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Source : Bulletin SHAP, tome LXIII (1936) pp. 348-363.

 

LE SUAIRE DE CADOUIN

 

Les récentes études du R.P. Francez[1] ont résolu la question de l'authenticité — ou plutôt de la non-authenticité — du Suaire de Cadouin. Il ne s'agit donc pas ici de rompre des lances en faveur d'une antique croyance, mais, simplement, d'esquisser, à la lumière des faits nouveaux, une brève histoire de ce qui fut, durant plus de sept cents ans, la plus célèbre des reliques du Périgord.

 

Description. — Et, d'abord, qu’est-ce que ce Suaire ? Dans sa forme actuelle, c'est un tissu de lin de 2m8l de long sur 1m13 de large; il est entièrement doublé de velours rouge. De chaque coté, dans le sens de la largeur, se développent deux « bandes à ornements »; elles font corps avec l'étoile et ont été « tissées à même le lin » avec des fils de couleur.

La bande externe a 26 millimètres de large. Elle comporte un seul cordon formé par des cercles tangents entre eux ; dans chaque cercle, une sorte de corolle rosée, monopétale, montre huit publies ; il est facile d'y voir une étoile à huit branches.

La bande interne, à 17 millimètres de la précédente, mesure 74 millimètres ; elle comporte cinq cordons accolés. Celui du milieu est la reproduction de celui que nous avons déjà décrit ; de part et d'autre, il est accompagné d'un cordon de 16 millimètres, à fond noir. Sur ce fond, « des barres verticales étroites, en blanc du tissu, descendent perpendiculairement pour séparer des carrés dans chacun desquels est une petite fleur à quatre pétales violet-pourpre avec même cercle et appendice blanc; le noir ne remplit pas le fond du carré; dans la partie qui joint le cordon du milieu, le blanc entre et le noir se détache, formant une silhouette très nette, irrégulière, imitant parfois le contour en zigzag des lettres orientales[2] ». La bande se termine des deux côtés par une sorte de galon de bordure de 7 millimètres.

Dans son Histoire du Saint-Suaire[3] le P. Carles a indiqué comme dimensions de ce linge 2m84 sur lm24 ; mais le Suaire était alors « doublé d'une étoffe de soie d’un fond marron avec des bandes de fleurs rouges et violettes » ; c'est une autre doublure qu'a trouvée le P. Francez. Par contre, les mesures données par M. de Gourgues sont certainement erronées, puisque, parlant des bandes ornementales, cet auteur leur assigne 20 millimètres au lieu de 26, et 65 au lieu de 76 ; entre les deux, il trouve 105 millimètres au lieu de 170, Enfin, qu'elles soient données par le P. Francez ou par le P. Carles, les dimensions du Suaire de Cadouin diffèrent de celles que l’évêque Arculf attribuait, vers 670, au Sudarium Capitis de Jérusalem. Ce linge avait 8 pieds de long, c'est-à-dire — Car Arculf employait certainement le pied romain — 2m365 (8x0,2957)[4].

 

Venue à Cadouin. — La première attestation authentique de l'existence du Suaire de Cadouin est de l'an 1214. C'est l'acte par lequel Simon de Montfort donne à 1’abbaye la dime de la pêcherie de Castelnaud et une rente de 25 livres périgourdines sur cette pêcherie pour l'entretien dune lampe qui devra brûler nuit et jour devant le Suaire; aux jours d'ostension, on allumera deux lampes au lieu d'une[5].

Le Suaire est donc à Cadouin en 1214. Comment y est-il venu? A cette question, trois récits prétendent fournir une réponse.

Le premier se lisait au milieu du xviie siècle sur une pancarte de parchemin apposée dans l'église de Cadouin, du côté de l'évangile[6]. D'après la pancarte, le Sudarium Capitis dont Antoine de Plaisance a entendu parler au vie siècle — on disait alors qu'il était dans un monastère des bords du Jourdain —, qu'a vu à Jérusalem, en 670, et soigneusement décrit l'évêque Arculf[7], ce méme Sudarium est découvert au cours de la première croisade. L’évêque du Puy, qui s'en est assuré la possession, sentant venir la mort, le confie à l'un de ses chapelains ; celui-ci, surpris à son tour par le mal, remet la relique à un prêtre du Périgord, qui, dès son retour en France, la dépose en son église, voisine de Cadouin. Peu après, un violent incendie détruit entièrement l'édifice. Les moines de Cadouin, accourant à la nouvelle du sinistre, s'emparent de la relique miraculeusement respectée par le feu et la transportent chez; eux ; le pauvre prêtre, pour ne pas perdre tout à fait son trésor, n'a d'autre ressource que de se faire admettre parmi les religieux.

Le deuxième texte est celui que le chanoine Tarde a consulté ; il dérive certainement du précédent et n'y ajoute que des détails de peu d’importance. Notons cependant que le clerc périgourdin, « après le décès de son maistre, prind un barillet, an millieu duquel il fit un moyen de bois, en telle sorte que le barillet se trouva divisé en deux. Et lors il mit ce sacré linge dans une de ces moytiés et dans 1’autre mettoit sa boisson et en ceste sorte le porta en son pays natal et le posa en une esglize près Cadouin, laquelle, il avoit en charge, et craignant que quelcun lui enlevât ce sien trésor, le laissa dans le barillet, lequel il mit dans une armoire prés de l’autel, ce qu'il manifesta seulement à quelques religieux de Cadoin ». Suit le récit de l'incendie. « Les religieux, advertis de ce feu, y accourent et ayant rompu la porte de l'armoire, apportèrent ce barillet dans leur esglize. » Le clerc de protester. « Le différent fut composé en ce que [il] fut receu religieux avec eux et la garde de ceste relique lui fut commise, sa vie durant, dans ce monastère. » [8]

Le troisième récit est celui d'Albéric, moine des Trois-Fontaines, au diocèse de Liège. Albéric vivait au xiiie siècle : il prétendait tenir les faits de Radulfus, qui aurait écrit lui-même, un siècle plus tôt, une chronique de la première croisade. A l'en croire, le Suaire aurait été découvert, à Antioche, près de la Sainte Lance, dans un vase de plomb. L'évêque du Puy, Adémar de Monteil, s'en étant rendu maître, le laisse en mourant à l'un de ses chapelains; il lui remet en même temps une lettre où il ordonne aux chanoines du Puy de recevoir comme l'un des leurs le porteur de la relique. Les chanoines refusant de l'accepter, le chapelain revient dans son pays natal. A la suite d'un incendie qui laisse intact le Suaire, il le porte lui-même, de son plein gré, dans l'abbaye de Cadouin[9], Ces derniers faits se passent, d'après la pancarte, « environ l’an 1117 ».

Le Suaire à Cadouin. Les dernières années du règne de Philippe le Bel nous ont fourni le premier texte absolument authentique sur la relique de Cadouin. C'est au même temps que nous devons le deuxième : en 1217, en effet, ou peut-être en 1219, Amaury de Montfort confirme la donation consentie par son père et y ajoute une rente de cent sols ; il donne en outre à l'abbaye un vase d'or pour remplacer le vase d'argent qui renfermait jusque là le Suaire[10].

Pendant longtemps, on a considéré le voyage de saint Louis à Cadouin comme un fait hors de discussion[11], et l’année 1933 a vu se former, puis disparaître, un comité chargé de faire ériger une statue de ce prince devant l'église abbatiale. En fait, le roi ne vient pas à Cadouin en partant pour la croisade ; il sort de la capitale en mars 1270, passe par Melun, Fontainebleau, Sens, Vezelai, en avril, il est à Fleurey, Chagny, Citeaux, Mâcon, Lyon ; il lui faut tout le mois de mai pour descendre jusqu'à la mer par Sommières et Nimes ; il est à Vauvert le 2 juin et s'embarque à Aigues-Mortes le 1er juillet. Le voyage serait il donc de 1269, comme le prétend le copiste de Tarde? Mais l'itinéraire[12] du roi ne signale, cette année-là, aucun voyage dans le Midi. Par contre, le roi va dans l'Ouest, et, au cours de ce déplacement, il passe par Caen[13]. Dès lors, tout s'explique : saint Louis a bien visité, en 1269, un Cadomum, mais c'est Caen, et non Cadouin — qui s'appelait d'ailleurs Caduinum ou bien Cadunium.

La renommée qui lui manque encore, c'est au cours de la guerre de Cent Ans que le Saint Suaire la conquiert. Les dévastations auxquelles se livrent les gens de guerre incitent tout naturellement les moines à demander au pape aide et protection. Ils le font au nom de leur relique, et les papes multiplient les faveurs. En 1344, Clément VI accorde un an d'indulgences à ceux qui visiteront le Suaire entre le dimanche de la Passion et celui de Quasimodo[14], ce suaire « où saint Joseph [d'Arimathie] enveloppa le corps inanimé de N.-S. après sa descente de croix ». En 1368, Urbain V octroie, pour dix ans, cinq années d'indulgences à ceux qui se rendront à Cadouin et y feront une aumône aux fêtes de la Nativité, de la Circoncision, de l'Epiphanie, de la Résurrection, de l'Ascension, du Corpus-Christi, aux quatre fêtes de la Vierge, à la saint Pierre et saint Paul, ou encore entre le mercredi des Cendres et le dimanche de Quasimodo[15]. En ajoutant à ces cinq ans cinq quarantaines et en fixant le terme de l'indulgence à 20 années, Grégoire XI précise que «  le Suaire de N.-S. est vénéré à Cadouin et [que] la dévotion attire vers lui une grande foule » [16].

Ces protections, si hautes soient-elles, restent trop lointaines. En 1392, pour empêcher les Anglais, tenus pour schismatiques, de s'emparer du Suaire, l'abbé Bertrand de Moulins le porte à Toulouse; l’archevêque de cette ville, neuf évêques et plus de trente mille fidèles assistent à la cérémonie au cours de laquelle la relique est déposée dans l'Eglise du Taur; près de cette église, les chanoines de la cathédrale Saint-Etienne achètent une maison où viennent se loger l'abbé et quelques religieux de Cadouin, et les offrandes des fidèles permettent bientôt d'y adjoindre un oratoire[17].

Naturellement, les Périgourdins protestent; pour rentrer en possession du Suaire, ils font intervenir les personnalités les plus influentes; mais une assemblée de prélats, réunie à Toulouse, donne licence à l'abbé de différer son retour[18].

C'est donc à Toulouse que Louis de Sancerre, en 1399, vient chercher le Suaire pour Charles VI, qui en attend la guérison de sa « frénésie », Le linge est transféré à Paris par l'abbé et l'archevêque qu'accompagnent les délégués des capitouls et ceux du chapitre cathédral. Ils le portent d'abord au Louvre, puis le déposent dans l'église des Cisterciens de Saint-Bernard; là, il est exposé un mois durant à la vénération des Parisiens, « et en levèrent une bien grande finance d'argent ». Les chroniques rapportent qu'on lui attribua plusieurs miracles « combien qu'on n'en déclarast aucuns particulièrement ». En tous cas, il n'en est pas pour le roi. Le 30 novembre, l'église du Taur a recouvré son trésor[19]. Elle le conserve durant plus d'un demi-siècle encore malgré la tentative que font à nouveau les Périgourdins, vers 1431, pour en obtenir la restitution : des lettres de Charles VII, en date du 2 août 1431, autorisent en effet l'abbé à rester avec ses religieux dans la maison du Taur, pendant quelques années encore[20]. Et cette situation se prolonge jusqu'à la fin de la guerre de Cent Ans.

Alors, et précisément en 1453, un nouvel abbé succède à Jean de Boscher : Pierre de Gaing. Celui-là, c'est Cadouin qui l'intéresse, Cadouin qu'il s'agit de relever de ses ruines. Mais, pour refaire Cadouin, il faut d'abord y ramener le Suaire. Pierre de Gaing envoie donc à Toulouse, sous prétexte d'y poursuivre leurs études, quelques jeunes clercs de l'abbaye; ils réussissent à prendre l'empreinte des douze clés qui servent à fermer le coffre où se trouve le Suaire[21], ils s'emparent de la relique et la rapportent à Cadouin.

Tous les auteurs s'accordent à placer en 1456 la date de ce retour. C'est cependant une erreur. Il est certain, en effet, que le Suaire est à Cadouin dès 1455. Les Etats qui se réunissent cette année-là à Plazac paraissent s'occuper surtout de lui; les consuls de Sarlat se multiplient en démarches « pour le fait du Saint Suaire » et lèvent même dans ce but une taille spéciale[22]. Quant aux consuls de Périgueux, le 24 septembre 1455, ils envoient un messager pour demander aux religieux de Cadouin sy era vertat que lo Sent Suary y fos. Et il faut bien que la réponse soit affirmative puisque, le 20 octobre, le maire Forton de Saint-Astier va en personne aux tres estatz a Plassac sobre lo Sent Suary afi que no partes pas del pays per so quar los de Tolossa fassian gran delygensa de lo recrobar[23] .

Cependant la relique reste peu de temps en Périgord. Craignant, en effet, un coup de main des gens de Toulouse, Pierre de Gaing la confie à l’abbave cistercienne d'Obazine : imprudence grave puisqu'il ne faut pas moins qu'une intervention personnelle de Charles VII, en 1401, pour obtenir que les moines limousins rendent à ceux de Cadouin leur précieux dépôt (10 juin 1463)[24].

Si Toulouse et Obazine tiennent si fort au Suaire, c'est qu'il connaît à cette époque une extraordinaire renommée. Nous possédons les procès-verbaux de plusieurs miracles qui lui sont attribués durant son séjour à Toulouse, et ils ont tous les caractères de l'authenticité la plus absolue[25]. Evêques, papes et rois ne refusent plus rien aux religieux qui sont ses gardiens. En 1426, le vicaire général de Périgueux permet de taire des quêtes dans le diocèse pour qu'on puisse renouveler « les décorations » du linge sacré. En 1467, même autorisation est donnée pour le Bordelais par l'archevêque Artus de Montauban. Quelques années plus tard, c'est le pape lui-même qui étend cette autorisation à toute la chrétienté[26].

Déjà, le 4 juin 1452, Nicolas V a pris sous sa protection l'abbaye et les religieux et les a déclarés « du droit et de la propriété de saint Pierre et du siège pontifical et sous leur protection spéciale et immédiate », en les exemptent de toute juridiction épiscopale ou archiépiscopale[27]. Par dévotion à la passion du Christ, les seigneurs locaux consentent à l’abbaye des dons et des faveurs de toute sorte. En 1467, par exemple, Jean de Gontaut confirme l'exemption de péage accordée par ses ancêtres, sur les terres de Badefol, à ceux qui se rendent à Cadouin pour les jours d’ostension[28].

Mais ceci n'est rien à coté de ce que fait. Louis XI. Ce prince « estant à Poitiers eut désir de voir le Suaire et manda à 1’abbé et religieux de le luy apporter, ce qu'ils firent, ci après qu'il l'eût vu, le raportèrent à Cadouin[29] ». Vers la fin de sa vie, le roi a plus de dévotion que jamais pour la relique périgourdine. Au début de 1482, il est question de son prochain voyage à Cadouin[30]. Il ne vient pas; mais, s'il accorde aux moines, en 1482, une rente de 4.000 livres tournois[31] c'est à la considération du Saint Suaire ; s'il leur donne, à la même époque, la seigneurie de Badefol, c'est pour l'amour des « sainctz draps et suaires en quoy sa très glorieuse et très précieuse chair fut mise et posée et son très glorieulz corps ensevely... l'ung desquelz est en l'église et abbaie de Cadouyn où plusieurs grandz et glorieulx miracles et grâces y ont esté faictz »[32] ; c'est toujours « pour la grande et singulière dévotion que nous avons au Saint Suaire de Nostre Sauveur Jhesu Crist, qui est en l'église de l'abbaye de Cadouing »[33] que le roi accorde aux religieux exactement tout ce qu'ils demandent, foires, marché hebdomadaire, etc.[34]

II n'est donc pas étonnant que les pèlerins affluent, et parfois les plus nobles. Madame d'Angoulême douairière vient à Cadouin en mai 1491 ; deux ans plus tard, c'est M. de Vaucourt qui entreprend même pèlerinage au nom de la reine elle-même[35]. On fait appel à la sainte étoile surtout dans les calamités publiques, En 1483, les habitants de Saint-Austremoine, en Rouergue, délèguent un des leurs pour aller à Cadouin offrir a l'église dix livres de cire en l'honneur de N.S.J.C., de la Vierge et du Saint Suaire, afin que cesse la peste qui décime leur paroisse[36]. Pour conjurer le même fléau, la ville de Condom envoie un calice d'or avec cette inscription : « Calice offert au Saint Suaire de Cadouin par la ville de Condom, afin que ses habitants soient préservés de la peste »[37].

Dans les pèlerinages de niasses, quel déploiement de splendeurs ! Le cloître est en grande partie reconstruit, et, dans ses sculptures, le Suaire est partout exalté; il est au centre même de la belle Résurrection qui éclaire, dans l'église, l’arrière-chœur[38]. La liturgie n'est pas indigne de ce cadre et les manuscrits qu'a conservés Cadouin jusqu'à nos jours nous livrent les admirables chants des vieux moines ; il n'en est pas de plus beaux que ceux de l'office du Suaire. Les ostensions solennelles ont lieu chaque année le 8 septembre; mais c'est le deuxième dimanche après Pâques que se célèbre cet office sous le titre solennel majeur. Notons en passant que, jusqu'à la Révolution, il y aura deux offices du Suaire ; le plus ancien, celui que les religieux montreront à Mgr de Lingendes, est selon le rite bénédictin ; l'autre, de rite romain, a été donné au clergé séculier, d'abord par les évêques de Sarlat, puis par ceux de Périgueux[39].

La fin du xve siècle, voilà l'époque la plus brillante pour Cadouin. Car, avec le Concordat, qui va multiplier la commende, la décadence s'annonce. Certes, Paul III tâche encore, en 1535, à redonner à l’abbaye un peu de sa vitalité passée ; il restaure la confrérie du Saint Suaire; il confirme tous les privilèges accordés par ses prédécesseurs, notamment par Alexandre IV, Urbain V, Grégoire XI, Clément VII, Innocent VIII et Jules II[40] ; mais qu'est cela à côté des malheurs nouveaux qu'entraînent les guerres de religion ?

Ce que nous savons touchant la relique entre 1543, date de la fondation d'un obit par l'abbé Geoffroy d'Estissac, « par dévotion pour le Saint Suaire »[41] et l’année 1643 — un siècle — confine à peu près à rien. À peine voit-on que le Suaire a été caché pendant six ou sept ans au château de Montferrand pour le soustraire aux profanations des religionnaires, et qu'il est à Cadouin lorsque, an début du xviie siècle, le monastère, abandonné par les religieux, n'est plus qu'une « ferme fortifiée » aux mains de quelques soudards[42].

L'introduction de la réforme de l'étroite observance, en 1643, amène, cette même année, le 6 septembre, Mgr de Lingendes dans l'abbaye[43]. Il est reçu par le prieur, dom Estienne Guichard, et les religieux. On lui présente d abord plusieurs textes, notamment un manuscrit ancien où sont relatés les miracles du Suaire; dans l'église, il lit la pancarte qui résume l'histoire de la découverte et de l'apport à Cadouin. Il se fait alors montrer la relique et constate qu'elle se trouve dans « un assez grand coffre attaché et garotté de bandes et grosses chaînes de fer et fermé de plusieurs serrures, lequel avait été descendu de la voûte de l'église où il était conservé depuis plusieurs siècles ». Le linge parait à tous « teint en plusieurs endroits de sang meurtri, sueur et onguents mêlés ». Convaincu de l'authenticité de la relique, l'évêque rédige, sous forme de procès-verbal, une lettre à tous ses diocésains et ordonne de remettre en honneur le culte du Suaire. Le prieur lui présente alors une notice qu'il a composée; Lingendes l'approuve le 20 octobre 1643 : c'est la première Histoire du Saint Suaire ; l'édition princeps faite à Paris, chez Bessin, en 1644, est suivie de plusieurs autres[44].

Un peut donc espérer pour Cadouin un renouveau de prospérité. Il n'en est rien, La réforme introduite par Alain de Solminihac n'a pas poussé ici de racines; le désordre, entré dans 1’abbaye avec la commende, devient de plus en plus total. Pour faire illusion, il faudrait bien autre chose que le pèlerinage à pied qu'entreprennent, à la fin d'avril 1651, de Sarlat à Cadouin, les Pénitents Bleus de saint Jérôme[45], ou que les dix-huit odes latines composées vers 1670, sous le titre de Sacra Sindon Cadunensis, par un enfant de Brantôme, le P. Léonard Frison, professeur au Collège de Guienne[46].

Au xviiie siècle, son histoire est sans éclat. Et peut-être est-ce au demi oubli où est tombé le Suaire que le maire de Cadouin, Bureau, et son gendre, Soulier, propriétaires de l'église depuis 1791, doivent de pouvoir l'enlever (1793) et le tenir caché aussi longtemps qu'il est nécessaire. Jusqu'au jour où, le 8 septembre 1797, dans l'église rouverte, reprennent les solennelles ostensions[47]. La dernière est de septembre 1933.

La question de l'authenticité. -- Comment se présente, du point de vue historique, la question de l’authenticité du Suaire ?

En 1902, le chanoine Ulysse Chevalier donne une étude sur le Saint Suaire de Lirey-Chambéry-Turin et les défenseurs de son authenticité; l'année d'après, il publie Autour des origines du Saint Suaire ; vers la même époque paraissent les travaux de M. Donnadieu et de G. Mollat[48]. A la discussion se mêle le P. Sanna Solaro, jésuite de Turin, et bientôt le bruit se répand que M. A. de Longperrier aurait lu, sur le Suaire de Cadouin, un verset du Coran[49]. C'est alors que Mgr Delamaire, évêque de Périgueux et de Sarlat, fait procéder à l'enquête : M. le chanoine J. Roux et M. l'abbé Roux, chargés de l'information, rapportent de Cadouin une série de dessins et de photographies ; ces documents sont envoyés à M. Gayet, considéré alors comme le plus éminent spécialiste en tissus orientaux ; la réponse de ce savant est que rien ne s'oppose à ce que le linge de Cadoin soit du Ier siècle. Si donc on a des preuves historiques de son authenticité, on peut continuer à la vénérer comme une relique du Christ[50]. Les preuves historiques, ou s'obstine à les trouver dans les deux ouvrages de M. de Gourgues et du P. Carles, car l'article publié en 1870 par le comte Riant n'a eu aucun écho en Périgord[51]. Les ostensions se poursuivent donc, plus solennelles que jamais.

En 1920, cependant, un ouvrage paraît[52] qui démontre que, des preuves historiques d'authenticité, il n'en existe point.

Et, tout d'abord, le Suaire se trouve-t-il à Cadouin dès 1117? Cette date est donnée par la pancarte, mais comment en tenir compte alors qu'on ignore quand a été rédigée cette pancarte, alors surtout qu'au scribe a eu la maladresse décrire sous le texte, en chiffres arabes : Positum anno 1135?

On a invoqué également des bulles pontificales et des lettres royaux démontrant la présence du Suaire à Cadouin dès 1118. En fait aucun de ces textes ne nous est parvenu, pas même sous forme de copie. Dans le Bullarium Romanum, il n'est pas une seule fois question de la relique au cours du XIIe siècle, pas plus que de la confrérie universelle qui aurait été fondée en son honneur — selon M. de Gourgues — en 1140. Il n'en est rien dit dans les chartes les plus solennelles ; bulle d'Innocent II, du 18 avril 1143, accordant des privilèges à l'abbaye: acte de dédicace de l'église abbatiale, élevée en l'honneur de «Jésus-Christ, de la Vierge et de tous les saints » ; lettres d'Innocent III, de la fin du XIIe siècle, au sujet d’une rébellion des moines; accord de mai 1201 entre Cadouin et Pontigny ; lettres de Richard-Cœur-de-Lion, d'Aliénor et de Jean-sans-Terre. Aucune des nombreuses donations consignées dans le Cartulaire de Cadouin n'est consentie en l'honneur du Suaire[53]. A coup sur la plupart des chartes du monastère ont disparu pendant la Révolution, mais le Fonds Périgord nous en a conservé de très nombreuses copies; dans ces copies, on trouve tout, mais, avant 1214, on ne trouve jamais le Suaire.

Jean de Lingendes, dit-on, a vu des textes probants. Par malheur, il est tout à fait impossible de s'en remettre à ses affirmations quand on le voit faire intervenir à Cadouin, monastère fondé en 1115, Boniface VII et Grégoire IV, respectivement morts en 985 et 844[54].

Au silence de tous les textes, M, de Gourgues répond qu'on ne parlait pas du Saint Suaire pour ne pas donner l'éveil aux chanoines du Puy. Il sera inutile de réfuter celle objection lorsqu'on aura fait remarquer que, des chanoines du Puy, il n'est question que dans le récit d'Albéric, le troisième, et que ce récit, broderie eu marge du premier, est évidemment dépourvu de toute valeur propre. On n'accordera pas plus de crédit à ce que dit le même chroniqueur de la découverte du Suaire : les témoins de l'invention de la sainte Lance sont muets sur celle de la relique de Cadouin[55].

Ainsi, l'absence de documents sérieux antérieurs à la donation de Simon de Montfort ne saurait être plus complète.

Mais ce linge que possède Cadouin en 1214, quelle que soit l'époque de sa venue dans l'abbaye, peut-on prouver par l'histoire qu'il se rattache au Christ? Là, encore, il faut bien avouer qu'il n'y a rien : d’Arculf à Albéric, aucun chroniqueur n'en parle, et cela durant six siècles. Et qui l'a décrit avant Arculf? Qui l'a vu ?

Telle est l'argumentation que nous esquissions en 1926. Non pas sans ajouter que, entre la légende de Cadouin et celle de Sarlat, on peut voir de troublantes ressemblances: les Sarladais ont leur morceau de la vraie croix et leur épine de la couronne du Christ; les moines de Cadouin ont leur Sudarium Capitis; ce Sudarium échappe miraculeusement aux flammes tandis que de sa châsse, saint Sacerdos éteint l'incendie qui dévore l'église des moines sarladais. On n'ignore pas que, aux temps féodaux, il y avait, entre les églises, des concours pour la plus riche légende.

En résumé, disions-nous, nous savons qu'il est à Cadouin, en 1214, un Suaire vénéré; nous ne pouvons pas nier son authenticité que tendraient à prouver les miracles, mais l'absence de tout document nous interdit absolument de l'affirmer.

Ainsi donc, l'authenticité matérielle de l'étoffe qui n'est plus garantie, en 1903, que par quelques livres d'histoire, est formellement mise en doute, en 1920, précisément pour des motifs historiques.

Depuis, moins de dix ans se sont écoulés, et le Saint Suaire n'est plus qu'un « pseudo-linceul ».

Au début de septembre 1934, les journaux régionaux, à la suite de la Croix du Périgord, annonçaient que la fête du Suaire, ordinairement célébrée le mardi suivant le 14 septembre, n'aurait pas lieu. On sait pourquoi. Le P. Francez, poursuivant une étude sur l'ensevelissement du Christ, est amené à étudier le linge de Cadouin. Sur une photographie du Suaire, il croit reconnaître, dans les bandes ornementales, d'abord l'étoile à huit branches caractéristique de l'art copte, ensuite des caractères coufiques, qui sont une forme d'écriture arabe. Les étoiles sont dans la partie centrale des deux, bandes les plus larges; les inscriptions, dans chacune de ces deux bandes, se développent de part et d'autre des rangées d'étoiles. Une étude plus approfondie permet bientôt au P. Francez d'établir que le Suaire est une étoile du temps des Fatimites (969-1171).

Il fait alors appel à M. Wiett, directeur du Musée arabe du Caire. Et celui-ci peut lire, sans difficulté, sur les quatre cordons de 16 millimètres, une inscription qui permet de situer et de dater exactement l'étoffe. Apres l'invocation rituelle à Allah, on lit le nom de Musta-Ali, calife d'Egypte de 1094 à 1101, et de son ministre El Afdal. Dés lors, il est certain que l’étoile a été tissée en Egypte, peut-être dans le même atelier que ce que; l’on prenait jadis à Apt pour un voile de sainte Anne, mère de la Vierge.

Le P. Francez admet la translation à Cadouin dès la 1ère croisade. Il nous parait au contraire impossible, en dehors des motifs d'ordre historique que nous avons donnés, qu'on ait pu faire passer pour un linge du 1er siècle une étoffe qui venait d'être fabriquée.

Qu'importe d'ailleurs, maintenant ? Le « Suaire » de Cadouin — voile d'honneur, huméral ou simple plaid n'est pas autre chose qu'une étoffe musulmane des environs de l'an 1100, à peine l'ombre d'un grand nom.

Mais, sans lui, au fond de la combe silencieuse, la vieille abbaye aurait-elle connu une aussi longue histoire et tant d'extraordinaires résurrections.

Jean Maubourguet.



[1] Un pseudo-linceul du Christ, 1 vol. in-8° de 60 P. avec 6 planches, Desclée, de Brouwer et Cie, Paris, 1935.

[2] De Gourgues, Le Saint Suaire, I vol. in-8°, Paris, 1870, p. 62.

[3] 1 vol. in-8°, 1868, et Paris, 1875.

[4] P. Francez, op. laud., p. 46.

[5] J. Maubourguet, Le Périgord Méridional, I, Cahors, l926, p. 84. — Olim, éd. Beugnot, I, Paris, 1839, p. 33. — Bibl. Nat., Périgord, XXV, 76, et XXXVII, 70, 72, 108.

 

[6] Bibl. Nat., Périgord XXXVII, 130. — Texte dans Historiens des Croisades, t. V, 299-301 et LIX-LXII. — Cf. de Gourgues, op. laud., p. 15-27, et J. Maubourguet, op. cit., p. 85.

[7] Le texte du pèlerinage d’Arculf, d’après saint Adamnan, abbé bénédictin d’Iéna, a été publié par Martial Delpit dans Essai sur les anciens pélerinages à Jérusalem, Paris-Périgueux, 1870, p. 305-362.

[8] Chroniques de Tarde, éd. de Gérard, Paris 1887, p. 54-55.

[9] De Gourgues, op. laud., p. 27-29. — Albia Christiana, ad annos 1098 et 1120. M. G., S. S. XXIII, p. 809 et 824. — Hist. des Croisades, v. p. 301, note 5.

[10] Bibl. Nat., Nouvelles acquisitions latines, 1145 ; — Martene, Thesaurus Novus, IV, 1370.

[11] Chroniques de Tarde, p. 78, note.

[12] Historiens des Gaules, XXI, p. 408 sq.

[13] Un acte est signé à Troarn, près de Caen.

[14] Arch. du Vatican, Avignon 79, f° 170v°. Périgord XXXVI, 132.

[15] Arch. du Vatican, Avignon 167, f° 391. Périgord XXXVI, 155.

[16] Arch. du Vatican, Avignon 173, f° 305. Périgord XXXVI, 156.

[17] Arch. Vatican, Avignon 306, f° 478 v°.

[18] Chroniques de Tarde, p. 55. P. Dupuy, Estat de l'Eglise de Périgord, II, Périgueux, 1629, p. 122-124.

[19] Jouvenel des Ursins, Hist. de Charles VI, dans Mémoires pour servir à l’H. de F., p. 416. Chroniques de Tarde, p. 55-56. — Dupuy, op. laud. p. 127-128.

[20] Fonds Périgord, XXXVII, 73, 105, 202.

[21] L’abbé en détenait quatre, comme le sénéchal et comme les capitouls.

[22] Arch. dép. Dordogne, E Sarlat 24, p. 2-3.

[23] Arch. mun. de Périgueux, CC 86, f° 8 v°.

[24] Chron. de Tarde, p. 55-56. — Dupuy, op. laud., II, 151, — De Gourgues, op. laud., p. 181-185. — Denifle, La désolation des Eglises, Paris, 1899, p. 193, n° 2.

[25] Bibl. Nat., Manuscrit Latin 15975, 24-25. P. Carles, op. laud., p. 41-53.

[26] Fonds Périgord, XXXVII, 108, 108 v°. De Gourgues, op. laud,. p. 187.

[27] Arch. du Vatican, Vatican 400, f° 18.

[28] Fonds Périgord, CXLII, Gontaut, 41 v°.

[29] Chroniques de Tarde, p. 56.

[30] Jurades de la ville de Bergerac, éd. Charrier, I, Bergerac, 325.

[31] Archives Nationales, JJ 208, n° 234, et K 176, liasse 3, n° 15.

[32] Archives de la Dordogne, H1 n° 4. Archives Nationales, K 176, liasse 3, n° 14.

[33] Lettres de Louis XI, éd. Vaesen et Charavay, IX, Paris, 1905, p. 176,205.

[34] Archives Nationales, JJ 207, n° 288, 373 ; JJ 216, n° 19.

[35] Arch. mun. de Périgueux, CC 93 et CC 94.

[36] Bull. hist. et arch, du Périgord, XL, 44 sq.

[37] Gallia Christiana, II Eccles. Sarlat., col. 1538.

[38] Cf. Robert Delagrange, Cadouin, histoire d’une relique et d’un monastère, 1 vol. in-8°, Bergerac, 1912. Congrès archéol. de France, 90e session, Paris 1928. Larousse Mensuel, avril 1936.

[39] J. Maubourguet, op, cit., I, p. 384-385. —  Cf. Eug. Chaminade, Monographie des mss. de chant de Cadouin. Tournay, 1887. — P. Carles, op. laud., p. 1243-252. — De Gourgues, op. laud., p. 171-172. — Histoire des Croisades, V,  p. 300, note b.

[40] P. Dupuy, op. laud., II, p. 152.

[41] Fonds Périgord XXXVII, 109.

[42] De Gourgues, op. laud., p. 195-196.

[43] Le procès-verbal de cette visite a été publié in-extenso dans le Chroniqueur du Périgord et du Limousin, 1854, p. 209-214.

[44] De Gourgues, op. laud., p. 211-214.

[45] L. Dessales, Calendrier de la Dordogne, 1856.

[46] De Gourgues, op. laud., 215-217, 223.

[47] De Gourgues, p. 229-230.

[48] Cf. Catalogue Auguste Picard, juin 1935.

[49] Bulletin hist. et arch. du Périgord, 1903, p. 320.

[50] Cf. le témoignage de M. le chanoine tiens dans Bulletin hist. et arch. du Périgord, 1935, p. 208.

[51] Revue des Questions historiques, 1870, p. 230-237.

[52] J. Maubourguet, Le Périgord méridional des origines à l’an 1370. Dans ce livre on n’a pas assez nettement distingué : 1° le texte de la pancarte, 2° celui d’Albéric. L’argumentation reste d’ailleurs la même.

[53] J. Maubourguet, op. cit., p. 86-87, et le Cartulaire de l’abbaye de Cadouin, Cahors, 1926.

[54] Cf. Le Chroniqueur du Périgord et du Limousin, 1854, p. 210.

[55] Voir J. Maubourguet, op. cit., p. 87.

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