazier et Rives, tandis
que Puybeton est au nord de Rives et au nord-ouest de
Montpazier, relativement très éloigné de ces deux
localités.
A la suite de L.
Dessalles, Curie-Seimbres (6) confond lui aussi les deux collines de Puypito
et de Puy de Pico ; mais il aggrave son erreur en écrivant que
c'est sur cette dernière que fut construite la bastide de Montpazier.
Nous savons que cette dernière bastide se trouve à 16 ou 17 kilomètres du Pic et nous savons aussi qu'elle fut bâtie
sur un plateau, dit Mons Passerius (Mont Passager, Montpassier, Montpazier), situé
tout à côté du Dropt, au nord-est de Biron.
Docteur L. Testut.
(1)
Charles
Bémont. Recueils
d'actes relatifs à l'administration des rois d'Angleterre en Guyenne au un' siècle, etc. 1914.
(2)
L'amat, pour
la mat (la main).
(3)
Il
s'agit d'Elie, évêque de Périgueux depuis 1269 (voy. Gallia Christiana, t. ii, col. 1476).
(4)
Le
mont eyriaux (pluriel de
eyrial) doit être pris dans le sens
de emplacements, probablement,
pour y bâtir des maisons. On pourrait encore peut-être l'interpréter comme une
unité de mesure pour les surfaces agraires.
(5)
Je
me demande pourquoi on a traduit Petrus de Magno
Monte par Pierre de Maumont. Je préférerais de
beaucoup la traduction littérale Pierre de Grand Mont, dont on a fait Pierre de
Grammont.
(6)
Curie-Seimbres,
Essai sur les villes fondées dans le
sud-ouest de la France aux XIIIe et XIVe siècles, sous le nom générique de
bastides, Toulouse, 1880.