Source : Bulletin SHAP, tome L (1923) pp.
140-146.
LE MEURTRE D'ARNAUD DE STAPONE ABBE DE SARLAT (1373-1280)
« L'an
1273, en la .dédicace de son église, l'abbé de Sarlat lisait la douzième leçon
quand une flèche, tirée par ses moines, l'atteignit mortellement. On dit que la
main des impies ne fut pas étrangère à ce crime, qui amena l'arrestation de
plusieurs moines ».
Ainsi
brièvement rapporté par la Grande Chronique de Limoges[1], l'assassinat d'Arnaud de Stapone, abbé de Sarlat, pourrait
passer pour un simple, fait-divers du temps de Philippe-le-Hardi. Il faut y
voir, en réalité, l'épisode le plus tragique d'une période d'indiscipline et de
discorde qui, durant le XIIIe siècle, affaiblit et discrédita la
riche abbaye sarladaise.
Ces « querelles de
moines » et ces compétitions d'abbés, d'ailleurs fréquentes dans l'église
régulière du XIIIe siècle, où la piété et la moralité se relâchèrent
d'une manière inquiétante, ont été, pour l'abbaye de Sarlat, racontées dans le
détail[2]. On a également
remarqué qu'elles coïncidèrent avec le temps où les habitants de Sarlat, depuis
peu organisés en consulat, s'efforçaient de maintenir et d'accroître au
détriment de l'abbaye leurs libertés municipales. A un certain point de vue, on
peut considérer la longue rivalité des trois abbés Bernard, Hélie Magnanat et
Géraud d'Aubusson (1250-1260), comme la continuation, dans l'enceinte même du
monastère, des rivalités suscitées chez les principales familles bourgeoises de
Sarlat, par
le
désir de jouer dans le Consulat le premier rôle. La politique locale entrait au
couvent[3].
Le successeur de Géraud
d'Aubusson, Arnaud de Stapone[4], n'avait aucune raison
de tolérer l'intruse. Il prétendit, dès qu'il fut abbé, rétablir l'harmonie des
esprits et des cœurs dans le monastère ; faire respecter ses droits de seigneur
spirituel et temporel de Sarlat contre le Consulat, de plus en plus audacieux
dans ses usurpations de pouvoir. Il semble bien que cette attitude l'ait rendu
insupportable aussi bien à ses moines qu'aux bourgeois de Sarlat et que ces «
impies » décidèrent de se
débarrasser d'un maître trop absolu. Le bruit courut, lors de son assassinat,
que les moines, après l'avoir menacé de mort, avaient comploté et perpétré
froidement ce crime, qui ne dut pas déplaire aux ambitieux consuls.
Un tel forfait,
cependant, ne pouvait rester impuni. Des moines soupçonnés d'y avoir trempé
furent arrêtés, nous dit la Grande Chronique de Limoges. Furent-ils châtiés ?
Nous l'ignorerions, si un document, conservé aux Archives de la Dordogne, dans
le fonds du chapitre de Sarlat, ne nous apprenait, non sans nous surprendre,
que le dénouement de cette affaire n'intervint qu'en 1280, sept ans après la
mort d'Arnaud de
Stapone.
L'abbé de Sarlat, qui
était alors le pacifique Robert de Saint-Michel[5], après en avoir été
requis par les doyens, prieurs et autres moines de l'abbaye, se décida enfin à
publier et à sanctionner l'enquête judiciaire ouverte à l'occasion du crime.
Il chargea donc, par
lettres du jeudi avant la Saint-Michel 1280, Pierre, prieur claustral, et Guy
de Souillac, sacriste du monastère de Sarlat, d'assigner à comparaître le lundi
dans l'octave de la Saint-Martin d'hiver et jours suivants, s'il était
nécessaire, tous les moines de l'abbaye, en vue de prendre connaissance de
l'enquête et d'entendre l'abbé prononcer sa sentence. La citation
ajoutait que les moines qui ne comparaîtraient pas seraient punis selon la
discipline régulière.
Trente-trois
prieurs ou moines se rendirent au jour fixé à l'assignation de l'abbé Robert.
C'étaient le prieur, le chambrier, Hugue de Massanc ; le chantre Raymond de
Reignac ; Heliede Souillac, Helie Vigier, Géraud Rucla, Garin Garnier, R. de
Cornil, Helie de Rodas, Bertrand ….., Guibert de Castelnau, Gaillard de Domme
et autres. Avec l'assentiment de l'abbé, ils constituèrent l'infirmier, Jean de
Castanet, et le sacriste précité leurs procureurs en tout ce qui concernait
l'affaire. Ceux-ci requirent l'abbé de procéder à la publication de l'enquête
et d'y faire droit.
L'abbé
Robert leur demanda alors s'ils tenaient et consentaient expressément à ce
qu'il enquêtât sur l'assassinat de son prédécesseur et sur les circonstances du
crime. A quoi ils répondirent affirmativement, ajoutant qu'ils n'élevaient
aucune objection contre l'ouverture et la publication de l'enquête abbatiale.
Ces formalités accomplies, l'abbé fit connaître
le document et en offrit la copie aux deux procureurs du couvent, ainsi qu'à tout
moine qui voulait l'avoir. Chacun ayant exprimé le désir qu'il fût fait
justice, l'abbé tint à délibérer plus mûrement et renvoya au lendemain mardi la
procédure sur l'enquête et le prononcé de sa sentence.
Tous les moines présents
la veille, auxquels s'étaient joints le prieur de Saint-Sardos et les moines
Arnaud de Peyrille et Ebrard de Gourdon, se retrouvèrent réunis capitulairement.
L'abbé, après avoir exposé les résultats de l'information, et après un examen
scrupuleux des faits, déclara d'abord qu'en ce qui touchait les prétendues
menaces et conspirations des moines contre Arnaud de Stapone, aucune preuve formelle
n'avait été relevée. Puis après en avoir délibéré et pris le conseil des
prudhommes, il prononça une sentence définitive d'absolution générale, sauf
contre trois moines, Guillaume de Savignac, Jean de Saint-Amand et Bernard de
Bodas et un certain Jaufre Duval. Ces deux réunions solennelles, qui nous ont
conservé les phases d'une si curieuse procédure, avaient attiré à Sarlat un certain nombre de
personnages appartenant au clergé et à la noblesse de la région : Fortanier,
archidiacre, de
Périgueux,
et un chanoine de cette ville ; Géraud de
Saint-Martial, chanoine d'Aubeterre; l'archiprêtre de Bouniagues, Gui La
Tibérie, moine de Terrasson, etc. Il ne faut pas oublier Jean de
Saint-Setiers, clerc du diocèse de Limoges, qui en qualité de notaire de la sacro-sainte église
romaine, rédigea le précieux procès-verbal de ces assises historiques.
Géraud Lavergne.
1280, 26 sept, et 18 et 19 nov.,
Sarlat.
Procès-verbal de l'enquête et de
la sentence faite et prononcée par Robert de Saint-Michel, abbé de Sarlat, sur
et contre les meurtriers de son prédécesseur, l'abbé Arnaud de Stapone. (Arch. dép. de la Dordogne, Série G. Original
parchemin.)
Universis presentes litteras inspecturis, Rotbertus,
miseracione divina Sarlatensis abbas, salutem in Domino Jhesu Christo.
Noveritis nos, ad requestam conventus nostri et... decanorum, priorum et
aliorum monachorum, tam in capite quam in membris monasterii nostri Sarlatensis
existentium, quandam citacionem nos concessisse, cujus tenor talis est :
« Rotbertus, miseracione divina abbas humilis monasterii Sarlatensis,
dilectis sibi in Christo Petro, priori, et Guidoni, sacriste monasterii
supradicti, salutem in Domino sempiternam. Cum ad publicacionem inquisicionis
diu est a nobis facte super inaudito genere horrende mortis bone memorie domini
Arnaldi, predecessoris nostri, contra omnes et singulos tunc monachos
Sarlatenses, de ipsorum monachorum beneplacito et consensu, et ad judicandum
dictam inquisicionem secundum quod racionis ordo exigit, non sine bonorum consilio,
et ad ipsorum monachorum instanciam, procedere intendamus ; vobis damus tenore
presencium in mandatis ut, alter vestrum alterum non expectans, citetis
perhemptorie omnes et singulos monachos supradictos, ut, die lune proxima in
octabis sancti Martini hiemalis, et diebus sequentibus, qui et quot erunt
necessarii ad expedicionem negocii supradicti, apud Sarlatum compareant coram
nobis, visuri et audituri publicacionem inquisicionis predicte, et sentenciam
ferendam super ipsam inquisicionem ; et alias super hiis processuri et facturi juxta
ordinaciones que sunt tunc super istis, in quantum ordo justicie suadebit. Et
nichilominus vos duo predicti ….. prior, et… sacrista, quos ad predictam diem
et locum perhemptorie citamus, ipsis die et loco, ut superius est predictum.
Hanc autem citacionem perhemptoriam facimus, cum in se contineat duorum vel
trium spacium edictorum, laborem et expensa multorum vitare volentes, significantes
nichilominas ex parte nostra, et eciam comminantes omnibus et singulis monachis
predictis quod si forte, predictis die et loco, ut dictum est, non
comparaverint, in premissis, ut preordinatum est, procedetur, eorum absencia
non obstante, et alias juxta regularem disciplinam de inhobediencia punientur.
Datum apud Sarlatum, die jovis ante festam beati Michaelis, anno Domini
millesimo ducentesimo LXXX mo. Reddite litteras sigillis vestris appositis in
signum completi mandati. »
Qua die lune in predicta ciiacione contenta,..., priore conventuali,
Hugone de Massanc, camerario ; Raymundo de Renhaco, cantore ; Helia de Solhac,
Helia Vigerii, Geraldo Rucla, Garino Garnerii, R. de Cornelia, Helia de Rodis,
Bertrando de (illisible), Guitberto de Castronovo, Galhardo
de Borna,…, priore de Sancto Ripperio[6], Bernardo de
Bodas, Geraldo Garini, Helia de Sandrels, Petro Seguini,..., decano
Yssigiacensi[7] ; ... priore
de Salvitate[8] ; R. de
Totaven, Grimoardo Coci..., priore de Monteto[9] :.. priore
Podii Guilhem[10] ;... priore de
Birrac[11] priore de
Laurenca[12], Johanni de
Sancto Amande, R. de Ruppe, Bernardo Seguini,.., priore Sancti Quintini,..,
priore de Montinhaco, P. de Sancto Ripperio, priore de Sancto Leoncio, Stephano
La Genebra, G. de Redonespi, Vitali de Panissals, monachis nostris, apud
Sarlatum, in capitulo nostro comparentibus coram nobis, ipsi cum auctoritate et
assensu nostro expresse prestito, constitueront pro se et aliis monachis
nostris procuratores suos Johannem de Castaneto, infirmarium ; et Guidonem de
Solhaco, sacristam, Sarlatenses monachos nostros, presentes ibidem, ad
procedenium in negociis inquisicionis facte a nobis super premissis in dicta
citacione contenus, et ad faciendum omnia alia que possunt tangere negocium
supradictum. Qui procuratores, bonus procurationis hujusmodi in se
suscipientes, predictam citacionem exhibuerunt coram nobis et legerunt, sigillo
nostro sigillatam, ac eciam sigillis prioris et sacriste predictorum, in signum
completi mandati ; ac eciam confessi fuerunt se et omnes superius nominatos et
alios monachos nostros absentes auctoritate dicte citacionis ad predictum diem
lune et ad alios dies sequentes fore citatos. Qua citacione publice lecta,
predicti procuratores, pro se et aliis monachis nostris presentibus et
absentibus, supplicaverunt et requisiverunt quod nos ad publicacionem predicte
inquisicionis procederemus, et jus super ipsa eisdem redderemus Et dictis
supplicacione et requisicione auditis,
ipsi procuratores, suo et procuratorio
nomine aliorum, interrogatia nobis, confessi fuerunt quod ipsi voluerant et consenserant
expresse quod nos inquireremus de morte predicta et omnibus articulis atingentabus
ipsam mortem; et quod nullam causam habeant quominus inquisicio a nobis super
premissis facta, quam ibidem exhibuimus, aperiri deberet seu eciam publicari.
Quibus sic rite peractis, inquisicionem publicavimus supra dictam, eisdem
procuratoribus et omnibus aliis et singulis monachis qui habere vellent de
eadem copiam offerentes. Quam copiam dicti procuratores habere volentes,
instanter pecierunt, pro se et aliorum universorum et singulorum procuratorio nomine,
jus sibi fieri super eadem inquisicione. Unde nos, super premissis plenius
deliberare volontes, diem martis immediate sequentem con[voc]avimus et
assignavimus eisdem, de consensu eorum, ad procedendum super dicta
inquisicione, et, si de jure fuerit, ad ferendum sentenciam super ea.
Qua die Martis,
nobis et aliis predictis monachis in capitulo nostro redeuntibus et
comparentibus, ac eciam.., priore Sancti Sacerdotis[13], Agennensis
dyocesis ; Arnaldo de Peyrilha et Ebrardo de Gordonio, monachis nostris ; et
omnia premissa (illisible) antibus ; publicata, ut predictum
est, inquisicione predicta per nos diligenter facere de vulnere et morte et aliis
tangentibus mortem dicti domini Arnaldi, abbatis Sarlatensis, predecessoris
nostri ; et de minis eidem
abbati factis per monachos nostros Sarlatenses, ut dicebatur, et
conjuracionibus et conspiracionibus factis, ut dicebatur, contra eum ; et de
fama et omnibus aliis circumstanciis tangentibus ipsum factum ; eadem que
inquisicione diligenter visa et inspecta
; cum nihil penitus sit probatum contra conventum et monachos nostros Sarlatenses,
vel eciam contra personas ipsius conventus, vel contra decanos,.., priores, et
alios monachos nostros, intus et extra monasterium nostrum existentes seu
commorantes ; deliberacione prehabita, diligenti de prudencium virorum consilio
; In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti, per difnnitivam sentenciam in
scriptis latam, absolvimus sentencialiter a predictis, et quilibet eorum esse
super hoc facto boni testimonii atque fame pronunciamus, exceptis Guilhelmo de
Savinhac, Johanne de Sancto Amando, Bernardo de Bodas, monachis, et Gaufrido de
Valle : ad quorum absolucionem ad presens non duximus procedendum.
In quorum
omnium testimonium et munimen, premissa omnia per manus Johannis, infra scripti
notarii, scribi et publicari fecimus ; nosque huic presenti publico instrumento
nostrum apponimus sigillum, in testimonium veritatis.
Acta sunt hec
in capitulo Sarlatensi, die lune et die martis predictis, anno Domini millesimo
ducentesimo LXXXmo, indictione nona[14], presentibus
venerabilibus viris Fortanerio, archidiacono Petragoricensi ; Lamberto de
Petragoris, magistro Petro Blacanonicis Petragoricensibus ; magistro Geraldo de
Sancto Marciali, canonico Albaterre[15]; Petro de
Ruppibus, archipresbytero de Bunhagas[16] ; Grimoardo de
Panissals, presbytero; magistris P. de Dieusydo, P. deus Fraus, Raymundo Boni,
P. de Podio, Stephano Dalairac, Bertrando Vigerii, P. Bascle, Stephano de
Gordonio, Arnaldo Peaugier, G. de Marcilhac, clericis ; Guidone La Tiberia,
monacho Terrassonensi[17] ; Guilhelmo Boscot,
Radulpho Vigerii, militibus ; et multibus aliis testibus ad hec vocatis et
rogatis.
Et ego,
Johannes de Sancto Sagitario[18], clericus
Lemovicensis dyocesis, sacro-sancte Romane ecciesie auctoritate publicus
notarius, qui premissis, que acta sunt dictis die lune et die martis, presens
interfui, omnia que superius scripta sunt, de mandate dicti domini Rotberti,
abbatis Sarlatensis, propria manu scripsi et publicavi, signo que meo signavi,
rogatus, in testimonium premissorum.
[1] Majus
Chronicon Lemovicense, dans
le Recueil des historiens des Gaules
et de la France, t. XXI (Paris, 1865), p.
779. Cf. Dessalles, Histoire
du Périgord, t. 1 (Libourne, 1880), p. 333, et
l'erreur 1268 pour 1273. Le meurtre d'Arnaud de Stapone est
antérieur au 16 septembre 1273.
[2] Par
M. G. Marmier dans Une
querelle de moines au XIIIe siècle. Episode
de l'histoire de Sarlat. Bulletin
de la Société historique et archéologique du Périgord, t. XII (Périgueux, 1885), p. 111-119.
[3] Cf. Dessalles,
ibid., p. 321.
[4] Il fut appelé à la tête de l'abbaye en 1260.
[5] Il
occupe l'abbatiat de Sarlat de 1274 à 1283.
[6] Saint-Rabier,
Dordogne, arrondissement de Sarlat.
[7] Issigeac,
Dordogne, arrondissement de Bergerac. Chef-lieu de canton.
[8] La
Sauvetat-du-Dropt, Lot-et-Garonne, arrondissement de Marmande, canton de Duras.
[9] Monteton,
Lot-et-Garonne, arrondissement de Villeneuve, canton de Monflanquin.
[10] Puyguilhem,
Dordogne, arrondissement de Bergerac, canton de Sigoulès.
[11] Berrac,
Sers, arrondissement et canton de Lectoure.
[12] Saint-Sacerdos
de Laurenque, commune de Gavaudun, Lot-et-Garonne, arrondissement de
Villeneuve-sur-Lot, canton de Monflanquin.
[13] Saint-Sardos,
Lot-et-Garonne, arrondissement d'Agen, canton de
Prayssas.
[14] Indiction
impériale.
[15] Aubeterre-sur-Dronne,
Charente, arrondissement de Barbezieux. Chef-lieu de canton
[16] Bouniagues,
Dordogne, arrondissement de Bergerac, canton d'Issigeac.
[17] Terrasson,
Dordogne, arrondissement de Sarlat. Chef-lieu de canton.