COLLECTION UNIVERSELLE DES MEMOIRES PARTICULIERS RELATIFS A L’HISTOIRE DE FRANCE
Tome VI
CONTENANT les Mémoires du bon messire JEAN LE MAINGRE dit BOUCICAUT, Maréchal de France
XIV & XVe SIECLES
COLLECTION UNIVERSELLE DES MEMOIRES PARTICULIERS RELATIFS A L’HISTOIRE DE FRANCE
Tome VI
A LONDRES
Et se trouve à PARIS
Rue d’ANJOU-DAUPHINE n° 6
1785
NOTICE DES EDITEURS SUR LES MEMOIRES ET LA PERSONNE DU MARÉCHAL DE BOUCICAVT.
Les Mémoires que nous publions aujourd’hui, nous les avions d’abord rejettés de notre Collection, parce que l’Histoire intérieure du royaume, à l’époque qu’ils embrassent nous avoit semblé suffisamment développée dans ceux de Pierre Fenin, par lesquels nous avons terminé notre cinquième Volume. En effet on ne trouve dans l’Historien de Boucicaut rien de ces troubles civils, qui au nom des Argmagnacs & des Bouguignons ont fait du règne de l’infortuné Charles VI une longue suite de désastres. Cet ouvrage ne laisse soupçonner par aucun endroit que l’Auteur ait vécu au milieu de cette fatale division de la Famille Royale.
Ce profond silence que l’Historien a gardé, soit par une modération bien rare à cette époque, soit par une politique jalouse de ménager l’un & l’autre parti, nous avoit déterminés à ne faire aucun usage de son écrit. Mais quelques personnes, dont les avis doivent nous être chers, nous ayant donné le conseil de ne rien précipiter, nous avons repris l’Histoire du Maréchal de Boucicaut, & bientôt nous avons reconnu qu’elle étoit nécessaire à notre Collection, soit parce qu’elle renferme des détails curieux sur les moeurs & les usages de l’ancienne Chevalerie, soit parce qu’on y trouve fidèlement consigné tout ce que les François ont fait en Hongrie contre les Turcs, & dans l’État de Gènes, lorsque cette République se donna volontairement à la France.
Sous ce double point de vue, ces Mémoires sont un monument précieux qu’il importe d’autant plus de conserver à notre Histoire, que nul autre ouvrage original, ne peut les suppléer. Ils ont fourni en grande partie aux Historiens postérieurs tout ce qu’ils ont dit de la bataille de Nicopoli & de la soumission des Génois.
Cependant nous avions à choisir entre deux vies du Maréchal de Boucicaut, l’une & l’autre écrites par une plume anonyme.
La première, composée du vivant même de Boucicaut, sur les pièces originales fournies par les braves Chevaliers qui avoient marché sous la bannière du Maréchal, était restée manuscrite jusqu’en 1620 que Théodore Godefroi la publia imprimée en un volume in-4° de 434 pages, après l’avoir reçue de M. de Machaut, sieur de Romainville.
La seconde, composée dans le sîècle de Louis XIV, & publiée en 1657, forme, un in-12 d’environ 300 pages, dont la lecture; n’est pas sans intérêt, quoique le style en soit très-inférieur à celui de la plupart des ouvrages qui distinguent le beau siècle de notre littérature.
Entre ces deux ouvrages notre choix n’a pas hésité longtems. Il s’est fixé sur le plus ancien ; & ce n’est point par le seul droit d’aînesse qu’il nous a paru mériter la préférence. Ce droit, placé dans la balance, est d’un grand poids sans doute. Plus l’existence des monumens de l’Histoire est reculée dans le passé, & plus leur témoignage est puissant & respectable. C’est la source à laquelle il faut nécessairement remonter, si l’on est jaloux de connoître le véritable cours des évènemens. Mais à ce premier motif, dont l’autorité se fait sentir aisément, un second non moins important encore est venu se joindre. Nous avons reconnu que l’Historien nouveau n’est dans la plus grande partie de son ouvrage que le copiste, ou le traducteur du vieil Historien. Il semble en convenir lui-même en avouant dans son avertissement qu’il n’a omis aucun des faits rapportés dans cette Histoire ancienne ; & si nous ajoutons que celle-ci a dans la partie du style les grâces propres au langage écrit du siècle où elle a été composée, mérite qu’elle partage avec les Mémoires de Joinville, & qu’on regrette dans l’Historien moderne qui s’est tenu si loin du langage des bons Auteurs ses contemporains, nous aurons pleinement justifié notre choix.
Cependant comme d’une part l’Histoire ancienne ne va point jusqu’à la mort du Maréchal de Boucicaut, & que de l’autre, l’Histoire moderne a prolongé sa narration jusqu’à cette époque, après avoir donné même plus d’étendue au récit de certains évènemens publics, tels que la bataille de Nicopoli, le grand schisme d’Occident, la révolution de Gènes, la bataille d’Azincour, ce qui la rend plus complète, puisque Boucicaut fut mêlé à tous ces évènemens, nous avons dans les Notes enrichi la première d’un extrait de la seconde. Tout ce que celle-ci raconte d’important, nous l’en avons emprunte pour suppléer au silence de celle-là ; ensorte qu’au lieu d’une seule Histoire, nous en donnons deux, pour ainsi dire, au Public. C’est ainsi que dans notre Volume précédent, au lieu de réimprimer la totalité de l’ancien Journal de Paris, dont l’ensemble est trop fastidieux, nous nous, sommes soumis au pénible travail d’en extraire, pour en former les Notes placées à la fuite des Mémoires de Fenin, tout ce qu’il renferme d’important & de nécessaire.
On desireroit connoître sans doute la personne de l’Auteur que nous redonnons aujourd’hui. Mais nous l’avons déjà dit, il est resté anonyme. On voit seulement par l’ouvrage même qu’il étoit au service du Maréchal, & qu’il le luy avoit dédié, ce qui pourroit le rendre suspect d’un peu de flatterie, si ce soupçon n’étoit détruit par le soin que l’Auteur a pris de rester inconnu au Maréchal lui-même. Le flatteur n’a pas coutume de se cacher. Il se montre, parce qu’il veut recueillir le fruit de sa bassesse. Aussi pensons-nous qu’on peut sans aucune défiance s’en rapporter au témoignage de l’Anonyme. Il a récité ce qu’il a vu ; & ce qu’il n’a point vu, il le tient de plusieurs Chevaliers de grand renom, & Gentilshommes vaillans, lesquels, ont connu & hanté dès son enfance le bon vaillant preux Mareschal; il le raconte ainsi lui-même dans le Chapitre second de la premiere partie.
Maintenant nous avons à rendre compte des suppressions que nous avons estimé nécessaires.
Notre Auteur, comme tous ceux de ces siècles, où le goût étoit encore une plante étrangère sous le ciel de la littérature françoise, abonde & se répand en réflexions morales, dont l’inutile prolixité rend la lecture fatigante, & qu’on pourroit appeler un ennuyeux bavardage. Ce qui nous fourniroit à peine une phrase digne de quelqu’attention, aujourd’hui même que nous sommes tous devenus d’intrépides raisonneurs, lui suffit quelquefois pour en composer des Chapitres entiers, dans lesquels il perd entièrement de vue son héros, & ne produit sur la scène que les grands personnages d’Athènes & de Rome. L’Histoire de son pays est alors celle dont il s’occupe le moins. Mais nous qui ne la devons jamais perdre de vue, nous avons donc été forcés par notre plan de retrancher toutes ces longues & oiseuses dissertations, nous réduisant à ne conserver que les faits de l’Histoire. Ainsi dans le premier Livre (car l’ouvrage est divisé en quatre parties) nous avons supprimé le Chapitre VIII, & la dernière page du XXIV qui ne renferment que des inutilités.
Nous avons fait de même dans le second Livre pour les I. II. IV. V. ; retranchemens que nous avons étendus sur les XIII, XIV, & une partie du XIX Chapitres du troisième Livre, à la suite duquel nous nous sommes défendus de reproduire le quatrième Livre, parce qu’il n’intéresse plus l’Histoire ; ce n’est qu’un panégirique des vertus, & bonnes mœurs & conditions qui font au Mareschal, & de la manière de son vivre. On pourra facilement en juger à la seule inspection du titre des Chapitres : car nous en avons conservé l’énoncé, en nous imposant néanmoins la loi d’en extraire fidèlement le très-petit nombre de faits & d’anecdotes qui servent à louer Boucicaut bien mieux que toute l’abondance inutile des réflexions de l’Anonyme.
C’est par cette sage précaution, à laquelle nous serons toujours fidèles, que nous pouvons nous flatter de donner aujourd’hui des Mémoires intéressans, dégagés de toute inutilité & non mutilés. Nous portons hardiment le défi que l’érudit le plus fanatiquement idolâtre des anciens monumens puisse nous citer dans les retranchemens que nous avons faits, un seul trait que l’Histoire soit autorisée à regretter. Nous craignons bien plutôt le reproche contraire ; mais du moins en serons nous absous par les sages & solides amateurs de notre Histoire, que nous avons seuls en vue dans nos pénibles travaux.
Ce qui nous reste à dire sur la personne de Boucicaut se réduit à peu de chose, parce que nos Mémoires la font assez connoître. Mais comme Théodore Godefroi à la fin de son édition, a recueilli tout ce qu’on sait de la maison des Boucicaut, nous devons le publier aussi.
« 1. De Jean le Maingre, dit Boucicaut, I. du nom, Mareschal de France, du regne des Rois Jean II & Ckarles V»
L’Histoire de Iean de Saintré, Chambellan du Roy Iean II, escrite par Antoine de la Salle, & dediée à Iean Duc de Calabre, & de Lorraine, fils de René Roy de Sicile, en parle de cette sorte au Chapitre XLVII.
En celuy temps estoit en la Cour un très-jeune Escuyer, tres-gracieux, de la Duché de Tourainey qui par esbatement fut nommé Boussiquaut, grand pere des Boussiquauts qui sont aujourd'huy. Tres-saige, subtil, & advenant Escuyer, & qui assez avant estoit en la grâce du Roy . Saintré qui estoit jeune, le voyant si homme de bien, aussi pour l’amour du pays, très - volontiers s'en accointa, & tellement se accompaignerent & aimerent que deux freres ne eussent sceu plus s'entre-aymer. Et jaçoit ce que Boussiquaut feut depuis très- vaillant Chevalier, outre plus estoit-il subtil & attrempé plus que Saintré n’estoit. Et aussi au faict d'armes Saintré estoit tenu le plus vaillant. Et pour ce les Heraults & les Roys d'armes en feirent un commun proverbe en disant :
Quand vient à un assault,
Mieulx vault Saintré que Bouciquault.
Mais quand vient à un Traicté,
Mieulx vault Bouciquault que Saintré.
C’est à sçavoir l’un pour les armes, & l’autre pour le Conseil
Et c’est le mesme Boucicaut qui en l’an 1360 feut choisy pour l’un des Députez au traicté de Bretigny de la part de Charles, Regent du Royaume, depuis cinquiesme du nom Roy de France.
Sa veufve Florie de Linieres, soeur de Godemar de Linières, & Dame d’Escoubleau, & de la Bertiniere vivoit encores l’an 1383.
Ils font tous deux enterrez en l’Eglise de Sainct Martin de Tours, derriere le Chœur, en la chapelle des Boucicauts. Ainsi qu’il se veoid par leurs Epitaphes, tels qu’il s’ensuit, qui m’ont esté communiquez avec la plus part de ces Mémoires par Monsieur de Peiresc, Conseiller au Parlement de Provence.
Cy gist feu noble Chevalier, Messire Iean le Meingre, dict Boucicaut le pere, Mareschal de France, qui trespassa à Dijon, le XVe jour de Mars …
Cy gist feue noble Dame Florie de Linieres, femme du dict Mareschal, laquelle trespajfa en son chastel de Breuil doré, le … jour de ... MCCCC…
2. De Iean le Meingre, dict Boucicaut, II du nom, Mareschal de France du regne du Roy Charles VI, & Gouverneur de Gennes, duquel est ceste Histoire. Il estoit fils du susdict Jean I.
L’an 1406 il feit foy & hommaige à Louys II, Roy de Sicile pour les Seigneuries de Pertuis, Meirargues, Pellisane, les Pennes, & autres situées en Provence.
L’an 1414, il feut Gouverneur pour le Roy en Languedoc, & au Duché de Guyenne L’an 1415, il feut faict prisonnier à la bataille d’Azincourt, estant à l’avant-garde, & feut mené en Angleterre, où il deceda l’an 1421.
Il est inhumé avec les pere & mere en la susdicte chapelle des Boucicauts, comme il appert de son epitaphe que voycy.
Cy gist noble Chevalier Messire Jean le Meingre, dict Bouciquaut, le fils, Mareschal de France, grand Connestable de l’Empereur & de l’Empire de Constantinople, Gouverneur de Gennes pour le Roy, Comte de Beaufort, de Clux, d'Alest, & Vicomte de Turenne, lequel trespassa en Angleterre y illec estant prisonnier, le 27. jour de ….. MCCCCXXI.
Sa femme Antoinete, Vicomtesse de Turenne, estoit fille de Raymond, Vicomte de Turenne, lequel Raymond estoit fils de Guillaume Roger, Comte de Beaufort en Anjou, & d’Eleonor de Comminge, fille de Bernard Comté de Comminge, & Vicomte de Turenne.
3. De Geoffroy le Meingre, dict Boucicaut, Gouverneur du Daulphiné, frere puisné de Iean le Meingre, dict Boucicaut, II du nom, Mareschal de .France, & Gouvernant de Gennes.
L’an 1402, il estoit Gouverneur du Daulphiné, & luy appartenaient les Seigneuries de Luc, de Rocquebrune, & de Bulbone en Provence.
Sa premiere femme se nommoit Confiance de Saluces. Et la seconde feut Ysabeau de Poictiers, de laquelle il eut deux fils à sçavoir Louys, & Iean. Le dict Louys feit son testament en l’an ….. Par iceluy il institue son héritier Aymar de Poictiers, Seigneur de Sainct Valier, son cousin-germain, à la charge de porter son escu escartelé des armes de Poictiers & de Boucicaut, & adjouster au surnom de Poictiers celuy de Boucicaut, en disant Aymar de Poictiers, dict Boucicaut. Et substitue au dict Aymar Guillaume de Poictiers, de Clerieu & les siens, & ceux qui feront proches des armes de la Maison de Poictiers ; & à leur default le Seigneur des Barres, & Iacques des Barres, oncle du dict Seigneur des Barres, & les leurs.
4. De Geoffroy le Meingre, dict Boucicaut, Evesque de Laon, frere puisné de Iean le Meingre, dict Boucicaut, I du nom, Mareschal de France.
L’an 1363, il estoit Evesque de Laon.
L’an 1370, il mourut à Boulongne la grasse en Italie, après avoir institué ses nepveux Iean, & Geoffroy, ses héritiers en ses biens meubles montans à la valeur de cinquante, mille francs ».
Pour terminer cette notice, nous n’aurions plus rien à ajouter à ces recherches de Godefroi, si nous n’avions à défendre la mémoire du Maréchal de Boucicaut d’une accusation grave, dont quelques Historiens l’ont chargée. On reproche à ce guerrier une administration trop rigoureuse dans son gouvernement de Gènes, & c’est, dit-on, cet excès de sévérité qui fit perdre à la France la possession d’un Etat qui s’étoit volontairement soumis à nos rois. Il nous semble qu’une pareille inculpation est au moins hasardée ; & que pour prouver notre opinion, les faits & les raisonnemens s’accordent ensemble.
Avant Boucicaut, Gènes étoit en proie à tous les désordres qu’entraîne l’esprit de parti & de faction. L’autorité dans les mains du Sénat étoit sans force pour punir & protéger: L’industrie & le commerce étoient anéantis. Le pauvre assuré de l’impunité dépouilloit le riche, ou le forçoit à s’enfuir pour se cacher. La déprédation, le viol, l’assassinat étoient également les œuvres du jour & de la nuit. Mais Boucicaut arrive, & l’ordre se rétablit. Le cours d’une année lui suffit pour faire un peuple florissant du peuple qu’il gouverne. Le pauvre revient à l’amour, du travail & au respect des loix. Le riche rentre sans effroi dans ses foyers, & ne célant plus son opulence, s’applique à l’accroître encore. Une marine nombreuse, commerçante & guerrière parcourt les mers du levant, & rapporte les productions de l’Asie, échangées contre celles de l’Europe. Boucicaut veille à tout, & devient pour l’état confié à ses soins, comme une seconde Providence. Il est vrai qu’il s’arma de sévérité. Les auteurs & les chefs des désordres publics furent condamnés à la mort, & subirent la rigueur de leur jugement. Mais s’il est des momens où l’indulgence n’est que de la faiblesse, n’est-ce pas lorsque l’impunité prolonge le malheur & perpétue le crime ?
La preuve incomestable que Boucicaut ne fit que ce qu’il devoir faire, & que son administration ferme & sévère fut un bienfait, se développe d’elle-même, lorsqu’on compare Boucicaut aux Gouverneurs qui l’avoient précédé. Ceux-ci, parmi lesquels on voit le Comte de St. Pol, avoient usé de douceur & de clémence, & cette administration indulgente n’avoit rien changé au sort des Génois. Les factieux, à leurs premiers crimes, en ajouterent toujours de nouveaux, & prenant la patience de leurs Gouverneurs pour de l’impuissance, ils alloient ramener les jours de l’anarchie. Il falloit Boucicaut pour conjurer ce malheur; il le conjura en effet, & sa juste sévérité lui valut ce succès.
Que si Gènes secoua quelques années après la soumission qui l’attachoit à la France, pourquoi chercher la cause de cette défection dans l’administration de Boucicaut, plutôt que dans cet amour indomptable de la liberté qui doit nécessairement ramener longtemps vers elle tous les desirs d’un peuple qui vient de la perdre ? La liberté politique ne sera jamais au nombre de ces biens dont la perte ne laisse qu’un regret fugitif. Une Nation qui ne l’a jamais connue, ou qui du moins a vieilli dans l’esclavage peut sans doute en ignorer jusques au sentiment ; mais il vit long-temps, prêt à reprendre toute son énergie, dans ceux qui en naissant ne reconnoissoient d’autre souverain que leurs propres loix.
Et comment d’ailleurs peut-on reprocher à Boucicaut une administration sévère, lorsqu’il voyoit le déplorable état où gémissoit la France entière, parce que les rênes du Gouvernement échappées des mains d’un jeune roi devenu fou, vingt Princes de son sang se les disputoient à la fois, & donnoient à tous les chefs des nations la crainte des malheurs sans nombre attachés à un Gouvernement faible & combattu ; lorsque la faiblesse de la France abandonnoit les Gouverneurs de Province, & faisoit une loi aux plus sages de tirer toute leur puissance de leur caractère ; lorsque, pour contrebalancer ce vieil amour de la liberté, il auroit fallu dans Gènes aux ordres du Gouverneur des troupes dont la présence pouvoit imposer ; lors qu’enfin Boucicaut étoit réduit à lui-même, ou du moins à un très-petit nombre de compagnons d’armes que sa seule réputation retenoit sous le drapeau? Il n’est permis de prononcer contre Boucicaut qu’après avoir rapproché les uns des autres tous ces motifs de justification, ou d’excuse. Un jugement sans restriction seroit peut-être une injustice, dont les plus grands Historiens ne se font pas toujours assez défendus.
Fin de la Notice des Editeurs.
MEMOIRES OU LIVRE DES FAITS DU BON MESSIRE
JEAN LE MAINGRE, DIT BOUCICAUT, MARÉCHAL DE FRANCE,
Lequel dit Livre est party en quatre Parties.
La premiere Partie parle de son enfance, & de la poursuite en armes & faicts qu'il feit jusques au temps qu’il fut esleu pour estre Gouverneur de Gennes.
La seconde Partie parle depuis qu'il eut le dict gouvernement jusques au retour qu'il feit de Syrie.
La troisiesme Partie parle depuis le temps du dict retour jusques au temps present.
La quatriesme Partie parle des vertus, bonnes mœurs & conditions qui sont au Mareschal, & de sa maniere de vivre.
LIVRE DES FAITS DU BON MESSIRE JEAN LE MAINGRE,
DICT
MARÉCHAL DE FRANCE.
PREMIERE PARTIE.
Cy commence la premiere Partie de ce Livre, laquelle parle de l’enfance de Boucicaut, & de la poursuite en armes & faicts qu'il feit jusques au temps qu'il fut esleu pour estre Gouverneur de Gennes.
CHAPITRE PREMIER.
Cy commence le livre des faicts du bon Messire. Iean le Maingre, dit Boucicaut, Mareschal de France, & Gouverneur de Gennes.
Deux choses sont, par la volonté de Dieu, establies au monde, ainsi comme deux piliers à soutenir les ordres des loix divines & humaines, qui à creature humaine donnent reigle de vivre en paix & deüement soubs les termes de raison, & qui accroissent & multiplient le sens humain en congnoissance & vertu, & l’ostent d’ignorance, & avec ce deffendent & soustiennent & augmentent le bien propre & aussi le public, & sans lesquels seroit le monde ainsi comme chose confuse, & sans nul ordre. Et par ce pouvons nous veoir que comme elles nous soient nécessaires, pour le grand bien d’elles & le grand profit qui nous en vient, nous les devons souverainement priser, honnorer, soustenir, louer, & avoir en reverence. Iceulx deux piliers sans faille sont Chevalerie, & science, qui moult bien conviennent ensemble : car en Pays, Royaume, ou Empire auquel l’une des deux faudroit conviendrait que le lieu eust peu de durée ; car là où science seroit destruite, loy seroit nulle. Et comme homme ne puisse bien vivre sans loy, & feroit retourné comme en beste, avec ce le Royaume ou contrée, là où deffence de Chevalerie cesseroit, l’envieuse convoitise des ennemis, qui rien ne craindroient, tost à confusion le mettroit.
Or nous a, Dieu en soit loué, avec les autres biens que faicts nous a, donné ces deux défences : mais de l’une parlerons plus avant au propos que nous voulons traider ; c’est à sçavoir de Chevalerie, en la louant, en la personne d’un vaillant & noble Chevlier encores au monde, Dieu luy tienne, aujourd’huy vivant en bon aage, & prosperité de corps d’esprit, & de noble estat. C’est Monseigneur Messire Iean le Maingre, dit Boucicaut, Mareschal de France& Gouverneur de Gennes, en la reverence & honneur duquel, pour les dessertes de ses biens faicts sera au plaisir de Dieu traicté & parfaict ce present Livre. Racomptant le bien de luy, tant en vertu de nobles, moeurs, gentillesse, & toutes grâces, comme en prouesse, &, vaillantise de son corps, & biens faicts par luy accomplis, és quelles vertus on le veoid perseverer de mieulx en mieulx. Et comme à tous par nature ceste vie soit briefve, est chose deüe & de belle ordonnance, afin que le bienfaict des vaillans ne soit mie amorty, que ils soient mis en perpetuelle souvenance au monde, c’est à sçavoir en registre de livres. Et pour ce est-il dict de plusieurs vaillans trespassez, de qui les noms & bontez sont mis en memoire, que ils ne font pas morts, ains vivent ; C’est à dire que le bien d’eulx n’est pas mort, car leur bonne renommée est encores vive au monde, & vivra par le rapport des tesmoings des livres jusques à la fin du monde. Et avec ce, c’est chose convenable, que en memoire autentique foient mis les bons, & leur nom authorisé, affin que ceulx qui tendent à honneur puissent prendre exemple de bien faire, pour attaindre au loyer de bonne renommé, qui est deüe à ceulx qui le desservent.
Mais à un peu revenir au propos de prouver ce que devant est dict, c’est à sçavoir que aussi avecques Chevalerie, science doibt estre louée ; comment sçaurions- nous des bons trespassez les biensfaicts entre nous humains, de qui l’entendement ne comprend rien des. choses passées, fors par le rapport d’autruy, si science n’estoit, qui le nous certifie ? Ce sont lettres & escriptures, lesquelles font le premier membre de science par qui nous, font rapportées les choses passées, & que à l’œuil nous ne voyons mie. Et pour ce dict Caton : Lis les livres. Car certes homme, de quelque estat qu’il soit, ne sera ja droictement appris, si n’est par introduction de lettres & de livres. Et pour ce me semble que moult devons louer science & ceux qui les sciences nous donnèrent, par qui avons congnossance de tant de nobles choses, que nos yeux ne peuvent veoir, & des vaillans preux trespassez, qui tant honnorablement vesquirent en ce monde, qu’ils en ont desservy mémoire à tousjours.
Cy dit par quel mouvement ce present livre fut faict.
Affin qu’il ne soit pas celé, mais sceu de tous ceulx qui ce present Livre verront & orront, par quel mouvement il a esté faict, & mis sus, il est à sçavoir que plusieurs Chevaliers de grand renom & Gentils-hommes vaillans, poursuivans le noble faict & hautesse des armes, lesquels ont congneu & hanté dès son enfance de tels y a & encores sont le bon vaillant preux Mareschal, de qui nous parlons, & ses nobles ancestres, & esté avec luy en maintes nobles places, & assemblées chevaleureuses, parquoy tant l’ont veu & esprouvé en toutes conditions, qui à vaillant Chevalier advisent, ont advisé que affin que le temps advenir, si comme devant est dict, le nom & bienfaict de si vaillant preudhomme ne soit pery, ains soit demeurant au monde avec les vivans par longue mémoire, & que les autres s’y puissent mirer, que bon seroit que certain-Livre de luy, & de ses faicts fust faict. Et pource, comme il en soit bien dignes, adviserent personne propice à qui l’oeuvre çommeirent & chargèrent, laquelle personne pour l’authorité de luy, & aussi d’iceulx nobles dignes de foy, ne contredit leur bon vouloir, ains promeit à l’aide de Dieu l’accomplir au mieulx que faire le sçauroit, selon la relation de leurs rapports, & sans rien du sien en parlant de luy adjouster ; & ainsi entreprist ce dict Oeuvre, après le tesmoignaige & le rapport d’iceulx, qui estre nommés ne veulent, affin que envieux ne deissent que aulcune flaterie leur feist dire.
CHAPITRE III.
Cy dit de quels parents fut le Mareschal Boucicaut, & de sa naissance & enfance.
Or entrons doresnavant au propos que nous entendons à poursuivre C’est de parler du vaillant Boucicaut ; à la louange duquel véritable & sans flaterie, sera continué ce livre, à l’aide de Dieu, jusques à la fin. Fils fut du noble & tres-vaillant Chevalier, Monseigneur Iean le Maingre (1), dit Boucicaut, lequel dict Chevalier fut moult preud’homme, & de grand sçavoir, & toute sa vie. & son temps employa en la poursuite d’armes, & à l’exemple des vaillans anciens, qui ainsi le feirent, ne luy chailloit de tresor amasser, ne de quelconques choses fors d’honneur acquérir. Pour lesquels biens-faicts, & sa grand vaillance, & preud’hommie, au temps des grandes guerres en France, au vivant du chevaleureux Roy Iean, fut faict, Mareschal de France, lequel servit le dict Roy en ses guerres, si comme assez de gens encore vivans le sçavent, si puissamment, que de present est appelle & tous-jours fera le vaillant Mareschal Boucicaut. Et encores pour un petit toucher de la grand’ardeur & seule convoitise qu’il avoit en la poursuite d’armes, sans ce qu’il luy chalust de quelconque autre avoir, dirons de luy en brief, ce qu’il respondoit à ses pareils & autres de ses amis, quand par plusieurs fois le blasmerent de ce qu’il n’acqueroit terres & Seigneuries pour ses enfans, veu qu’il estoit tant en la grâce du Roy. Je n ay rien, disoit-il, vendu, ne pensé à vendre de l’héritage que mon pere me laissa, ne point acquis aussi, n’en ay, ne veuïl acquerir ; si mes enfans font preud'hommes, & vaillans, ils auront assez ; & si rien ne vaillent y dommaige sera de ce que tant leur demeurera. Assez se pourroit dire de ce vaillant preud’homme, qui voudroit parler de ses faicts, & vaillances : mais pour tirer à la matiere dont nous esperons parler, à tant nous en souffrerons. Si ne sorligne mie son vaillant fils, s’il est plain de bonté, car ainsi que dit le Proverbe commun, de bonne souche bon syon. Sa femme, & mere de celuy dont nous faisons nostre livre, fut Madame Fleurie de Linieres, qui en son vivant estoit très bonne, belle, sage & tres-noble Dame, & d’honneste vie. Né fut celuy dont nous parlons en Touraine, en la cité de Tours, & en baptesme eut nom Iean. Si fut chèrement tenu de ses parens, comme leur premier fils, & nourry joyeusement, comme il appartient à enfant de tel parage. Mais le vaillant pere, dont cy dessus avons parlé, ne dura au fils que deux ans après sa naissance. Si trespassa de ce siecle, dont dommage fut au Royaume de France, aussi à la noble Dame sa femme, qui moult le pleura, & grand dueil en fist, & aussi fut grand perte à ses enfans. Si fut cest enfant bel, & doucet, & tres-plaisant à nourrir, qui au veufvage de la mere feut grand reconfort. Car au feur qu’il croissoit, grâce & beauté croissoient & multiplioient en luy. Si fut enfant bel plaisant, gracieux, & de joyeux visaige, un peu sur le brunet, & assez coulouré, qui bien luy fist. Si estoit avenant, joyeux, & courtois en tous ses enfantibles faicts. Et quand il fut un peu parcreu, la sage & bonne mere le fist aller à l’escole, & luy continua à y aller, tant qu’elle l’eut avec foy en ce temps de son enfance.
Tout ainsi que dict le Proverbe commun : Ce que nature donne, rien ne peut tollir ; car quoy que l’on die, dés l’enfance de l’homme se peuvent appercevoir ses inclinations, de quoy que ce foit, si comme par experience se peut chaque jour veoir. Et ce tesmoignent assez les anciennes Histoires des faicts de plusieurs vaillans, si comme de Cirus, qui en son enfance cui- doit estre fils du Pasteur qui l’avoit nourry, & ses bestes gardoit aux champs, & il estoit de Royale lignée, & fils de la fille d’Astiages, Roy de Perse, lequel Roy l’avoit commandé à occire dés qu’il feut né, de peur qu’il le déshéritast, quand en aage seroit, pour cause d’un fier songe qu’il avoit songé, qui ainsi luy fut par Sages exposé. Mais comme le dict commandement du Roy ne fust mie du tout obey, le trouva un pasteur au bois pendu par les drapelets à un arbre. Si le nourrit sa femme comme sien : mais quand il feut parcreu, nature, qui ne peut celer ce qu’elle donne, ne voulut pas mucier en lui son noble sang, & sa Royale venue.
(Le reste du Chapitre est aussi inutile que le commencement de cette comparaison de Boucicaut avec Cyrus).
CHAPITRE IV.
Encores de l’enfance du dict Boucicaut.
A propos de ce que dict est dessus, dès l’enfance du noble Mareschal Boucicaut, duquel nous esperons ramener à digne mémoire les tres-notables, & beaux faicts par luy achevez, & accomplis, au contenu de ce livre, estoyent en luy apparans ses belles, bonnes, & honnorables conditions, & inclinations naturelles : car ses jeux enfantelins estoyent communément de choses qui peuvent signifier faicts de Chevalerie & nature prophetisoit en cestuy cy les haults offices que Dieu & bonne fortune luy apprestoient à venir en son temps. Car il assembloit les enfans de son aage, puis alloit prendre & saisir certaine place, comme une petite montaignete, ou aultre part, & avec luy Geoffroy son frere, qui en son parfaist aage a esté & est Chevalier de tres-grand’emprise, fort & fier à ses ennemis, hardy & de grand courage, & bel de corps, & de visaige, & en si grand office, comme Gouverneur du Daulphiné ; & aussi Mauvinet, leur frere de mere, qui moult vaillant Chevalier a esté en son vivant. Iceux estoyent avecques luy, à garder le pas, ou le lieu contre les autres petits enfans, à qui de sa puissance chalengeoient la place, & autres fois vouloit estre l’assaillant, & par force en deboutoit les autres, puis faisoit assemblées, comme par batailles, & aux enfans faisoit bacinets de leurs chapperons, & en guise de routes de gens d’armes, chevauchant les bastons, & armez d’escorces de bûches, les menoit gaingner quelques places les uns contre les autres. A tous tels jeux volontiers jouoit, ou aux barres, ou au jeu, que l’on dict le croq madame, ou à faillir, ou à jetter le dard, la pierre, ou si faictes choses. Mais à quelque jeu qu’il jouait, tousjours estoit le maistre, & vouloit congnoistre du droict ou du tort des autres enfans. Et dés lors estoit sa maniére Seigneuriale, & haulte ; & se tenoit droict la main au costé, qui moult luy avenoit, regardant jouer les autres enfans, pour juger de leurs coups, & ne parloit; mie moult, ne trop ne rioit. Non pas que ce luy veint d’orgueil, ne oultrecuidance : car il estoit amiable, doux & humain, & courtois sur tous autres enfans, & tres-humble & tres-obeissant à son maistre, qui le gouvernoit, & à toute gent ; mais que tort on ne luy feist : car ce ne souffroit-il en nulle guise. Et telle maniére avoir à si jeune enfant, estoit demonstrance de son grand & noble couraige, qui dés lors se donnoit à congnoistre. Et qu’il eust grand coeur, apparut bien une fois, que son maistre l’avoit banvpour cause que un enfant s’estoit plaint qu’il luy avoit donné une buffe, pource qu’il l’avoit desmenty ; Boucicaut ne pleuroit point, ains tenoit sa main soubs sa joue, comme tout pensif. Son maistre, qui regarda la maniére qu’il ne pleuroit point, comme font les autres enfans communément, qui pleurent quand on les a battus, luy dist asprement : Regardez, est-il bien fier ce Seigneur là, il ne daigne pleurer. L’enfant luy respondit : Quand je seray Seigneur vous ne m’ôserez batre, & je ne pleure point, pour ce que si je pleuroye, on sçauroit bien que vous m’auriez batu. Quand il fut un peu grandelet, le saige Roy[1], qui lors vivoit, lequel n’avoit pas oublié les bons services que son père le vaillant Mareschal Boucicaut avoit faicts en son vivant au Roy Jean & à luy, aussi és faicts des guerres du Royaume de France, contre les Anglois, eut esperance que semblablement le fils seroit vaillant, & que bien estoit raison qu’il le rémunérait des biensfaicts de son feu pere. Si voulut, & ordonna qu’il fut amené par deçà, & qu’il demeurait à la Cour du Daulphin de Vienne, son fils, qui à present regne[2]. Et ainsi feut faict. Si fut nourry avec le dict Daulphin[3] jusques à ce qu’il eut d’aage environ douze ans. Et tant comme il y feut se gouverna tres-gracieusement, tellement que le Daulphin l’avoit moult cher, & semblablement tous les autres haults & nobles enfans, qui là estoyent nourris, & mesmement aussi les grans gens l’aimoient, & moult reputoient ses belles maniéres sages & gracieuses, toutes telles que noble enfant taillé à venir à grand bien doibt avoir.
CHAPITRE V.
Cy dit de la premiere fois que Boucicaut prist à porter armes.
Boucicaut, comme dict est, estoit ja venu en l’aage de douze ans, & non-obstant que ce soit moult grande jeunesse à ja commencer à porter armes, cestuy enfant oultre le commun cours des autres enfans, qui en cest aage naturellement ont coustume de plus desirer à jouer avec les autres enfans qut à faire quelconque autre chose, ne cessoit de se debatre, & guermenter qu’il fust armé» & allast à la guerre. Et à bref parler,non-obstant que plusieurs qui l’oyoient se rigolassent de luy, disans. : Dieu de l’homme d'armes, tant s’en debatit, que le Duc de Bourbon[4] en ouyt parler. Et de ce qui luy feut rapporté que l’enfant disoit, & du grand desir qu’il avoit d’aller en guerre, eut moult .grand ris, considerant le grand courage qu’il avoiten si jeune aage, dont il presumà que s’il vivoit encores feroit un vaillant homme, dont il feut moult joyeux : & pour le plaise qu’il y prist, requist au Roy que il luy voulust bailler pour le mener avec luy en l’armée qu’on faisoit adonc, pour aller en Normandie, affieger & prendre les chasteaux, & forteresses du Roy de Navarre[5], qui lors vivoit, à qui le Roy Charles avoit contens. A laquelle dicte requeste du Duc de Bourbonnois, le Roy par maniére de jeu & d’esbatement, & pour accomplir le desir de l’enfant s’y consentit ; mais bonne garde luy bailla. Si fut Boucicaut armé, & mis en estat : quand il se veid habillé tout ainsi qu’il demandoit, ne convient à demander s’il eut grand joye. Et quand il estoit armé, ce ne luy sembloit mie charge, ains en estoit si joly que il s’alloit remirant comme une Dame bien atournée. Et tant se contenoit bel, que ceulx qui le voyoient y prenoient grand plaisir. Et ainsi le jeune enfant Boucicaut alla en cette armée, de laquelle feut principal chef le Duc de Bourgongne[6], frere du Roy Charles, avec lequel estoit le Duc de Bourbon, & le bon Connestable de France Messire Bertran de Claquin, & maints autres vaillans Capitaines, & grande foison de gens d’armes. Par laquelle puissance furent pris par force maints forts chasteaux, & forteresses, C’est à sçavoir Bretueil, Beaumont, Requierville, Gauray, Saint Guillaume de Mortaing, & tant qu’il ne luy demeura que Cherebourg. Et ce faict, s’en retournèrent en France. Mais tant gracieusement se gouverna l’enfant dessus dict en ce voyage, que oncques homme ne le veid lassé du fais du harnois, ne de quelconque peine qu’il conveint souffrir aux sieges, ains tousjours si joyeusement s’y contenoit, que vrayement on pouvoit juger par les contenances que armes debvoient estre son naturel mestier. Mais au retour faillit la joye de l’enfant Boucicaut : car ja cuidoit estre un vaillant homme d’armes : mais esbahy se trouva, quand on luy dist : Or ça ça maistre bel homme d'armes, revenez à l’école. Si fut derechef mis à l’escole avec le Daulphin, comme devant, dont moult se trouva marry. Et ainsi comme vous oyez, fut celuy voyage le premier où Boucicaut fut oncques armé : mais de bonne heure y commença : car si bien puis l’a continué, que pris n’a gueres de repos.
CHAPITRE VI.
Cy dit comment en jeune aage Boucicaut voulut poursuivre les armes, & se prist à aller en voyages.
Ainsi un espace de temps feut l’enfant Boucicaut tenu à sejour malgré luy, avec le Daulphin, tant que moult luy commença à ennuyer. Si se prist moult à tourmenter d’estre tiré hors de là, & de porter armes, laquelle chose moult desiroit : car bien luy sembloit que ja feust fort, & dur assez, pour donner & recevoir grands coups de lance & d’espée, & de soustenir le fais qu’il y convient. Et de ce tant mena grand noise, que le Roy oüit parler de sa grand volonté, & qu’il disoit vrayement que qui ne l’armeroit il iroit servir aucun Gentilhomme, qui luy donneroit chevaux & harnois : car plus ne vouloit ainsi sejourner en Court. Le Roy eut grand plaisir de veoir en si jeune cœur tel desir & volonté de ja venir à vaillance : & si pensa que bien retrairoit à son chevaleureux pere. Et quoy qu’il retardait de luy octroyer ce qu’il requeroit, pource que trop jeune luy sembloit, tant en feit parler au Roy, & tant le requist, que en la parfin conveint qu’il feust armé. Si le feit le Roy moult bien ordonner de tout ce qui luy convenoit, & tres-bien monter, & bonne compaignée luy bailla, & assez de quoy despenser. Et ainsi en tres-bel estat l’envoya derechef en la compaignée du Duc de Bourbon, qui joyeusement le receut, lequel alloit avec le Dug de Bourgongne, par le commandement du Roy, à tout belle compaignée de gens d’armes, après le Comte de Bouquingam, Anglois, qui adonc alloit dommageant le Royaume de France. Si luy fut par le dict Duc de Bourgongne & sa compaignée par fois, porté maint dommage, tant que à petite compaignée s’en retourna en Angleterre, & petit eut gaigné en France. En celuy voyage moult se commencèrent à demonstrer les vaillances du bon courage & hardiesse du jouvencel Boucicaut. Car és escarmouches & rencontres qu’ils faisoient sur leurs ennemis, tant & si avant s’y abandonnoit que nul plus que luy ne s’y advanturoit. Et tant que merveilles estoit à veoir à si jeune enfant faire ce qu’il faisoit, & plus en eust faict encores, qui luy eust souffert. Mais allez y avoit avecques luy qui ne le souffroit faire tous ses hardis vouloirs, pource que trop se vouloit abandonner. Et mesmement le bon noble Duc de Bourbon, qui devant l’aimoit pour l’amour de son vaillant pere, l’acueillit adonc en plus grand amour, pour l’apparence & ligne qu’il voyoit en luy d’estre vaillant homme. Et depuis lors l’eut moult cher en sa compaignée. Ce voyage faict, s’en retourna à Paris le Duc de Bourgongne, & le Duc de Bourbon, & Boucicaut avec eulx; si feut grandement receu du Roy, & du Daulphin son fils, qui ja avaient ouy parler de l’espreuve de son hardiesse & grande volonté.
Cy devise les essais que Boucicaut faisoit de son corps, pour soy duire aux armes.
Ne se tient pas à tant le noble jouvencel Boucicaut. Si dit que plus ne le tiendra la Court à sejour, & qu’il fera doresnavant maistre de soy. Ia luy semble qu’il soit homme, & que il doive travailler comme les autres. Si s’en partit moult tost de Paris, & s’en alla en Guyenne avec le bon Mareschal de Sancerre[7], qui alloit mettre le siege devant Monguison. Et cornment Boucicaut se mainteint en celuy voyage, nous vous dirons: tant estoit grande l’ardeur de la volonté qu’il avoit aux armes, que nulle peine ne luy estoit griefve, & ce qui eut esté grand travail à un autre, à luy estoit très-grand foulas. Car quand il estoit un peu à sejour, adonc comme celuy que grand-desir menoit, ne se pouvoir, tenir coy. Dont maintenant s’essayoit à saillir sur un coursier tout armé, puis autre fois couroit où alloit longuement à pied, pour s’accoustumer à avoir longue haleine, & souffrir longuement travail. Autrefois ferissoit d’un coignée, ou d’un mail grand piece, & longuement, pour bien se duire aux harnois, & endurcir ses bras, & ses mains à longuement ferir, & qu’il s’accoustumast à legerement lever ses bras. Pour lesquelles choses exercer duisit tellement son corps, que en son temps n’a esté veu nul autre Gentilhomme de pareille appertise ; car il faisoit soubresaut armé de toutes pieces, fors le bacinet, & en dansant le faisoit armé d’une cotte d’acier. Item sailloit sans mettre le pied à l’estrier sur un coursier armé de toutes pieces. Item à un grand homme monté, sur un grand cheval, sailloit de terre à chevauchon sur ses espaules, en prenant le dict homme par la manche à une main, sans autre avantage. Item en mettant une main sur l’arçon de la selle d’un grand coursier, & l’autre empres les oreilles, le prenoit par les creins en plaine terre, & sailloit par entre ses bras de l’autre part du coursier. Item si deux parois de plastre feussent à une brasse l’une près de l’autre, qui feussent de la haulteur d’une tour, à force de bras &de jambes, sans autre aide, montoit au plus hault, sans cheoir au monter, ne au devaler. Item il montoit au reveres d’une grande eschelle dressée contre un mur tout au plus hault, sans toucher des pieds, mais seulement sautant des deux mains ensemble d’eschelon en eschelon, armé d’une cotte d’acier, & ostée la cotte, à une main sans plus montoit plusieurs eschelons. Et ces choses font vrayes, & à maintes autres grandes appertises faire duisit tellement son corps, que à peine peust-on trouver son pareil. Puis quand il estoit au logis, s’essayoit avec les autres Escuyers à jetter la lance, ou à autres estats de guerre, ne ja ne cessoit. Et ainsi se conteint en celuy voyage, ne ja ne luy sembloit qu’il peust estre à temps à aulcune besongne pour foy bien esprouver. Et quand ils feurent au siege devant la dicte forteresse de Monguison, aux assaults qui y furent faicts, là s’essayoit Boucicaut, qui legerement couroit des premiers, pour faire en toutes choses en tel cas ce que appartient à tout bon homme à faire. Et tant s’y abandonnoit perilleusement, que tous s’en esmerveilloient : pour lesquels bienfaicts, & l’apparence de sa grande hardiesse & vaillance, le prist le dict Mareschal de Sancerre en moult grand amour, & dist, presens plusieurs de ses gens. Si cest enfant vit, ce fera un homme de grand faict. Et à la parfin feut prise la dicte forteresse, & plusieurs autres chasteaux, & forteresses feurent prises par traicté. Et après ce s’en revindrent en France.
CHAPITRE VIII.
Cy parle d’Amour, en demonstrant par quelle maniére les bons doivent aimer, pour devenir vaillans.
(Ce Chapitre est étranger à l’Histoire)
CHAPITRE IX.
Cy comment dit Amour, & desir d’estre aimé, creust en Boucicaut courage, & volonté d'estre vaillant, & chevalereux.
Si preint à devenir joyeux, joly, chantant, & gracieux plus que oncques mais : & se preint à faire Balades, Rondeaux, Virelais, Lais, & Complaintes d’amoureux sentiment. Desquelles choses faire gayement & doulcement, amour le feit en peu d’heures si bon tnaistre, que nul ne l’en passoit. Si comme il appert par le livre des cent Balades, duquel faire luy & le Seneschal d’Eu feurent compaignons au voyage d’oultre mer. Et voulut avoir robes, chevaux, harnois, & tous habillemens cointes, & faitis, plus que il ne souloit. Ia avoit choisy Dame belle & gracieuse[8], & digne d’estre aimée, si comme amour l’avoit admonesté, pour laquelle preindrent ses pensées à croistre de plus en plus en desirs chevaleureux. Si prist devise & mot propice à l’entente, & propos de fort amour, qu’il porta en tous ses habillemens. Et feut secretement en son courage desireux de tant faire par bien servir, celer, & par vaillance, & poursuivre armes, que l’amour de sa Dame peut acquérir. Si la voyoit quand il pouvoit, sans blasme d’elle. Et quand à danse ou à feste s’esbatoit, où elle feut, là nul ne le passoit de gracieuseté & de courtoisie en chanter, en danser, en rire, en parler, & en tous ses maintiens. Là chantoit chansons & rondeaux, dont luy-mesme avoit faict le dict, & les disoit gracieusement, pour donner secretement & couvertement à entendre à sa Dame, en se complaignant en ses rondeaux, & chansons, comment l’amour d’elle le destraignoit. Mais il ne feut mie tost hardy de plainement dire sa pensée, comme sont les lobeurs du temps present, qui sans desserte vont baudement aux Dames requérir qu’ils soyent aymez : & de faintises & faulx semblans, pour elles decepvoir bien se sçavent aider. Ainsi ne feit mie l’enfant Boucicaut, ains devant elle & entre toutes Dames estoit plus doux & bening que une pucelle. Toutes servoit, toutes honnoroit, pour l’amour d’une. Son parler estoit gracieux, courtois, & craintif devant sa Dame. Si celoit sa pensée à toute gent, & sagement sçavoit jeter son regard & ses semblans, que nul n’apperceust où son cœur estoit. Humblement & douteusement servoit amour, & sa Dame. Car il luy sembloit qu’il n’avoit mie assez faict de bien, pour si haulte chose requérir & demander, comme l’amour de Dame, & pource mettra ce dict toute peine que par son bienfaire elle soit esmeue à l’aimer, & le prendre en grâce, & vouldra toutes ses maniéres & conditions & contenances amender, & continuer de mieulx en mieulx pour l’amour d’elle. En celuy temps estoit assez de nouvel couronné le Roy Charles sixiesme du nom (2), qui à présent regne. Adonc commencèrent à multiplier festes & joustes, & danses en France, plus que de longtemps n’y avoit eu, pour cause du jeune Roy, à qui jeunesse, puissance, & Seigneurie, admonestoient de se soulacier & esbatre, comme à jeune cœur qui a puissance est chose naturelle. Si faisoit le Roy au temps de lors souvent & menu de belles festes à Paris, & ailleurs, où haultes Princesses, & Dames, & Damoiselles, de toutes parts estoient mandées. Si peut-on sçavoir que maintes en y avoit de belles, jolies, & richement atournées. Là s’efforçoient ces jeunes Chevaliers & Escuyers d’estre jolis, cointes, & avenans : car la veue de tant de nobles & belles Dames leur accroissoit le couraige & volonté d’estre amoureux & avenans plus que oncques. Mais là estoient les joustes à tous venans grandes, & plainieres. Si ne s’y faingnoient Gentilshommes, de chascun endroict foy monstrer son vasselage pour l’amour des Dames. Là estoit le jouvencel Boucicaut, joly, richement habillé, bien monté, & bien accompaigné, lequel en recepvant le doux regard de sa Dame, lance baissée vous poignoit son destrier de telle vertu, que plusieurs en abatoit en son encontre. Et tant bien s’y contenoit, que chascun s’esmerveilloit de ce qu’il faisoit. Car moult jeune d’aage encores en celuy temps estoit. Si faisoit à merveilles parler de luy, & les Dames, & toutes gens par grand plaisir le regardoient & grand plaid en tenoient, que vous en feroye long compte. Ainsi comme vous oyez croissoit amour au courage de Boucicaut desir, & volonté d’estre vaillant. Si ne sera mie doresnavant des derniers en toutes besongnes belles & honnorables, où employer se pourra. Toutes ses pensées, & autres toutes bonnes volontez feit amour croistre & multiplier au couraige de Boucicaut, lequel bien le meit à effect. Comme il apperra par la description de ses bons faicts, & poursuite de Chevalerie, comme nous dirons cy-aprés.
CHAPITRE X.
Cy dit comment Boucicaut fut faict Chevalier & des voyages de Flandres.
Affin que tous ceulx qui, ce présent Livre verront, & orront, sçachent & voyent clairement comment sans juste cause, ne font mie meus les dessus dicts Chevaliers, & Gentils-hommes, par le mouvement desquels, & ordonnance, ce present Livre est faict, à vouloir & desirer que le nom du vaillant homme, de qui nous voulons traicter en cestuy volume, soit mis en perpetuelle mémoire au monde, pour donner comme devant est dict exemple à tous ceulx qui desirent au hault, honneur, & prouesse de Chevalerie, en demonstrant qu’à ce ne peut nul atteindre sans grands travaux, & labeur continuel en armes, & en bons faicts, leur plaist que après leurs tesmoignage autentique, & digne de foy, je declare & demonstre en ceste presente escriture tout au long & par quelle manière le bon Boucicaut a employé sa vie diligemment & continuellement en exercice d’armes, & en faicts de vaillance, & que en racomptant ses faicts, & les voyages où il feut, commenceant dès sa premiere jeunesse jusques à ores, je puisse démonstrer s’il a son temps employé en oisiveté, & folie. Pour entrer en la narration des choses touchées, il est à sçavoir que environ le temps dessus dict, les Flamans se rebellerent contre leur Seigneur le Comte de Flandres[9], & de faict le chassèrent. Pour laquelle chose le dict Comte veint devers le Roy de France Charles sixiesme du nom, qui à present regne, comme à son souverain Seigneur, requerir aide & secours contre iceulx, pour subjuguer & remettre en obeissance les villes de Flandres, & le dict pays, comme Seigneur doibt secourir son vassal, si befoing en a, & il l’en requiert. Et aussi à la priere du Duc Philippes de Bourgongne, oncle du dict Roy, lequel Duc avoit espousé Marguerite, fille du susdict Comte de Flandres. N’y envoya pas le Roy tant seulement, ains lui même en propre persfonne y alla[10], accompaigné de ses oncles, & de ceulx de son noble sang, à moult grande Baronnie, & tres-grand ost de Chevaliers, & de gens d’armes. En celuy voyage alla le jouvencel Boucicaut, qui encores estoit moult jeune : mais nonobstant son jeune aage, y fut faict Chevalier de la main du bon Duc de Bourbon, oncle du Roy, qui moult l’avoit cher, & en laquelle compaignée & soubs lequel il estoit. Là s’assemblerent par leur présomption les Flamans à bataille contre leur souverain Seigneur le Roy de France, & contre leur naturel Seigneur le Comte de Flandres, dont la mercy Dieu, qui à toutes choses justement pourveoit leur en prilt comme il doibt faire à tous subjects, qui contre leur Seigneur se rebellent. Car en leur pays mesmes és plaines de Rosebech feurent, present le Roy, estant armé en la bataille, nonobstant qu’il feust encores enfant, morts & desconfits soixante mille Flamans. Advint en icelle bataille que le Chevalier nouvel, dont nous parlons, se voulut par sa grande hardiesse coupler main à main à un Flamand, grand & corsu. Si le cuida ferir à deux mains de la hache qu’il tenoit. Le Flamand, qui le veid de petit corsaige, presuma bien que encores estoit enfant, si le desprisa, & si grand coup luy frappa sur le manche de sa hache que il lui feit voler des poings, en lui disant : Va teter, va enfant. Or veois-je bien que les François ont faute de gens, quand les enfans menent en taille. Boucicaut, qui ce oüit, & qui grand deuil eut que sa hache estoit perdue, tira tantost la dague, & soubdainement se fiche soubs le bras de l’autre, qui jamais ne l’eust cuidé. Si luy donna si grand coup au dessoubs de la poitrine, que il faulsa tout le harnois, & avec toute la dague luy ficha és costez, & il cheut en terre de la douleur qu’il sentit, ne puis ne luy meffeit. Si luy dit Boucicaut par mocquerie : Les enfans de ton pays se joüent-ils à tels jeux ? D’autres beaux coups & adventureux bienfaicts feit le nouvel Chevalier à ceste besongne, & tant & si bien s’y porta, que il donna bonne esperance de son faict à tous ceulx qui le voyoient.
Et ainsi feut tout le pays de Flandres subjugué par le Roy de France. Et tout ce faict, le Roy s’en retourna à Paris. Mais les Flamans indignez contre les François, & desirans de eulx se vanger s’ils eussent peu, après que veirent bien le Roy se feut party pour ce qu’ils que ils ne pourroient forçoyer contre le Roy, & que leur puissance estoit trop petite, pour grever les François, appellerent les Anglois à leur aide, & les meirent en leurs pays : dont quand le Roy le sceut il y retourna, C’est à sçavoir l’année d’aprés. Et cestuy feut le voyage de Bourbourg, où le Roy prist Bergues d’assault, où les Anglois estoient qui s’enfuirent. A cest assault, & és autres besongnes ne fut mie des derniers Monseigneur Boucicaut, ains si bien s’y porta que nul mieulx. Et ainsi, par trois années le Roy alla en Flandres (3), tant qu’il rendit les Flamans & tous le pays subject à luy, & obeissant à leur naturel Seigneur. Le Roy après la prise de Bergues, en s’en retournant en France, laissa son Connestable Clisson à Teroüenne, accompaigné de bonnes gens d’armes, pour garder la frontiere. Mais le jouvencel Boucicaut ne ressembla mie ceulx lesquels après le grand travail fuyent tant qu’ils peuvent au repos & aise comme font les nouveaux & tendres, ains voulut à toutes fins demeurer en garnison avec le dict Connestable.
CHAPITRE XI.
Comment Boucicaut feut la premiere fois en Prusse, & puis comment la deuxieme fois il y retourna.
Apres le département de la frontiere dessus dicte, ne s’en voulut mie retourner Monseigneur Boucicaut à Paris, ainsi les autres faisoient, ains dit que il accompliroit le desir qu’il avoit d’aller en Prusse. Et comme communément font les bons qui voyager désirent, pour accroiste leur prix, entreprist adonc celuy voyage. Si se partit, & bien accompaigné s’en alla en Prusse, là où se mist en toute peine à son pouvoir de porter dommaige aux Sarrasins (4), & là demeura une saison, puis s’en retourna en France, Bien fut temps, & assez avoit desservy, que il eut de joye de reveoir sa Dame, & n’est pas doubte que son gracieux cœur, jeune, gentil, & tout parfaict en loyauté, sentoit ardemment la pointure du désir amoureux, qui tire les amans à convoiter veoir leurs amours, quand tres-loyaument aiment; mais nonobstant ce desir, qui point de lui ne partoit, vouloit avant qu’il s’aventurast à requerir si grand don comme l’amour de sa Dame, le desservit par bien faire. Si prisoit tant si hault don, que il ne luy sembloit mie, si comme dict est, qu’il peust assez faire pour si grande grâce acquérir, & tous ses faicts tenoit à peu de chose envers si riche guerdon. Mais Amour, qui ne desprise pas ses humbles servans, ne leur souffre mie, pourtant s’ils n’osent grâce demander, perdre leur doux loyer & mérite, & que ceulx, qui en vaillance si bien s’espreuvent que il en soit renommée, ne soient apperceus de leurs Dames estre vrais loyaux amoureux, & que Amour ne die & mette en oreille aux belles pour qui ils se penent, comme leurs vrais amans s’efforcent de valoir pour l’amour d’elles. Parquoy souventes fois tant y met peine Amour que elle esveille courtoisie, qui tant s’en entremet avec franche volonté, que iceulx font aimez sans que ils le sçaichent. Et tout ce leur est pourchassé par leurs biensfaicts, & haultes dessertes. Si croy bien que par celle voye peut advenir Mre Boucicaut à sa gracieuse entente sans vilain penser. Car trop feust la Dame vilaine, qui refusast un tel servant ; parquoy je tiens que à son retour lui pourchassoit Amour joye, & tout le doux accueil que à son amant Dame par honneur peut donner & faire. Et ainsi Boucicaut retourna en France, où il fut un peu à Paris à sejour. Au temps de lors avoit paroles de traicté entre les François, & Anglois, auquel traicté allèrent à Boulongne le Duc de Berry, & celuy de Bourgongne, oncles du Roy. Si voulut Boucicaut pour tousjours son honneur accroistre en voyageant, & voyant de toutes choses aller avec eulx au dict traidé, & retourna avec les dicts Nosseigneurs. Et pource que il lui sembla que on ne besongnoit mie moult adonc en France en faict de guerre, pour tousjours employer sa jeunesse en bien faire, s’en retourna la deuxiesme fois en Prusse, où l’on disoit que celle saison devoit avoir belle guerre. Là demeura un temps, puis s’en reveint en France (5).
CHAPITRE XII.
Comment Messire Boucicaut après le retour de Prusse alla avec le Duc de Bourbon devant Taillehourg, & devant Bertueil, qui furent pris, & autres chasteaux en Guyenne.
Au temps de lors les Anglois occupoient moult le Royaume de France en plusieurs lieux, C’est à sçavoir maintes villes & chasteaux que ils tenoiem par force, tant en Picardie, comme en Guyenne & autre part. Combien que Dieu mercy, par la vaillance des bons François ja en estoit le pays moult descombré, & tousiours alloit en amandant au proffict du Roy de France, par les bons vaillans qui peine y mettoient. Entre lesquels bons & vaillans estoit le bon Duc de Bourbon dessus nommé, qui aux dicts Anglois faisoit souvent maintes envahies, dont il yssoit à son honneur. Et pour ce, comme dit le proverbe commun, que chacun aime son semblable, pourtant qu’il estoit bon, aimoit-il moult chèrement Boucicaut, pour cause qu’il le voyoit hardy, & vaillant, & passer tous les jouvenceaux de son aage. Si le tenoit volontiers près de luy, & grand plaisir avoit que il feust en sa compaignée. Si avint en la saison apresque le dict Boucicaut fut retourné de Prusse, comme dict est, que le Duc de Bourbon s’appresta pour aller en Guyenne, mettre le siege devant aucuns chasteaux, que les Anglois tenoient. Si mena avec luy moult belle compaignée. C’est à sçavoir mille cinq cent hommes d’armes, & foison de traict. En cette compaignée ne s’oublia pas le bon Boucicaut, qui moult enuis eust demeuré derriere. Ains tout ainsi que les belles Dames ont coustume se resjouir d’aller à feste, ou les oiseaux de proye quand on les laisse voler après la proye, se resjouissoit celuy gracieux jouvencel d’aller en armée. Quand le Duc de Bourbon fut en Guyenne, il meit le siege devant Taillebourg, qui moult estoit fort chastel, & fut prins par force. Puis alla mettre le siege devant Bertueil[11], qui est une fortefesse de grand force, & là trouvèrent moult grand defence. Là feut faicte une mine dessoubs terre, laquelle feut si bien continuée, que elle perça le mur du chastel, tant que les ennemis la veindrent defendre, & là endroict à estriver. Contre les dicts ennemis feut des premiers Boucicaut, qui à pousser de lance & l’espée main à main vaillamment se combatit, & longuement y souffrit. En telle manière que par luy & par ceulx qui le suivoient fut pris le dict chastel, où moult eut grand honneur Boucicaut, & moult l’en priserent ses bon amis. Apres ces forteresses prises, le Duc de Bourbon alla devant un autre fort chastel appelle Mauleon. Là feut livré fort assault, & au dernier feut pris par mine, & par eschelle, où feurent faictes moult de belles armes, Le premier en eschelle feut Boucicaut, qui longuement se combatit, & tant que nonobstant les pesans coups que on luy lançoit d’amont tant de pierres, comme d’espées, nul ne le peut garder que il ne feust des premiers sur le mur : & là feit tant d’armes que plus faire nul n’en pourroit. Ces choses faictes, le Duc de Bourbon alla devant un autre chastel appellé le Faon, mais la prise des autres forts chasteaux espouventa ceulx qui dedans cestuy estoient, pource que ils voyoient que moult estoit le Capitaine & sa compaignée vaillans. Si n’oserent attendre l’assault, ains se rendirent à la volonté du bon Capitaine, & pareillement se rendit au Duc de Bourbon un autre fort chastel appellé le bourg Charante. Pour ce que tout ne se peut dire ensemble, convient parler des matieres l’une après l’autre. Si est à sçavoir que tandis que le siege duroit devant Bertueil, veindrent nouvelles en l’ost que les Anglois s’estoient assemblez, pour aller combatre une forte Eglise de nostre Dame. Ces choses ouyes, s’assemblerent une compaignée de Chevaliers & Escuyers, desireux d’acroistre leur honneur & renommée, & dirent que ils leur seroient au devant. Boucicaut, qui autre chose ne queroit fors advanture d’armes, voulut estre de la route, & tant qu’ils feurent par route trente Chevaliers, & Escuyers, tous de grande renommée. De ceste compaignée fut Capitaine & conduiseur, pour ce que le pays sçavoit, & les destours, & les adresses, un Chevalier, qui au dict siege estoit, que on nommoit Messire Emery de Rochechouart. Si montèrent tantost à cheval les trente bons Gentils-hommes, bien habillez de leurs harnois, & tant allèrent par destours que ils vindrent à rencontrer les Anglois, qui garde d’eulx ne se donnoient, & bien estoient en nombre soixante dix. Tantost s’entrecoururent sus, & forte & aspre feut la bataille, qui n’estoit mie pareille. Car plus du double les Anglois estoient, mais nonobstant ce, tant s’y portèrent vaillamment les nostres, & tant feit bien chacun endroict foy, que les Anglois furent à la parfin tous morts, & desconfits, excepté neuf qui s’enfuirent. Ce faict, le dict Messire Emery de Rochechouart les mena advanturer devant un chastel bien garny, appellé le Bourdrun[12], lequel par leur vaillance ils combatirent trois fois en un jour : mais pour ce que trop peu de gens estoient ne le peurent prendre, si leur en conveint partir.
CHAPITRE XIII.
Cy dict comment le Duc de Bourbon laissa Messire Boucicaut és frontières son Lieutenant, & comment il jousta de fer de glaive à Messire Sicart de la Barde.
Ia s’estoit tant esprouvé Messire Boucicaut, que sa vaillance, laquelle avec la force luy croissoit de jour en jour, estoit congneüe & manifestée à tous ceulx qui se trouvoient en armes en place où il fust. Parquoy si grand honneur luy feit le Duc de Bourbon que au partir du pays, après les dessus dicts chasteaux pris, comme dict avons cy devant, & que il s’en voulut partir & venir en France, le feit son Lieutenant és frontières & au pays de delà, & ne laissa mie pour son jeune aage, que il ne luy laissast grand charge de gens d’armes. Et avec luy demeurèrent Messire le Barrois, Monseigneur de Chasteaumorant, & Messire Regnauld de Roye, cent cinquante hommes d’armes, & cent arbalestriers. Si n’en fut mie deçeu le Duc de Bourbon de là le laisser. Car n’y demeura pas en oisiveté, ne en vain. Car nonobstant l’hyver, & la dure faison, alla tantost assaillir une forteresse appellée la Granche[13], laquelle ils combatirent par trois jours, puis fut prise. Ne se déporta pas à tant en celuy hyver, ains ainsi comme en icelle morte saison les Gentils-hommes se seulent esbatre à chasser aux Connins & lievres ou autres bestes fauvages, le bon Boucicaut par manière de soulas s’esbatoit à chasser aux ennemis ; & le plus souvent ne failloit mie à prendre. Et tout ainsi comme on a de coustume prendre icelles bestes en diverses maniéres, c’est à sçayoir à force de bons chiens, ou par traict d’arc, & de dards par bourses & filets, ou autres maniéres de les decevoir, ainsi semblablement le vaillant Capitaine, qui contre ses ennemis se debvoit aider de plusieurs sages cauteles, les surprenoit en maintes manieres. Si voulut aller assaillir la forteresse de Corbier[14], & va ordonner une embusche, où il feut, & avec luy Messire Mauvinet, son frere, & ses autresdessus dicts compaignons, tant que, ils feurent vingt huict Chevaliers, & Escuyers sans plus, tout homme d’eslite. Et ordonna que une route de ses autres gens d’armes iroient courir par devant la dicte forteresse. Et ainsi feut faict : car il s’alla embuscher au plus près qu’il peut du chastel, & se cacha tout coyement entre arbres, & masures, qui là estoyent. Tantost: après veindrent courir ceulx qu’il avoit ordonnez; par devant le chastel. Quand ceulx de dedans veirent nos gens courir par devant eulx, tantost saillirent dehors, & les meirent en chasse. Car tout de gré les nostres fuyaient. Quand ils feurent davantaige eslongnez, adonques saillit l’embusche ; & prirent à courir vers la porte du chastel pour eulx ficher dedans. Quand la Guette du chastel veid saillir l’embusche, tantost escria par son signe au Capitaine, & à ceulx qui estoient avec luy saillis dehors que ils retournassent, & ils le feirent tantost. Mais si tost ne sceurent arriver, que ils ne trouvaient ja Messire Boucicaut combatant à pied pardevant la porte. Car tout le premier devant ses compaignons, comme le plus courageux, estoit là arrivé, où il faisoit merveilles d’armes ; mesmement devant que ses compaignons veinssent. Car ja avoit pris le compaignon du Capitaine, qui le plus vaillant de ceulx de dedans estoit. la estoient ses gens arrivez, ayant que ceulx du chastel peussent estre retournez. Lors commencea la bataille grande & fiere ; mais tant y ferit le bon Boucicaut avec sa compaignée, que ceulx du chastel feurent tous morts & pris, exceptez cinq qui s’enfuirent, & se boutèrent au chastel, tandis que les autres se combatoient. Quand ce feut faict, Boucicaut avec les siens se va loger devant le chastel, & envoya quérir tout le demeurant de ses gens. Si meit son siege par belle ordonnance. Quand ceulx de dedans veirent ce, ils n’oserent attendre l’assault, ains se rendirent, sauves leurs vies. Si feit Boucicaut la forteresse raser par terre. Et après s’en retourna en son logis : car il en y avoit qui mestier avoient de repos. Mais comme Messire Boucicaut lassoit guairir ses gens & reposer, luy fut rapporté que un Chevalier Anglois de Gascongne, appellé Messire Sicart de la Barde, avoit par manière d’envie dit de luy aulcunes paroles, comme en disant que il n’avoit mie le corps taillé d’estre si vaillant comme on le tenoit. Pour lesquelles paroles, nonobstant que celuy fust un des beaux Chevaliers que on sceust, & tres-vaillant homme d’armes, luy manda Boucicaut, que pour ce que il le sçavoit un des meilleurs & des plus beaux Chevaliers que on sceust, il se tiendroit moult honnoré d’avoir aulcune chose à faire avec luy, & pour ce le prioit que il luy voulust feire cest honneur que il luy voulust accomplir aucunes armes telles comme luy mesme voudrait choisir & deviser. Car il estoit jeune & novice en faict d’armes, si avoit bien mestier d’estre appris & enseigné d’un si vaillant homme comme il estoit. Quand le Chevalier eut entendu cette requeste, pour ce qu’il se sentoit bon jousteur, il luy demanda qu’il luy accompliroit volontiers un certain nombre de coups de fer de glaive. Cette chose accordée, la journée feut emprise, & la place où sferoit. Quand ce veint au jour devisé, Messire Boucicaut se partit bien monté, & bien habillé, accompagné des principaux Gentils-hommes des siens, & alla devant le chasteau de Chaulucet ; de laquelle garnison le dict Messire Sicart de la Barde estoit : car par sa grande hardiesse avoit le dict Messire Boucicaut accepté la place devant la dicte forteresse. Là s’assemblerent les deux Chevaliers à la jouste. Le premier coup ne faillit pas Messire Sicart, ains assena Messire Boucicaut en targe si grand coup, que à peu ne le feist voler des arçons. Ne l’assena pas à celuy coup Boucicaut, pour son cheval qui se desroya. Si feut durement couroucé. Les lances leur feurent rebaillées, & derechef poignirent l’un contre l’autre. A celuy coup ne faillit mie Boucicaut, qui grand peine meit à bien viser. Si assena son compaignon en la visiere, que il rompit les boucles, & à peu qu'il ne luy fist voler le bacinet du chef, & du coup fut si estourdy, que qui soustenu ne l’eust, il alloit par terre. La tierce fois poignirent l’un contre l’autre, il assena Messire Boucicaut, si que la lance vola en pieces, & l’eschine luy feit plier. Mais Boucicaut le assena tellement, qui n’eut si bon harnois qu’il le garentist qu’il ne luy fischast la lance par entre les costez, & le porta par terre, si que on cuidoit qu’il fust mort: Et ainsi finit ceste jouste sans parfaire le nombre des coups, qui vingt debvoient estre. Mais l’essoine de l’une des parties acheva l’emprise. Si s’en partit Messire Boucicaut à tres-grand honneur; & assez tost après le Duc de Bourbon, par le commandement du Roy, l’envoya quérir. Si s’en retourna à Paris.
Comment Messire Boucicaut jousta de fer de glaive à un Anglois appelle Messire Pierre de Courtenay, & puis va à un autre nommé Messire Thomas de Clifort.
Quand l’hyver fut passé, & le renouvel du doux printemps fut revenu, en la saison que toute chose meine joye, & que bois & prèz se revestent de fleurs, & la terre verdoye, quand oisillons par les boscaiges menent grand bruit, lors que rossignols demeinent glay, au temps que Amour faict aux gentils coeurs aimans plus sentir sa force, & les embrase par plaisant souvenir, qui faict naistre un desir, qui plaisamment les tourmente en douce langueur de savoureuse maladie. Adonc au gay mois d5Avril, estoit le bel gracieux, & gentil Chevalier Messire Boucicaut à la Court du Roy, où festes & danses souvent se faisoient. Si estoit gay & joly, richement habillé, & en toutes choses si avenant, que nul ne le passoit. Si croy bien que quand Amour departoit ses grands tresors, & ses tres-douces joyes, qu’il n’oublioit mie Boucicaut son loyal servant, qui tout bien desservoit. Si le nourrissoit ainsi Amour de ses doux mets, tandis qu’il avoit temps & aise de veoir sa douce Dame. Mais vaillantise, qui ne le laissoit longuement estre à sejour, luy tournoit son plaisir en grande amertume, quand la belle eslongnoit. Si le conduisoit douce esperance, qui luy disoit qu’à son retour seroit doucement receu de sa plaisante maistresse, pour l’amour de laquelle il feroit tant, qu’elle en oiroit toutes bonnes nouvelles, Et ainsi après qu’il eust eu des doulx biens amoureux en cette dicte plaisante saison, pour les mieulx desservir voulut derechef Boucicaut aller au labeur d’armes en frontiere au pays de Picardie. Dont il adveint tandis qu’il estoit là, que il oüit dire que un Chevalier d’Angleterre, appellé Messire Pierre de Courtenay, lequel estoit passé en France, s’alloit vantant qu’il avoit traversé tout le Royaume de France, mais oncques n’avoit peu trouver Chevalier, qui eust osé jouster à luy de fer de glaive, & si s’en estoit mis en son debvoir de le requérir Quand Messire Boucicaut eut ouy ceste vantise, moult en eut grand despit. Et tantost, par un Hérault luy manda que il ne vouloit mie que il eust cause de tant se plaindre des Chevaliers de France, comme que ils luy eussent failly de si peu de chose, comme de jouster de fer de glaive, & que luy, qui estoit un des plus jeunes, & du moindre pris, si ne luy faudroit mie de gregneur chose. Si voulust adviser toutes telles armés comme il luy plairoit, & il les luy accompliroit tres-volontiers. Laquelle chose fut tres-briefvement faicte. Car bien sembloit à celuy de Courtenay, qui moult estoit vaillant Chevalier, & tres-renommé, que de Boucicaut viendroit-il tost à chef. Si assemblerent à la jouste les deux Chevaliers : mais sans que j’alonge plus ma matiere, pour deviser l’assiete des coups, d’un chacun; pour dire en brief, tous leurs coups parsirent ; mais ce feut si bien & si grandement au bien de Boucicaut (6), que il en saillit à son tres-grand honneur & louange.
Pour laquelle chose tantost après, par maniere d’envie, un autre Chevalier d’Angleterre, Thomas de Clifort, l’envoya requerir de faire certaines armes nommées, lesquelles il luy accepta tres-volontiers. Et nonobstant que le droict & coustume d’armes soit telle, que le requérant va & doibt aller devant tel Juge comme celuy qui est requis veult esIire, Messire Boucicaut doubtant que il peust estre empesché par le Roy, ou autre de nos Seigneurs de France, si celle chose leur venoit à congnoissance, ou que le luge que il esliroit ne les y voulust recevoir, alla accomplir les dites armes à Calais devant Me Pierre Guillaume de Beauchamp, pour lors Capitaine de Calais, & oncle du dict Messire Thomas. Quand ils feurent au champ, & veint à la jouste, sans faille tous deux moult vaillamment le feirent : & à la parfin de leurs coups, Messire Boucicaut porta à terre de-coups de lance Messire Thomas, cheval & tout en un mont : si descendit tost à pied Boucicaut, & se prirent aux espées. Et sans plus alonger le compte des armes qu’ils firent à pied, C’est à sçavoir d’espées, de dagues & de haches, sans faille Messire Boucicaut tant y feit, que tous dirent que il estoit un tres-vaillant Chevalier. Et ainsi en faillit à son tres-grand honneur.
Apres ces choses, en cette mesme année le Roy eut Conseil que grand bien feroit pour luy & pour son Royaume, & grande confusion à ses ennemis, li luy mesme passoit à grand puissance en Angleterre. Si fut faict adonc à cette entente moult grande armée, en laquelle fut baillé à Mre Boucicaut la charge de cent hommes d’armes. Mais ne tint pas le dict voyage (7), car avant qu’il peust estre mis fus du tout, l’hyver vint si fort que despecer le conveint. Et feut appellée cette allée le voyage de l’Escluse, parce que là vouloit le Roy monter en mer, & jusques là alla. Si s’en retourna en France. Et ainsi fut Messire Boucicaut à sejour cette saison, dont ne despleut mie à celle qui de bon cœur l’aimoit, qui maintes hachées souventes fois avoit en son cœur pour les perilleuses advantures où il s’abandonnoit.
CHAPITRE XV.
Comment Messire Boucicaut alla en Espaigne, & comment au retour le Seigneur de Chateauneuf Anglois entreprist à faire armes à luy, vingt contre vingt, & puis ne le voulut ou n’osa maintenir.
Ceste annee ensuivant (8) adveint que le Duc de Lanclastre à tres-grande puissance alla en Espagne pour detruire pays ; & pource que il n’avoit mie intention de tost retourner, mena avec luy sa femme & ses enfans. Si avoit en son aide le Roy de Portugal, à cause de certaines alliances qui estoient entré eulx. Quand le Roy d’Espaigne se veid ainsi oppressé de ses ennemis, il envoya tantost ses messaigers devers le Roy de France, le supplier que il luy voulut envoyer brief secours : de laquelle chose le Roy dit que ce feroit-il tres-volontiers. Si y envoya Messire Guillaume de Nouillac[15], & Messire Gaucher de Pasac[16], avec certain nombre de gens d’armes. Mais tantost après le Duc de Bourbon y alla avec grand foison de gens, avec lequel Messire Boucicaut alla. Si y eut si belle compaignée, que quand le Duc de Bourbon avec ceulx qui estoient allez devant furent ensemble, ils se trouvèrent en nombre de gens d’armes bien deux mille. Adonc pour le secours qui alors veint au Roy d’Espaigne, les Anglois qui ne veirent leur advantaige à celle fois, se retrairent en Portugal. Et quand le Duc de Bourbon eut esté une piece au pays, pource que il luy sembla que on ne faisoit mie moult, il s’en partit pour retourner en France, & passa en retournant par le Comté de Foix. Là se trouvoit aucunes fois Messire Boucicaut en compaignée d’Anglois, où, ils beuvoient & mangeoient eneemble quand le cas s’y adonnoit. Et adonc pour ce que les dicts Anglois apperceurent quelques abstinences que le dict Messire Boucicaut faisoit, demandèrent si c’estoit pour faire armes, & si c’estoit pour ceste cause que tost trouveroit qui l’en delivreroit. Boucicaut leur respondit que voirement estoit ce pour combattre à oultrance : mais que il avoit compaignon, C’estoit un Chevalier nommé Messire Regnauld de Roye, sans lequel il ne pouvoit rien faire. Et toutesfois, s’il y avoit aucuns d’eulx qui voulussent la bataille, il leur octroyoit, & que à leur volonté prinssent jour tant que il l’eust faict à sçavoir à son compaignon. Et encores s’ils vouloient estre plus grand nombre, il se faisoit fort de leur livrer partie tant que ils voudroient estre, c’est à sçavoir, depuis le nombre de deux jusques au nombre de vingt. Si allèrent tant avec ces paroles, que un Seigneur Anglois du pays, que on appelloit le Seigneur de Chateauneuf, & estoit parent du dit Comte de Foix[17], accepta celle bataille : c’est à sçavoir vingt contre vingt, dont des Anglois celuy dict Seigneur debvoit estre chef, & des François Messire Boucicaut. Si fut ainsi ceste chose accordée des deux parties, & debvoit Boucicaut quérir Iuge. Si esleut le Duc de Bourbon, & de ce l’alla tant requerir que il s’y accorda, & pour l’amour de luy voulut bailler bons ostages pour tenir la place seure : mais je ne sçay si les Anglois prouvèrent en ce leur excuse pour delaisser la chose, & que repentifs de celle emprise fussent ; car ny le Duc de Bourbon, ny plusieurs, autres que Messire Boucicaut leur presenta, ils ne voulurent accepter pour Iuges.
Quand Messire Boucicaut veid ce, moult luy en pesa, pour ce que bien voyoit que ja s’en repentoient. Parquoy luy, qui sur toute chose desiroit la bataille, afin que ils ne s’en peussent excuser, & que plus ne sceussent que dire, leur offrit que la bataille fust devant le Comte de Foix : mais le dict Comte ne le voulut oncques accepter, ne leur tenir place. Si demeura ainsi la chose au très-grand honneur de Boucicaut. Et le Duc de Bourbon luy party du Comté de Foix, s’en vint par le Duché de Guyenne & alla combattre une ville appellée le Bras Saint Paul, auquel lieu on sit de moult belles & chevaleureuses armes, & par especial de la personne de Boucicaut en eschele, & autrement à grand danger & péril : car les fossez estoyent profonds de plus d’une lance, & tranchez à plains comme un mur, & si y avoit moult grand garnison qui bien defendoit la place. Mais nonobstant ce, quand ce veint au for de l’assault, Boucicaut au hardy courage sans rien doubter saillit és fossez sans aide nulle & plusieurs autres le suivirent, pour gravir & monter sur un pont qui là estoit, dont les ennemis avoient despiecé plusieurs ais, & alloit le dict pont droict à leur porte sans pont levis. Mais l’on n’y pouvoit aller sans le danger de deux tours, & avec ce les dicts ennemis avoient faict devant la dicte porte, comme du long d’une lance loing un bon & fort palis qui estoit gardé des dictes deux tours. En ce fossé comme dict est, estoit Boucicaut & autres, ausquels le Duc de Bourbon envoya une eschele pour monter sur le dict pont, à laquelle dresser à grand diligence meit la main Boucicaut, & tout le premier monta sus, & tout devant les autres vint au palis d’enhault. Mais après luy montèrent tant d’autres desireux semblablement d’avoir honneur à la journée, comme bons & vaillans, que l’un empeschoit l’autre. Si que en nulle guise ne pouvoient combattre de leurs lances pour la petitesse de la place.
Quand Boucicaut veid que ainsi empeschoient l’un l’autre, il bouta & feit cheoir l’eschele pour faire descendre la grand charge de gens qui dessus estoit. Si ne fault mie parler comment là estoient bien servis de grosses pierres lancées des deux tours de dessus. Plus feirent les ennemis. Car pour empescher aux nostres la montée, ils ouvrinrent leurs portes, & veindrent combatre main à main avec nos gens de lances & d’espées. Là leur veint au devant Messire Boucicaut & ceulx qui avec luy estoient, qui ne leur faillit mie. Si feit là de tres-grandes armes Boucicaut, & moult y sousteint grand faiz. Car trop estoyent les ennemis de gens qui tant y pousserent, que ils feirent ressaillir nos gens és fossez sans eschele. Mais tousjours encores que tout seul feust demeuré des siens, leur tenoit estail Boucicaut. Grand piece se combatit, & tant d’armes faisoit, que les amis & les ennemis le regardoient par grand merveille. Et ainsi dura si grand piece ceste bataille, que un lyon de grande fierté deust estre lassé; tant que les dicts ennemis veindrent sur luy à si grande quantité, que à force de pousser des lances le feirent cheoir au fossé. Si cessa à tant l’assault : car tard estoit. Mais ne fault demander le grand honneur & la feste que le Duc de Bourbon fist le foir à cestuy vaillant champion Boucicaut. Et généralement tous Chevaliers & Escuyers grande louange luy donnoient, & petits & grands ne parlaient sinon de luy & de ce que on luy avoit veu faire, grand compte en tenoient, en racomptant chascun à son tour diverses armes de grand force que veu faire luy avoient : & à brief parler, au jugement de tous, l’honneur de la journée en emporta Boucicaut. Le lendemain voulurent nos gens recommencer l’assault mais quand les ennemis veirent ce, ils se rendirent, & pour celle prise semblablement se tournèrent François plusieurs chasteaux & villes de là environ.
CHAPITRE XVI.
Comment Messire Boucicaut alla outre mer, où il trouva le Comte d'Eu prisonnier.
Faictes & accomplies les choses dictes cy-dessus, le Duc de Bourbon s’en retourna à Paris ; mais Messire Boucicaut, qui grand desir avoit de visiter la terre d’outre mer, prit congé du dict Duc. Et luy & Messire Regnauld de Roye de compaignée partirent ensemble, & tant errerent qu’ils vindrent à Venise, où ils montèrent sur mer, & allèrent descendre en Constantinople. Et là demeurerent tout le caresme. En ces entrefaites envoyerent devers Amurat, pere de Bajazet, qui estoit adonc en Grece, prés de Galipoli, pour requerir un saufconduit, lequel il leur octroya tres-volontiers. Si s’en allerent après devers luy, & il les receut à grand feste, & leur fit tres-bonne chere, & ils luy presenterent leur service, en cas que il feroit guerre à aucuns Sarrasins. Si les en remercia moult Amurat ; & demeurerent avec luy environ trois mois : mais pource que il n’avoit pour lors guerre à nul Sarrasins ils prirent congé, & s’en partirent, & il les feit convoyer seurement par ses gens par le pays de Grece, & par le Royaume de Bulgarie, & tant qu’ils feurent hors de sa terre. Si tournèrent vers Hongrie, & tant allèrent qu’ils arrivèrent devers le Roy de Hongrie (9) qui les receut à très-grand chere, & grand honneur leur fit. Si avoit adonc le dist Roy moult assemblé de gens, pour un grand débat qu’il avoit avec leMarquis de Moravie, dont il fut pour ceste cause encores plus joyeux de leur venue. Là demeurerent trois mois, & après prirent congé du Roy & s’en partirent, & adonc se separerent l’un de l’autre. Car Messire Regnauld de Roye tourna vers Prusse, & Messire Bouicaut qui desiroit, comme dict est, visiter la Terre Saincte, retourna à Venise, & prit son passaige outre mer. Si alla en Hierusalem, au pelerinage du Sainct Sepulchre, que il visita tres-devotement, & aussi par tous les saincts lieux accoustumez. Et lorsqu’il faisoit la dicte cerche, il oüit nouvelles que le Comte d’Eu[18], lequel venoit au dict sainct pelerinage avoit esté arresté à Damas de par le Souldan de Babilone, Si tost que Boucicaut eut ce entendu, adonc nonobstant que il eust laissé toute sa robe en- une nave sur la mer en intention d3aller en Prusse, par sa tres-grande franchise, & pour l’honneur du Roy de France, à qui le dict Comte estoit parent, nonobstant qu’il n’eust oncques à luy gueres d’acointance, alla devers luy à Damas, dont le Comte eut grand joye quand il le veid. Si y arriva Boucicaut si à point, que le Souldan avoit envoyé quérir le Comte pour amener au Caire devers luy. Quand il y feut, le dict Souldan feit mettre en escript tous les gens qui estoient au dict Comte d’Eu, & de la mesgnie ; & aux autres pelerins qui estoient avec luy, & n’estoient pas de ses gens, il feit donner congé de eux en aller. Mais le tres-bon gentil; Chevalier franc & libéral Boucicaut, qui s’en fut allé s’il eust voulu, ne le voulut laisser là estre prisonnier sans luy, ains pour luy faire compaignée se fist escrire & se meit en la prison avec. Et là demeura de sa volonté, & sans contrainte, à ses propres despens, par l’espace de quatre mois que le dict Comte feut és prisons du Souldan, qui après les laissa aller. Et quand ils furent hors de prison, ils retournèrent à Damas, & de là prirent leur chemin à aller à Sainct Paul des deserts, & de là à Saincte Catherine du mont de Sinaï, & puis s’en veindrent droict en Hierufalem. Et là derechef Messire Boucicaut visita le sainct Sepulchre, & paya tous les treus qui y font esablis, pour luy, & pour ses gens, comme devant, & refist la cerche en tous les autres lieux. Et quand le Comte d’Eu & Boucicaut eurent par tout ainsi esté, ils s’en partirent & veindrent à Barut, en intention de monter là sur mer pour eulx en retourner, mais ils furent arrestez des Sarrasins ; & l’espace d’un mois fut passé, avant qu’ils les laissassent partir. Si montèrent ea mer, & de là s’en allèrent en Cipre, & puis de Cipre à Rhodes, & là prirent une galée, qui les mena jusques à Venise : & ainsi s’en retournerent en France. Et quand ils furent en Bourgongne, ils trouvèrent en leur chemin le Roy, qui estoit à l’Abbaye de Clugny, & s’en alloit prendre possession du Languedoc, où il n’avoit oncques esté. Si les receut le Roy moult joyeusement, & grand feste feit de leur venue. Si se loua le Comte d’Eu moult grandement au Roy de Boucicaut, & de la bonne compaignée que il luy avoit faicte, & dit que oncques n’avoit trouvé tant de franchise ny de bonté en Chevalier, Si luy sceut le Roy moult bon gré du bon amour que .il avoit porté à son cousin, & tous ceulx qui la vérité en sceurent le tindrent à grand franchise, & bonté, & moult en louerent Boucicaut (10).
CHAPITRE XVII.
De l’emprise que Messire Boucicaut feit luy troisiesme de tenir champ trente jours à la jouste à tous venans, entre Boulongne & Calais, au lieu que on dict Ingelbert.
Il est à sçavoir que Messire Boucicaut avoit esté en sa jeunesse communément en voyages avec le bon Duc de Bourbon, lequel pour la bonté que il avoit veue en luy dés son premier commencement, l’avoit retenu de son hostel, & avec luy, comme il est dict cy-devant. Si advint alors, comme le Roy estoit alors à Clugny, comme il est dict, que pour le grand bien que il voyoit qui tousjours multiplioit en Boucicaut, il l’aima plus que oncques mais, combien que l’amour fut commencé dés leur enfance. Si le voulut avoir du tout en sa compaignée, & de faict le demanda au Duc de Bourbon, qui en fut content, pour l’advancement de Boucicaut : & ainsi fut du tout de la Court du Roy, & s’en alla avec luy en ce voyage de Languedoc.
En ce voyage advint, ainsi comme amour & vaillance chevaleureuse admonestent souvent le courage des bons à entreprendre choses honnorables, pour accroitre leur pris & leur honneur, pourpensa Boucicaut une entreprise la plus haute, la plus gracieuse, & la plus honnorable, que passé a longtemps en Chrestienté Chevalier entreprist. (Et soit noté & regardé aux faicts de ce vaillant homme) comment sans doubte il est bien vray ce que le proverbe dict, que aux œuvres non mie aux paroles se demonstrent les affections du vaillant preux. Car il n’y a point de doubte que l’homme qui a affection & desir d’attaindre & parvenir à honneur, ne pensé tousjours comment & par quelle voye il pourra tant faire que il puisse desservir que on die de luy qu’il soit vaillant. Ne jamais ne luy semble que il ait assez faict, quelque bien que il face, pour avoir acquis los de vaillance & prouesse. Et que ceste chose-soit vraye, nous appert bien par les oeuvres de cestuy vaillant Chevalier Boucicaut. Car pour le grand desir qu’il avoit d’estre vaillant, & d’acquerir honneur, n’avoit autre soing fors de penser comment il employeroit sa belle jeunesse en poursuite Chevaleureuse. Et pource que il luy sembloit que il n’en pouvoit assez faire ne prenoit aussi comme point de repos : car aussi tost que il avoit achevé aucun bienfaict, il en entreprenoit un autre. Si fut telle l’emprise (11) que après que il eut congé du Roy, il fit crier en plusieurs Royaumes & pays Chrestiens, C’est à sçavoir en Angleterre, en Espaigne, en Arragon, en Alemaigne, en Italie, & ailleurs, que il faisoit sçavoir à tous Princes, Chevaliers & Escuyers, que luy accompaigné de deux Chevaliers, l’un appellé Messire Renault de Roye, l’autre le Seigneur de Sampy, tiendroient la place par l’espace de trente jours sans partir, si essoine raisonnable de la laisser ne leur venoit. C’est à sçavoir depuis le vingtiesme jour de Mars jusques au vingtiesme jour d’Avril, entre Calais & Boulongne, au lieu que l’on dict lngelbert. Là seroient les trois Chevaliers, attendans tous venans, prests & appareillez de livrer la jouste à tous Chevaliers & Escuyers qui les en requerroient, sans faillir jour, excepté les Vendredis. C’est à sçavoir un chacun des dicts Chevaliers cinq coups de fer de glaive, ou de rochet à tous ceulx qui seroient ennemis du Royaume, qui de l’un ou de l’autre les requerroient, & à un chacun autre, qui fut amy du Royaume qui demanderoit la jouste, seroit délivré cinq coups de rochet. Cecy feut faict environ trois mois avant le terme de l’entreprise, & le fit ainsi faire Boucicaut, affin que ceulx qui de loing y vouldroient venir eussent assez espace, & que plus grandes nouvelles en feussent, par quoy plus de gens y veinssent.
Quand le terme commença à approcher, Boucicaut preint congé du Roy, & s’en alla luy & ses compaignons en la dicte place, que on dict Ingelbert. Là feit tendre en belle plaine son pavillon qui fut grand, bel & riche. Et aussi ses compaignons feirent coste le sien tendre les leurs, chascun à part soy. Devant les trois pavillons un peu loignet avoit un grand orme. A trois branches de cest arbre, avoit pendu à chacune deux escus, l’un de paix, l’autre de guerre. Et est à sçavoir que mesmes en ceulx de guerre n’avoit ne fer ne acier, mais tout estoit de bois, coste les escus, à chacune des dictes trois branches y avoit dix lances dressées, cinq de paix, & cinq de guerre. Un cor y avoit pendu à l’arbre, & devoit par le cry qui estoit faict, tout homme qui demandoit la jouste corner d’iceluy cor, & s’il vouloit jouste de guerre, ferir en l’escu de guerre, & s’il vouloit de rochet, ferir en l’escu de paix. Si y avoit chacun des trois Chevaliers faict mettre ses armes au-dessus de ses deux escus, lesquels escus estoient peints à leurs devises différemment, affin que chacun peust congnoistre auquel des trois il demanderoit la jouste.
Outre cest arbre avoit Messire Boucicaut faict tendre un grand & bel pavillon, pour armer & pour retraire, & refraischir ceulx de dehors. Si devoit après le coup feru en l’escu saillir dehors monte sur le destrier, la lance au poing & tout prest à poindre celuy en la targe duquel on auroit feru, ou tous trois, si trois demandans eustent feru es targes. Ainsi feit là son appareil moult grandement & tres-honnorablement Messire Boucicaut, & feit faire provisions de très bons vins, & de tous vivres largement, & à plain, & de tout ce qu’il convient si plantureusement comme pour tenir table ronde à tous venans tout le dict temps durant, & tout aux propres despens de Boucicaut. Si peut-on sçavoir que ils n’y estoient mie seuls : car belle compaignée de Chevaliers & de Gentilshommes y avoit pour les accompaigner, & aussi pour les servir grand foison de mesgnie. Car chascun des trois y estoit allé, en grand estat. Si y avoit Heraults, Trompettes, & Menestriers assez, & autres gens de divers estats. Et ainsi comme pouvez ouyr fut mis en celle besoigne si bonne diligence, que toutes choses dés avant le temps de trente jours feurent si bien & si bel apprestées, que rien n’y conveint quand le dict jour de la dicte emprise feut venu. Adonc furent tous armez & prests en leurs pavillons les trois Chevaliers, attendant qui, viendroit. Si fut Messire Boucicaüt par especial moult habillé richement. Et pour ce que il pensoit bien que avant que le jeu faillist y viendrait foison d’estrangers, tant Anglois comme autre gent; à cette fin que chacun veid que il estoit prest & appareillé s’il estoit requis d’aucun délivrer & faire telles armes comme on luy voudroit requérir & demander, prit adonc le mot que oncques puis il-ne laissa, lequel est tel. CE QUE VOUS VOULDREZ. Si le fist mettre en toutes ses devises, & là le porta nouvellement.
Les Anglois, qui volontiers se peinent en tout temps de desavancer les François, & les surmonter en toutes choses s’ils peuvent, ouyrent bien & entendirent le cry de la susdicte honnorable emprise. Si dirent la plus part & les plus grands d’entre eulx que le jeu ne se passeroit mie sans eulx. Et n’oublierent pas dés que le dict premier jour fut venu à y estre à belle compaignée, mesmes des plus grands d’Angleterre, si comme cy- aprés on les pourra ouyr nommer. A celuy premier jour, ainsi comme Messire Boucicaut estoit attendant tout armé en son pavillon, & aussi ses compaignons és leurs, à tant est veu venir Mre Jean de Holande[19], frere du Roy Richart d’Angleterre, qui à, moult belle compaignée tout armé sur le destrier, les Menestriers cornans devant, s’en, veint sur la place. Et en celuy maintien, de moult haute maniére, presente grande foison de Gentilshommes qui là estoient, alla le champ tout environnant. Et puis quand il eust ce faict, il veint au cor, & corna moult haultement. Et après, on luy lassa son bacinet qui, fort luy fut bouclé : Adonc alla ferir en l’escu de guerre de Boucicaut qu’il avoit, bien advisé.
Après ce coup ne tarda mie le gentil Chevalier Boucicaut, qui plus droict que un jonc sur le bon destrier, la lance au poing, & l’escu au col, les Menestriers devant, & bien accompaigné des Cens, vous sort de ce pavillon & se va mettre en rang. Et là bien peu s’arreste, puis baisse sa lance & met en l’arrest, & poinct vers son adversaire qui moult esoit vaillant Chevalier, lequel aussi repond vers luy. Si ne faillirent mie à se rencontrer, ains si tres-grands coups s’entre-donnèrent és targes, que à tous deux les eschines conveint ployer, & les lances volerent en pieces. Là y eut assez qui leurs noms haultement escrierent : si prirent leur tour, & nouvelles lances leur furent baillées, & derechef coururent l’un contre l’autre, & semblablement se entreferirent. Et, ainsi parsirent leur cinquiesme coup, assis tous de fer de glaive, si vaillamment tous deux que nul n’y doibt avoir reproche. Bien est à sçavoir que au quatriesme coup, après; que les lances furent volées en pieces, pour la grande ardeur des bons destriers qui fort couroient, s’entre-heurterent les deux Chevaliers si grand coup l’un contre l’autre, que le cheval de l’Anglois s’accula à terre, & feust cheu sans faille si à force de gens il n’eust esté soustenu, & celuy de Boucicaut chancela, mais ne cheut mie. Apres cette jouste, & le nombre des coups achevez, se retirèrent les deux Chevaliers és pavillons ; mais ne fut mie là laissé à sejour moult longuement Boucicaut; car d’autres y eut moult vaillans Chevaliers Anglois, qui semblablement comme le premier luy requirent la jouste de fer de glaive, dont en celuy jour on délivra encores deux autres, & parsist ses quinze coups, a ssis si bien & si vaillamment que de tous il se départit à son très-grand honneur.
Tandis que Boucicaut joustoit, comme dict est, ne cuide nul que ses autres compaignons feussent oiseux, ains trouvèrent assez qui les hasterent de jouster, & tout de fer de glaive. Si le firent si bel & si bien tous deux que l’honneur en fut de leur partie. Si ne sçay à quoy je essoigneroye ma matiere pour deviser l’assiette de tous les coups d’un chacun, laquelle chose pourroit tourner aux oyans à ennuy : mais pour tout dire en brief, je vous dis que les principaulx qui jousterent à Boucicaut les trente jours durant, furent, premièrement celuy dont avons parlé, & puis le Comte d’Arli[20] qui ores se dict Henry[21] Roy d’Angleterre, (lequel jousta avec dix coups de fer de glaive : car quand il eust jousté les cinq coups selon le cry, le Duc de Lanclastre[22], son pere luy escrivit que il luy envoyoit son fils pour apprendre de luy. Car il le sçavoit un tres-vaillant Chevalier, & que il le prioit que dix coups voulust jouster à luy,) le Comte Mareschal, le Seigneur de Beaumont, Messire Thomas de Perci, le Seigneur de Clifort, le Sire de Courtenay, & tant de Chevaliers & d’Escuyers, du dict Roy d’Angleterre; que ils furent jusques au nombre de six vingt, & d’autres-pays, comme Espaignols, Alemans, & autres, plus de quarante, & tous jousterent de fer de glaive. Et à tous Boucicaut & ses compaignons parfeirent le nombre des coups, excepté à aulcuns qui ne les peurent achever, parce que ils furent blecez. Car là furent plusieurs des Anglois portez par terre, maistres, & chevaulx, de coups de lances, & navrez durement. Et mesmement le susdict Messire Jean de Holande fut si blesse par Boucicaut que à peu ne feust mort, & aussi des autres estrangers. Mais le vaillant gentil Chevalier Boucicaut, & ses bons & esprouvés compaignons, Dieu mercy, n’eurent mal ne blesseure.
Et ainsi continua le bon chevaleureux sa noble emprise par chacun jour jusques au terme de trente jours accomplis. Si en saillit très-grand honneur du Roy, & de la Chevalerie de France, & à si grand los de luy & de ses compaignons, que à tousjours mais en devra estre parlé. Et s’en partit de là Boucicaut avec les siens & s’en retourna à Paris, où il fut tres-joyeusement receu du Roy & de tous les Seigneurs, & aussi des Dames grandement festoyé & honnoré. Car moult bien l’avoit dessrevy.
CHAPITRE XVIII.
Çomment Messire Boucicaut alla la troisiesme fois en Prusse, & comment il voulut venger la mort de Messire Guillaume de Duglas.
Ne demeura mie longuement après l’achèvement de la susdicte entreprise, que le Duc de Bourbon entreprist le voyage pour aller sur les Sarrasins en Barbarie, à moult grande armée (12). D’icelle allée eut moult grand joye Boucicaut. Car ne cuida mie que se deust estre sans luy ; mais quand il en demanda congé au Roy, il ne le voulut nullement laisser aller, dont moult grandement pesa à Boucicaut, & tel desplaisir en eut que il ne voulut tenir en Cour, pour chose que le Roy luy deist. Si feit tant à toutes fins que il eut congé d’aller derechef en Prusse. Si partit après le congé le plus tost qu’il peut, de peur que le Roy ne se r’advisast & ne le laissast aller : mais quand il feut par de là il trouva qu’il n’y avoit point de guerre. Si délibéra de demeurer au pays toute celle saison pour attendre la guerre. Et tandis, qu’il estoit là, ja y avoit si longuement attendu, que son frere Messire Geoffroy, lequel on a nommé le jeune Boucicaut, qui estoit retourné de Barbarie avec le Duc de Bourbon, auquel voyage avoit esté plus de huict mois, le veint là trouver. Si s’entrefeirent les deux frères moult grande-joye. Et ainsi comme Messire Boucicaut & son frere attendoient temps & saison & que la dicte guerre se feist, luy veint messaige de par le Roy, qui luy mandoit qu’il avoit en propos de faire certain voyage, si vouloit qu’il feust avec luy, & pour ce luy mandoit expressément, que tantost & sans delay s’en retournast vers luy.
Ces nouvelles ouyes, Boucicaut, qui désobèir n’osa, quoy que il luy en pesast, se mist au retour, si comme raison estoit, & tant erra pour venir tost devers le Roy, que il estoit ja venu au pays de Flandres. Et comme il estoit à Bruxelles, messaige luy vint de par le Roy, qui luy mandoit que par l’ordonnance de son Conseil il avoit changé propos, si luy remandoit qu’il estoit à volonté de s’en revenir ou de tenir son voyage.- Quand Boucicaut oüit ce, il fut moult joyeux, & s’en retourna dont il venoit. Et ainsi comme il s’en retournoit, &, jà estoit à Konigsberg, advint telle advanture : que comme plusieurs estrangers feussent arrivez en la dicte ville de Konigsberg, lesquels alloient pour estre à la susdicte guerre, un vaillant Chevalier d’Escosse appelle Messire Guillaume de Duglas fut là occis en trahison de certains Anglois. Quand ceste mauvaistié fut sceue, qui desplaire debvoit à tout bon homme, Messire Boucicaut, nonobstant que à celuy Messire Guillaume de Duglas n’eust eue nulle accointance ; mais tout par la vaillance de son noble courage, pour ce que le faict luy sembla si laid qu’il ne deust estre soufferst ne dissimulé sans vengeance, & pour ce qu’il ne veid là nul Chevalier ny Escuyer qui la querelle en voulust prendre, nonobstant qu’il y eust grand foison Gentilshommes du pays d’Ecosse, ains s’en taisoient tous, il fit à sçavoir & dire à tous les Anglois qui là estoient, que s’il y avoit nul d’eulx qui voulust dire que le dict Chevalier n’eust esté par eulx tué faulsement & traistreusement, que il disoit & vouloit souttenir par son corps que si avoit, & estoit prest de soustenir la querelle du Chevalier occis. A ceste chose ne voulurent les Anglois rien respondre ains dirent que si les Escossois qui là estoient leur vouloient de ce aulcunie chose dire que ils leur en respondroient : mais à luy ne vouldroient rien avoir à faire; & ainsi demeura la chose, & Boucicaut s’en partit, & fut tout à point en Prusse à la guerre, qui fut la plus grande & la plus honnorable que de long temps y eust eu : car celle année estoit mort le hault Maistre de Prusse & çeluy qui de nouvel estoit en son lieu estably meit fus si grande armée qu’ils estoient bien deux cent mille chevaux, qui tous passerent au Royaume de Lecto[23], où ils firent grande destruction de Sarrasins, & y preindrent par force & de bel assault plusieurs forts chasteaux. Et en ceste besongne, pour ce que Messire Boucicaut veid que la chose estoit grande, & moult honnorable & belle, & qu’il y avoit grande compaignée de Chevalièrs & d’Éscuyers, & de Gentils-hommes, tant du Royaume de France comme d’ailleurs, leva premièrement banniere, & fist en celle besongne tant d’armes que tous l’en louèrent, & par l’entreprise de luy avec le hault Maistre de Prusse fut fondé & faict en celuy pays de Sarrasins, au Royaume de Lecto, malgré leurs ennemis & à force, un fort & bel chastel en une Isle, & nommerent le dict chastel en François le chastel des Chevaliers. Et demeurerent sur le lieu le dict hault Maistre & Boucicaut accompaignez de belle compaignée de gens d’armes pour garder la place tant que il feust achevé & après s’en retournerent en Prusse.
CHAPITRE XIX.
Comment Messire Boucicaut fut faict Mareschal de France,
Au temps que Messire Boucicaut estoit en Prusse, comme dict est cy devant, trespassa de ce siecle le Mareschal de Blainville. Mais, comme dict la Balade : qui bien aime n’oublie pas son amy pour estre loing ; lebon Roy de France qui aimoit de moult grand amour & aime encores & tousjours aimera Boucicaut, comme par plusieurs fois luy avoit de- monstré à celle fois derechef grandement luy monstra. Car nonobstant que si tost que le Mareschal de Blainville[24] fut trespassé, luy fut requis l’Office par plusieurs haults & grands Seigneurs ; & nonobstant que Boucicaut ne fut mie present, ains ne l’avoit veu ja avoit près d’un an, ne l’oublia pourtant le bon noble Roy : ains délibéra incontinent que autre ne l’auroit que luy. Et de faict luy manda hastivement que tantost & sans delay il s’en retournast. Si veint si à point le mssaige du Roy devers Boucicaut, que il le trouva que ja il s’en retournoit du susdict voyage de Prusse, Si se hasta pour ces nouvelles encores plus de venir, & quand il fut approché de France il sceut que le Roy estoit adonc au pays de Touraine. Si tourna celle part, & tant erra que il le trouva en la cité de Tours, & vint vers luy si à point que il estoit adonc au propre hostel où il mesme estoit né, & où son pere en son vivant demeuroit. Devant le Roy se meit à genouils Boucicaut, & comme il debvoit humblement le salua.
Quand le Roy le veid, ne convient demander s’il luy fit grand chere: car ne cuidez, pas que de long temps nul Chevalier fust receu du Roy à plus grand feste. Si luy dict incontinent le Roy : Boucicaut, vostre pere demeura en cest hostiel, & gist en ceste ville, & fuestes né en ceste chambre, si comme en nous a dit. Si vous donnons au propre lieu où vous naquistes l’Office de vostre père, & pour vous plus honnorer, le jour de Noël qui approche, après la Messe, nous vous baillerons le baston, & ferons recevoir de vous le serment comme il est accoustumé. Boucicaut qui estoit encores à genoulx remercia 1e Roy humblement comme il debvoit faire. Et quand veint au jour de Noël se leva de matin Messire Boucicaut & se vestit moult richement. Là estoyent ja venus grand foison de Chevaliers & Seigneurs ses parens & affins pour l’accompaigner. Et quand temps & heure luy sembla s’en alla en moult noble appareil à la Messe devers le Roy.
Quand la messe fut chantée, le Duc de Bourbon qui moult l’aimoit, comme celuy que il: avoit nourry, & duquel il avoit faict noble & bonne nourriture, le prist & le mena devers le Roy, & avec eulx feurent plusieurs autres Seigneurs & Chevaliers qui l’accompagnerent. Devant le Roy se mit à genoulx Boucicaut, & le Roy le receut trés-joyeusement, & le revestit de l’Office de Mareschal, en lui baillant le baston. Et là estoit le Duc de Bourgongne Oncle du Roy, lequel pour luy faire plus grand honneur voulut luy mesme en recevoir le serment. Nonobstant que ce ne soit chose accoustumée que autre le reçoive que le Chancelier de France, qui mesme là estoit present. Là estoit Mre Olivier de Clisson pour lors Connestable de France, & Messire Iean de Vienne Admiral, & grand foison de Baronnie, qui tous dirent que le dict noble Office ne pouvoit estre en autre mieulx employé, & grand joye en eurent, Comme de celuy qui le valoit & qui bien l’avoit desservy. Et ainsi fut faict Boucicaut Mareschal de France. Si faict à noter en cest endroid le grand bien de cestuy Chevalier, lequel, ainsi qu’il est conftenu és histoires des chevaleureux Romains, quand il advenoit que aulcun d’entre eulx estoit veu & apperceu dés son enfance plus que les autres enfans estre enclin en l’amour & poursuite d’armes, en continuant faicts chevaleureux par grande ardeur, tant & si vaillamment que mesmement en jeune aage eust ja faict maintes choses fortes & honnorables, tousjours continuast de mieulx en mieulx, on presumoit & jugeoit-on par tels signes que tels enfans & jouvenceaux seroient en leur droict aage tres-vaillans hommes : Et pour ce les Romains ne laissoient point pour la grande jeunesse d’iceux à les mettre és-grands Offices de la Chevalerie, si comme les faire Ducs, Connetables, & Chevetains de tres-grands osts,nonobstant que l’ordonnance commune ne feut de mettre hommes en tels Offices que ils n’eussent à tout le moins acçomply trente ans : mais ceulx qu’ils veoient advancez en excellence outre le commun cours de nature, ils les advançoient aussi en honneur outre les autres hommes. Et se faisoient-ils affin que ils feussent plus avivez & embrasez en l’amour & ardeur des armes de tant comme plus s’y verroient honnorer. Comme ils feirent de Pompée le tressaillant Chevalier, qui tant avoit ja faict de bien en son enfance & jeunesse, que ils le reputerent digne dés l’aage de vingt deux ans d’estre Consul de Rome, qui estoit Office comme nous dirions Duc & Connestable de la Chevalerie.
A cest exemple, comme il me semble, fut faict le noble jouvencel Boucicaut, lequel tant avoit ja faict de bien par longue continuation dés son enfance toufiours multipliant en vertu & bienfaists, que il feut reputé digne d’estre mis en si noble Office comme de Mareschal de France dés l’aage de vingt-cinq ans[25], qu’il avoit sans plus accomplis, lors, que le Roy le revestit du dict Office. Mais vrayment, nonobstant ce jeune aage ne descheut pas en lui l’honneur de si noble estat. Car la grande bonté, vaillance & vertu, exceda, passa & vainquit tous les mouvemens & inclinations de folle jeunesse. En telle maniére qu’il estoit plus meur en vertu & moeurs, dés l’aage de vingt ans que placeurs ne font à cinquante. En laquelle grâce & meureté à tousjours perseveré & persevere, multiplian en bien, si comme il appert par ses faicts, lesquels en continuant nostre matiere seront declarez cy après.
CHAPITRE XX.
Comment le Mareschal Boucicaut alla avec le Roy à Boulongne au traicté. Et la charge de gens d'armes que le Roy luy bailla après pour aller en plusieursvoyages, & comment il prit le Roc du Sac.
Apres que le Roy, eut estably Boucicaut son Mareschal, il s’en retourna à Paris, & le dict Mareschal avec lui, si fut tout cest hyver à sejour avec le Roy en jeux & esbatemens avec les Dames, qui de sa présence estoyent joyeuses. Car tout ainsi qu’il estoit propice & vaillant en faict d’armes, semblablement estoit tres-avenant & gracieux de toutes choses entre Dames & Damoiselles, & bien y sçavoit son estre, & pour ce estoit tres-aimé & bien venu. Si y avoit adoncques tresves entre François & Anglois, & pour ce un peu plus longuement fut à sejour. Quand veint l’esté d’aprés, durant les dictes tresves le Roy tint un Parlement à Amiens, & avec luy alla son frere le Duc d’Orleans, ses oncles le Duc de Berry, le Duc Bourgongne & le Duc de Bourbon, & autres Seigneurs du sang Royal, & d’autres grand foison, & tous les Capitaines de France, C’est à sçavoir le Connestable de Clisson, le Mareschal de Sancerre, le Mareschal de Boucicaut, l’Admiral de Vienne, & avec ce belle compaignée de Seigneurs, & de Chevaliers & Escuyers.
A Amiens devers leRoy veindrent à parlement les Anglois, C’est à sçavoir le Duc de Lanclaftre (13) à belle compaignée de Seigneurs & de Chevaliers, &d’Escuyers. Et là fut traicté de paix : mais adonc ne la conclurent mie. Si s’en retourna le Roy à Paris, & ne demeura pas moult longuement après, que un maltalent sourdit entre le Roy & le Duc de Bretaigne : parquoy le Roy feit grand mandement & assemblée de gens d’armes, & luy mesme en personne se meut pour aller sur luy. Si ordonna le Roy en celuy voyage au Mareschal de Boucicaut grande charge de gens d’armes, C’est à sçavoir six cent hommes d’armes soubs lui, dont il furent joyeux d’estre soubs tel Capitaine. Et pour le grand amour que les Gentils-hommes avoient à lui, & la grande opinion que ils avoient de sa bonté furent plus d’autres quatre cent hommes d’armes qui oultre la susdicte charge se veindrent mettre soubs luy, & s’en tenoient bien honnorez. Et luy comme très saige Capitaine bien les sçavoit tenir & gouverner, en telle maniére que tous l’aimoient & craignoient. En celuy voyage le Roy bailla le gouvernement de la moiétié du pays de Guyenne au dict Mareschal, & ordonna que quand il auroit faict son emprise du voyage où il alloit, & qu’il retournerait en France, que le Mareschal avec une grande compaignée de gens d’armes s’en iroit en Auvergne mettre le siege devant un tres-bel & fort chastel appellé le Roc du Sac, que les Anglois avoient pris pendant les tresves.
Le Roy à tout ceste belle compaignée de gens d’armes alla jusques au Mans, ne plus outre ne passa, pour maladie qui luy prist (14). Si fut ce voyage rompu ; mais le Mareschal au partir de là obtint le commandement du Roy, & s’en alla au plus tost qu’il peut en Auvergne mettre le siege devant le dict chastel du Roc du Sac. Et si meit son siege en si belle ordonnance que tous l’en louèrent, & que il sembla bien que il estoit ja duit de son mestier. Si fist livrer dur assault au chastel par plusieurs jours, car moult estoit forte place, & là fut faict de moult belles armes. Et au dernier ne peut plus tenir le chastel. Si se rendirent ceulx de dedans au Mareschal. Et fut celle prise moult honnorable : car grande deffence y trouvèrent, par quoy convint de tant plus grand sens & force à en venir à chef.
CHAPITRE XXI.
Comment le Mareschal alla en Guyenne, & les forteresses qu'il y prit.
L’an après que le Mareschal eut prins le Roc du Sac, vindrent nouvelles au Roy que les Anglois avoient pris au susdict pays d’Auvergne une ville appellée le Dompine. Parquoy le Roy ordonna que le Comte d’Eu[26], qui lors estoit fait nouvel Connestable, iroit en Auvergne, &eô Mareschal avec luy, & meneroient mille hommes d’armes pour mettre le siege devant la dicte ville. Si se partirent du Roy le Connestable & le Mareschal à tout leur compaignée, en intention d’executer & mettre à effect ce qui leur estoit commis de par le Roy, Et quand ils feurent arrivez à Limoges, ils sceurent que le Mareschal de Sancerre qui pour lors estoit au pays, avoit délivré par traicté la dicte ville de Dompine, & qu’il en estoit à accord. Et pource le Connestable & le Mareschal, afin que les Anglois eussent honte de plus rompre les tresves, feirent venir devant eulx tous les Capitaines Anglois qui au pays tenoient chasteaux & forteresses, & leur feirent promettre & jurer de loyaument tenir & garder les tresves : & ces choses faictes s’en reveindrent en France. Mais l’an après les Anglois, qui petit ont accoustumé de tenir ce qu’ils promettent, preindrent derechef sus les dictes tresves deux forteresses és marches de Xainctonge & d’Angoulesme, l’une appellée le Cor, & l’autre la Roche. Si les tenoit & gardoit contre le Roy un appellé Parot le Biernois.
Si fut ordonné par le Roy que le Mareschal iroit à tout cinq cent hommes d’armes pour les assieger : mais le Roy luy commanda que ainçois il allast à Bordeaux requerir au Duc de Lanclastre, qui là estoit, qu’il luy feist délivrer icelles forteresses qui sus les tresves avoient esté prises. Ce commandement bien reteint le Mareschal. Si s’en alla à tout sa compaignée droict à Bordeaux, & là trouva le Duc de Lanclastre qui le receut à moult grand honneur, & bonne chere luy feit. Le Mareschal luy feit bien & saigement sa requeste, disant comment ce pouvoir tourner à petit honneur aux Anglois d’ainsi rompre les tresves, & d’aller contre ce qui avoit esté promis & juré, & que il lui feist rendre les forteresses qui sus les convenances & en rompant les dictes tresves avoient esté prises. De ceste chose luy feit honnorable responce le Duc de Lanclastre en luy disant que ce n’avoit esté mie de son consentement, lie que oncques n’en avoit rien sceu. Si luy en promettoit restitution plainiere, & en faire faire telle amende comme il luy plairoit. Si manda tantost à celuy Parot le Biernois que incontinent rendist les forteresses, & amandast les forfaitures, ou il mesme l’iroit asieger. Si feurent tantost rendues les dictes forteresses, & restitué le dommaige. Et le Mareschal demeura toute cette saison au pays, où il se trouvoit souvent en celuy temps de tresves avec les Anglois, qui pour sa valeur moult l’honnoroient. Et là estoit parlé entre eulx souventesfois de maintes armes & faicts de Chevalerie. Si s’en retourna par devers le Roy (15).
CHAPITRE XXII.
Cy commence à parler du voyage de Hongrie, comment le Comte d'Eu admonesta le Mareschal d'y aller.
Apres ces choses.le voyage de Hongrie fut mis sus. Et pour ce que ce fut une entreprise de grand renom, & dont plusieurs gens ont desiré & désirent sçavoir du faict toute la maniére & la pure vérité de la chose, pour cause que en plusieurs maniéres & différemment l’une de l’autre on en devise, me plaist & assez faict à nostre propos que je devise de long en long depuis le commencement jusques à la fin tout le contenu de la vérité d’iceluy voyage, & comment il meut premièrement. Si est à sçavoir que le Comte d’Eu, cousin prochain du Roy de France avoit, comme vaillant Chevalier qu’il estoit & grand voyageur selon son jeune aage, ja est en plusieurs parts avau le monde, en maints honnorables voyages. Entre les autres, avoit esté en Hongrie, & le Mareschal avec luy, si comme cy devant avons compté. Si l’avoit le Roy de Hongrie moult honnoré en son pays, & à luy faict grande amitié & maint signe d’amour. Pour laquelle alliance & affinité, le dict Roy de Hongrie luy manda & fit sçavoir par un Hérault que Bajazet venoit sur luy en son pays à bien quarante mille Sarrasins, dont les dix mille estoyent à cheval, & les trente mille à pied. Si avoit délibéré de leur livrer la bataille. Et pour ce comme tout bon Chrestien & par especial tous vaillans nobles hommes doivent délirer eulx travailler pour la foy Chrestienne, & volontiers & de bon cœur aider à foutenir l’un l’autre contre les mescreans, il luy requeroit son aide, & aussi le prioit que il le feist à sçavoir au Mareschal Boucicaut, en la bonté & vaillance duquel il avoit grande fiance, & ainsi le voulust annoncer à tous bons Chevaliers & Escuyers qui desiroient accroistre leur honneur & leur vaillance. Car moult estoit le voyage honnorable, & aussi avoit grand besoing de leur sesours & aide.
Quand le Comte d’Eu eut ouy ces nouvelles, tantost; il le dict au Mareschal, lequel incontinent & de coeur délibéra d’y aller. Si respondit que au plaisir de Dieu il irait sans faille. Car à ce estoit-il meu pour trois raisons. L’une pour ce que il desiroit plus que autre riens estre en bataille contre Sarrasins. L’autre pour la bonne chere que le Roy de Hongrie luy avoit faicte en son pays. Et la tierce raison estoit pour le grand amour que il avoit à luy qui entreprenoit le voyage, & le plaisir que il avoit d’aller en sa compaignée. Si fut ceste chose tantost espandue par tout, & tant alla avant que le Duc de Bourgongne[27] (a) qui ores est & lors estoit Comte de Nevers en ouyt parler.
Adonc luy qui estoit en fleur de grand jeunesse desirant fuivre la voye que les bons quierent, c’est à sçavoir honneur de Chevalerie, considerant que mieulx ne se pouvoit employer que de donner au service de Dieu sa jeunesse, en travaillant son corps pour l’accroiffement de la foy, desira rnoult d’aller en ceste honnorable besongne. Et tant timonna son pere le Duc de Bourgongne qui lors vivoit, qu’il eut congé d’y aller. De ceste chose alla le bruit partout, & pour ce que adonc estoient tresves en France, pour laquelle cause Chevaliers & Escuyers y estoient peu embesongnez des guerres, desirerent plusieurs jeunes Seigneurs du sang Royal, & autres Barons & nobles hommes à y aller, pour eulx tirer hors de oisiveté, & employer leur temps & leurs forces en faict de Chevalerie. Car bien leur sembloit, & vray estoit, qu’en plus honnorable voyage & plus selon Dieu ne pouvoient aller.
Si fut toute la France esmeue de ceste chose. Et pour les nobles Seigneurs & Barons qui y alloient, à peine estoit Chevalier ne Escuyer qui puissance eust qui n’y desirast aller. Et des principaulx qui furent, de ceste emprise dirons les noms & le nombre des François, Le premier & le chef de tous feut le Comte de Nevers qui près est- Duc de Bourgongne, coufin germain du Roy de France, Monseigneur Henry & Monseigneur Philippes de Bar freres, & cousins germains du Roy, le Comte de la Marche, & le Comte d’Eu Connestable, cousins du Roy. Des Barons le Seigneur de Çoucy, le Mareschal de Boucicaut, le Seigneur de la Trimouille, Messire Iean de Vienne Admiral de France, le Seigneur de Heugueville, & tant d’autres Chevaliers Escuyers, toute fleur de Chevalerie & de noble gent, que ils furent en nombre bien mille du Royaume de France.
Si faict icy à noter le grand couraige & bonne volonté que les vaillans François ont tousjours eu & ont en la noble poursuite d’armes, pour lequel honneur acquérir n’espargnent corps, vie, ne chevance. Car il est à sçavoir que nonobstant qu’ils eussent faict le Comte de Nevers leur chef, si comme raison estoit ; si y alloit chacun à ses propres despens, excepté les Chevaliers & Escuyers qui y alloient soubs les Seigneurs & Barons pour les accompaigner & pour leur estat. Et entre les autres le Mareschal de Boucicaut y mena à ses despens soixante dix Gentils-hommes, dont les quinze estoyent Chevaliers ses parens, C’est à sçavoir Messire le Barrois, Messire Iean & Messire Godemart de Linieres, Messire Regnaud de Chavigny, Messire Robert de Milli, Mre Iean Degreville, & autres, jusques au nombre dessus dict. Et semblablement les autres Seigneurs en menerent, & par especial le Comte de Nevers y mena belle compaignée de Gentils-hommes de l’hostel de son pere & des siens.
CHAPITRE XXIII.
Comment le Comte de Nevers, qui ores est Duc de Bourgongne, voulut aller au voyage de Hongrie, & comment il fut faict Chevetaine de toute la compaignée des François qui là allèrent.
Quand le Comte de Nevers & les autres Seigneurs & Barons eurent tres-bien appresté leur erre, ils prirent congé du Roy, de la Royne & de nos Seigneurs, & de leurs peres & parens. Si croy bien que assez y eut pitié au départir des pleurs & des plaints de leurs prochains, & des meres & femmes, soeurs & parentes. Et n’estoit mie sans cause. Car moult estoit le voyage perilleux comme bien y a paru, & si elles eussent sceu les dures nouvelles qui leur en estoient à venir, je ne croy mie que à de telles y avoit le cœur ne fust party. Si feut piteuse la departie à ceulx qui puis ne retournerent. A tant se meit le Comte de Nevers en voye (16) à toute sa belle compaignée, & tant erra par l’Alemaigne, & puis par Auftriche, qu’il arriva au Royaume de Hongrie. Tantost allèrent les nouvelles au Roy qui estoit adonques en la cité de Bude, comment le Comte de Nevers à tout moult noble compaignée des Seigneurs de la fleur de lys, & d’aultres haults Barons & bonne gent venoit à son aide. De celle nouvelle fut moult joyeux le Roy, & le plus tost qu’il peut veint à l’encontre à tout moult grande compaignée de gent ; car ja avoit faict moult grand amas de gens d’armes, tant d’estrangers comme de ceulx de son pays.
Tant alla le Roy qu’il rencontra le Comte de Nevers. Quand le Roy fut approché de luy moult feit grande reverence au dict Comte & à tous ceulx du sang Royal, & aux autres Barons, &tous receut à grande joye & honneur. Si les mena en sa cité de Bude, où grandement les honnora & aisa de tout ce que il peut. Si n’eurent pas esté là moult de jours à sejour, quand le Roy de Hongrie par la volonté & assentement des Seigneurs François qui fors la bataille ne desiroient, ses ordonnances, & ses gens meit en arroy bien & bel, & comme qu’il affiert en tel cas. Et peu de jours après se meit sur les champs pour aller au devant des Sarrasins, lesquels on luy avoit dict que ils approchoient. Et quand il feut dehors, trouva que nos François & les autres estrangers, & les siens propres qu’il avoit avec luy, montoient bien à cent mille chevaulx. A l’issue du Royaume de Hongrie veindrent au fleuve que on nomme le Danube, si le passerent à navires. Outre celle riviere avoit une grosse ville fermée que ou nommoit Baudins[28], qui se tenoit pour les Turcs ; si la voulurent nos gens assaillir. Devant celle ville feut faict le Comte de Nevers[29] Chevalier, aussi le Comte de la Marche & plusieurs autres. Le lendemain qu’ils feurent arrivez prirent à combattre la dicte ville par grande ordonnance. Mais aussi tost que l’assault feut commencé faillit dehors le Seigneur du pays, lequel estoit Chrestien Grec, & par force avoit esté mis en la subjection des Turcs, & veint rendre luy, la ville & tout son pays au Roy de Hongrie, & luy délivra tous les Turcs qui estoient dedans la forteresse.
CHAPITRE XXIV.
De plusieurs villes que le Roy de Hongrie prist sur les Turcs, par l’aide des bons François & comment le vaillant Mareschal Boucicaut entre les autres bien s'y porta.
Apres que la ville de Baudins eut esté prise comme dict est, se partir de là le Roy de Hongrie à tout son ost, & s’en alla devant une autre ville appellée Raco[30]. Mais si tost que le Comte d’Eu & le Mareschal de Boucicaut sceurent que le Roy avoit délibéré d’aller là, ils feirent une emprise pour y estre des premiers. Si allèrent avec eulx plusieurs grands Seigneurs, c?est à sçavoir Messire Philippes de Bar, le Comte de la Marche, le Seigneur de Coucy, le Séneschal d’Eu. & plusieurs autres, & chevaucherent toute nuiânant qu’ils y feurent le matin. Mais si tost que les ennemis les veirent approcher, ils issirent dehors en grand quantité pour aller rompre un pont gisant qui estoit par dessus un grand fossé, qui deffendoit que nul ne peust venir près des murs ny de la closture de la dicte ville. Et estoit celuy fossé si très-profond que en nulle manière on ne le pouvoit passer fors par sus iceluy pont. Si arrivèrent là nos gens qui se hastoient d’aller avant que les Sarrasins peussent estre à temps à despecer le pont. Si s’entrecoururent sus en celle place, & nos gens les envahirent de grand vigueur, qui moult y feirent de belles armes. Car les Sarrasins taschoient tousjours à venir rompre le pont, & avoient faict une telle ordonnance, que tandis que une partie d’entre eulx maintiendroit la bataille, les autres iroient despecer le dict pont : mais, tout ne leur valut rien. Car le vaillant Mareschal demanda au Comte d’Eu, pour ce que il estoit premier chef d’icelle emprise, la garde du dict pont, qui forte chose estoit à garder, & difficile pour la grande quantité de Sarrasins qui tousjours y arrivoient, & il luy bailla. Si le garda si vaillamment luy & ses gens que Sarrasins n’eurent pouvoir d’en approcher, & moult y feit le Mareschal de belles armes par plusieurs fois. Car souvent repoussoit les Sarrasins par vive force dedans, leur ville, & puis derechef ils issoient dehors. Mais il leur estoit derechef à l’encontre, par telle vertu que ils ne pouvoient souffrir sa bataille, & r’aller les en convenoit. Et à bref parler de ce que il feit là endroict, sans faille tellement y ouvra que il monstra bien, & comme autres fois avoit faict, que il estoit un tres-vaillant & esprouvé Chevalier. Le Comte d’Eu & les autres Barons François qui avec luy estoient, qui se combatoient à l’autre partie des Sarrasins comme dict est, tant y feirent & tant y chappelerent, & tant bien s’y portèrent que par force rebouterent les Sarrasins en leur ville & moult en occirent. Celle journée arriva le Roy de Hongrie à tout son ost celle part, & tantost prist à mettre ses gens en ordonnance pour assaillir la ville.
Quand le Mareschal Boucicaut veid ce, il envoya tantost de ses gens en un lieu près d’illec, où il y avoit de beaux arbres, & feit faire deux grandes eschelles quand il veid la grand flotte des gens d’armes venir pour aller assaillir la ville, adonc dit-il à ses gens, Certes, dit-il, grand honte nous seroit si autres gens passoient ce pont devant nous qui l'avons eu en garde. Or fus mes tres-chers compaignons & amis, faisons tant en cette besongne que il soit renom de nous. A tant sans plus dire se meit devant, & tous ses gens le suivirent de bonne volonté : & s’alla mettre au plus près du mur, & là furent apportées les eschelles que il ayoit faict faire. Si commençea l’assault luy & les siens avant que autres gens y veinssent. Si veissiez là faire merveilles d’armes : car la grande hardiesse que ces bonnes gens prenoient és biens faicts de leur conduiseur les faisoit abandonner comme lyons, & pour la grande ardeur que ils avoient de monter contre mont les murs, ils chargeoient tant les eschelles que à peu ne brisoient. Si estoit la bataille là moult grande de ceulx de dehors qui estrivoient à monter sur les murs, & de ceulx de dedans qui leur chalangoient vigoureusement. Si s’entrelançoient de merveilleux coups, dont moult y en avoit de morts & d’affolez d’un costé & d’autre : toutesfois feirent tant Sarrasins que ils froisserent une des eschelles des grands fais des pierres que ils lançoient contre val. Et sur l’autre fut monté Hugues de Chevenon qui portoit le panon du Mareschal, qui moult vigoureusement se combatit. Mais tant le presserent les Sarrasins que ils luy arracherent le dict panon d’entre les poings, & à la fin renverserent luy & l’eschelle contreval, où il fust moult froisse : mais tost y eut qui le tira hors de la presse.
Si fut là l’assault grand & merveilleux. Ia y estoient arrivez les autres François, & le Roy de Hongrie à tout son grand ost. Si dura ainsi tout le jour jusques à ce que la nuict les départit. Et si le Mareschal y avoit esté des premiers, aussi feut-il des derniers retraits. Et tant y feit d’armes celle journée, que de luy & de son faict feurent grandes & honnorables nouvelles, & aussi de ses bonnes gens qui tant bien s’y portèrent, que nulles gens mieulx ne peussent. Mais nonobstant que le bon Mareschal & ses gens feussent si foulez que à peu n’en pouvoient plus, ne cuidez mie que pourtant s’allassent reposer ; ains quand tous furent passez se teint à garder le susdict pont que les ennemis ne le veinssent despecer. Et si croyez fermement, vous qui ce oyez, que nul n’avoit envie de luy oster cest office, ny de prendre la garde du dict pont. Le lendemain que nos gens cuiderent retourner à l’assault, ceulx qui estoient dedans, qui estoient la plus grande partie Chrestiens Grecs, veirent bien que nonobstant que fust leur ville moult forte, que ils ne se pourroient au dernier garder, se rendirent au Roy de Hongrie sauves leurs vies & leurs biens. Et le Roy, qui eut conseil que le mieulx estoit de les y prendre que ce que il meist plus en péril ses gens, & aussi veu que ils estoient Chrestiens, les receut à cette convenance. Si feut estably le Mareschal pour les garder que nulle offense ne leur feust faicte. Si entra dedans la ville à tout ses gens, & si bien feit son debvoir de les garder que rien, ne leur fut meffaict. Et iceulx Chrestiens baillerent tous les Turcs qui estoient dedans au .Roy de Hongrie, qui tous les feit mourir.
Celle chose achevée, se partit le Roy pour aller mettre le siege devant Nicopoli[31], qui est une moult forte ville, & en allant à ce siege, le Mareschal, qui le cœur n’avoit autre chose fors à toujours grever les Sarrasins, sçavoir par ses espies les embusches & les retraits, où Sarrasins par routes & par troupeaux repairoient, & se mettoient en embusches pour cuider courir sus aux nostres. Mais le vaillant Mareschal, par son sens & par son aguet, leur estoit sur le col avant que ils s’en donnassent de garde, & par telle maniére leur porta de grands dommaiges par plusieurs fois, & moult en occirent luy & les siens. Et semblablement feit le Comte d’Eu & nos autres Barons François, qui tant bien feirent tous jusques alors, & tant monstrerent leurs poroüesses, que le Roy de Hongrie & tous ceulx de la partie en estoient d’autant enhardis, leur en estoit creu le couraige, que ils ne doubtoient tout le monde. Helas! si fortune ne leur eust nuit, bien pourroient encores bénir l’heure & le jour que telle noble compaignée de François leur estoit venue. Mais, comme fortune est souvent coustumiere de nuire aux bons & aux vaillans, sembla que elle eust envie du grand bien & de l’excellente vaillance qui estoit en eulx. Hé qui est-ce qui se puisse garder de male fortune quand elle veut courir sus & nuire à qui que ce soit ?
(Le reste de ce Chapitre est une inutile déclamation de Rhéteur contre l’inconstance de la fortune.)
CHAPITRE XXV.
De la fiere bataille que on dict de Hongrie, qui feut des Chrestiens contre les Turcs.
Quand le Roy de Hongrie avec son ost feut arrivé devant la ville de Nicopoli, il se logea par grande ordonnance, & tantost feit commencer deux belles mines par dessoubs terre, lesquelles feurent faictes & menées jusques à la muraille de la ville. Et feurent si larges que trois hommes d’armes pouvoient combatre tout d’un front. Si demeura à celuy siege bien quinze jours. En ces entrefaictes les Turcs ne muserent mie : ains feirent tres grand appareil pour courir sus au Roy de Hongrie. Mais ce feut si celément que oncques le Roy n’en sceut rien. Et ne sçay s’il y eut trahison en ses espies, ou comment il en alla : car combien que il eust estably assez de gens pour bien prendre garde au dessein des Sarrasins, n’en avoit-on ouy nouvelles jusques à celuy quinziesme jour que il avoit esté au siege, pour laquelle cause ne se donnoit d’eulx nulle garde.
Quand veint le seiziesme jour jusques à l’heure de disner, veindrent messaiges batans au Roy dire que Bajazet avec ses Turcs estoit à merveilleusement grande armée si près d’illec, que à peine seroient jamais à temps armé son ost & ses batailles mises en ordonnance. Quand le Roy qui estoit en son logis ouyt ces nouvelles, il feut moult esbahy. Si manda hastivement par les logis que chascun s’armait & saillist hors des logis. Si pouvez sçavoir que en peu d’heure feut cet ost moult esmeu. Chascun y courut aux armes qui mieulx mieulx, la estoit le Roy aux champs quand on veint dire au Comte de Nevers qui seoit à table, & aux François, que les Turcs estoyent au plus prés de là, & que le Roy estoit tout hors des logis en plains champs en ordonnance pour livrer la bataille. De ce se debvoient tenir aulcunement mal contents le Comte de Nevers & les Seigneurs François que plus tost ne leur avoit le Roy mandé mais encores me doubte que il leur face plus mauvais tour. Celle nouvelle oüye tantost saillit le Comte de Nevers & les siens en pieds, & vistement s’armèrent. Si montèrent à cheval & se meirent en tres-belle ordonnance, & ainsi allèrent devers le Roy que ils trouvèrent ja en tres-belle bataille & bien ordonnée, & ja pouvoient veoir devant eulx les bannieres de leurs ennemis.
Et est à sçavoir sur ce pas, cy, que sauve la grâce des diseurs qui ont dict & rapporté du faict de la bataille, que nos gens y fuirent, & allèrent comme bestes sans ordonnance, puis dix, puis douze, puis vingt, & que par ce feurent occis par troupeaux au feur qu’ils venoient, que ce n’est mie vray. Car comme ont rapporté à moy qui après; leurs relations l’ay escript, des plus notables en vaillance & Chevaliers qui y feussent, qui font dignes de croire, le Comte de Nevers & tous les Seigneurs & Barons François, avec tous les François que ils avoient menez, arrivèrent devers le Roy tout à temps pour eulx mettre en tres-belle ordonnance, laquelle chose ils feirent si bien & si bel que à tel cas appartient. Et la banniere de nostre Dame que les François ont accoustumé de porter en bataille, bailla le Comte a porter à Messire Iean de Vienne Admiral de France, pour ce que il estoit le plus vaillant d’entre eulx, & qui plus avoit veu : & feut mis au milieu d’entr’eulx comme il debvoit estre. Et de toutes choses très-bien s’habillèrent comme faire on doibt en tel cas. Les Turcs d’autre part ordonnèrent leurs batailles, & se meirent en tres-belle ordonnance à pied & à cheval : & feirent une telle cautele pour decevoir nos gens. Tout premièrement une grande tourbe de Turcs qui à cheval estoient se meirent en une grand bataille tout devant leurs gens de pied, & derriere ces gens à cheval, entre eulx & ceulx de pied, feirent planter grande foison de pieux aigus que ils avoient faict apprester pour ce faire. Et estoyent ces pieux plantez en biaisant, les pointes tournées devers nos si hault que ils pouvoient aller jusques ventre des chevaux.
Quand ils eurent faict cest exploict, ou ils- ne meirent pas grand piece ; car assez, avoienr ordonné gens qui de les ficher s’entremettoient, nos gens qui le petit pas serrez ensemble alloient vers eulx estoient ja approchez. Quand les Sarrasins les veirent assez prés, adonc toute celle bataille de gens à cheval se tourna serrée ensemble comme si c’eust esté une nuée derriere ces pieux, & derriere leurs gens de pied que ils avoient ordonnez en deux belles batailles si loing l’une de l’autre que ils meirent une bataille de gens à cheval, entre les deux de pied, en laquelle pouvoir avoir environ trente mille archers. Quand nos gens furent approchez d’eulx, & qu’ils cuiderent aller assembler, adonc commencèrent les Sarrasins à traire vers eulx par si grand randon, & si drument, que oncques gresil ne goute de pluye ne cheurent plus espoissément du ciel, que là cheoient flesches, qui en peu d’heure occirent hommes & chevaux à grand foison.
Quand les Hongres qui communément, si comme on dict, ne sont pas gens arrestez en bataille, & ne sçavent grever leurs ennemis, si n’est à cheval traire de l’arc devant & derriere tousjours en fuyant, veirent ceste entrée de bataille, pour peur du traict commencerent une grande partie d’eulx à reculer, & eulx traire en sus comme lasches & faillis que ils feurent. Mais le bon Mareschal de France Boucicaut, qui ne veoid mie derriere luy la lascheté de ceulx qui se retrayoient, ce qu’il n’eust cuidé en piece, ny aussi ne veoid pas devant eulx & au plus près les pieux aigus qui là malicieusement estoient plantez, va dire & conseiller comme preux & hardy qu’il estoit, Beaux Seigneurs, dit-il, que faisons-nous icy, nous lairrons nous en ceste maniére larder & occire laschement ? Et: sans plus faire assemblons vistement à eulx, & les requérons hardiment & nous hastions, & ainsi escheverons le trait de leurs arcs.
A ce conseil se teint le Comte de Nevers à tout ses François, & tantost pour assembler aux Sarrasins frappèrent avant & se embatirent incontinent entrées pieux dessus dicts qui fort estoyent roides & aigus, si qu’ils entroient és pances des chevaux, & moult occirent & mehaignerent des hommes, qui des chevaux cheoient.
Si feurent là nos gens moult empestrez, & toutes-fois passerent oultre. Mais ores oyez la grande mauvaistié, felonnie & lascheté des Hongres, dont le reproche sera à eulx à tousjours. Si tost qu’ils veirent nos gens enchevestrez és pieux, & que traict ne autre chose ne les gardoit que ils n’allassent courir sus aux Turcs, adonc tout ainsi que nostre Seigneur feut delaissé de sa gent si tost qu’il feut és mains de ses ennemis, ne plus ne moins tournèrent les Hongres le dos & prirent à fuir. Si qu’il ne demeura oncques avec nos gens de tous les Hongres fors un grand Seigneur du pays que on appelle le grand Comte de Hongrie & ses gens, & les autres estrangers qui estoient venus de divers pays pour estre à la bataille. Mais peu estoient contre si grande quantité. Mais ne croyez que pourtant ils reculassent ne gauchissent, ains tout ainsi comme le sanglier quand il eit atainct, plus se fiche avant tant plus se sent envahy, tout ainsi nos vaillans François vainquirent la force des pieux & de tout & passerent oultre comme courageux & bons combatans. Ha ! noble contrée de François, ce n’est mie de maintenant que tes vaillans champions se monstrent hardis & fiers entre toutes les nations du monde. Car bien l’ont de coustume dés leur premier commencement. Comme il appert par toutes les Histoires qui des faicts de batailles, où François ayent esté, font mention & mesmement celle des Romains & maintes autres qui certifient par les espreuves de leurs grands faicts que nulles gens du monde ontcques ne feurent trouvez plus hardis ne mieulx combatans, plus constans ne plus chevalereux que les François. Et peu trouve l’on de batailles où ils ayent esté vaincus que ce n’ait esté par trahison, ou par la faute de leurs Chevetains & par ceulx qui les debvoient conduire. Et encores osay-je plus dire de eulx, que quand il advient que ils ne s’employent en faicts de guerre & que ils sont à sejour que ce n’est mie leur coulpe : ains est la faulte de ceulx à qui appartiendroit à les embesongner. Si est dommaige quand il advient que gent tant chevaleureuse n’ont chefs selon leur vaillance & hardiesse. Car choses merveilleuses feroient.
Mais à revenir à mon propos, les nobles François, comme ceulx qui estoient comme enragez de la perte que ja avoient l’aide de leurs gens, tant du traict des Sarrasins, comme à cause des pieux, leur coururent fus par si grand vertu & hardiesse que tous les espouventerent Si ne fault mie à parler comment ils ferirent sur eulx. Car oncques sanglier escumant ny loup enragé plus fierement ne se abandonna.
Là feut entre les autres vaillans le preux Mareschal de France Boucicaut qui se fichoit és plus drus, & s’il eut deuil bien leur demonstroit. Car sans faille tant y faisoit d’armes que tous s’en esmerveilloient, & si durement s’y conteint, & tant y feit de Chevalerie & d’armes diverses, que ceulx qui le veirent dient encores que l’on ne veid oncques nul Chevalier ny autre quel qu’il feust faire plus de bien & de vaillances pour un jour que il feit à celle journée. Aussi feit bien le noble Comte de Nevers, qui chef estoit des bons François, qui tant bien s’y portoit que à tous les siens donnoit exemple de bien faire. Le vaillant Comte d’Eu ne s’y faignoit mie, ains departoit les grands presses avant & arriére. Si faisoient les nobles freres de Bar, qui de leur jeunesse qui encores grande estoit, moult s’y conteindrent vaillamment. Et le Comte de la Marche, qui le plus jeune estoit de tous ne encores n’avoit barbe, y combatoit tant asseurément que tous l’en priserent. Là estoit le vaillant Seigneur de Coucy, Chevalier esprouvé, qui toute sa vie n’avoit finé d’armes suivre, & moult estoit de grand vertu. Si demonstroit là sa prouesse, & bien besoing en estoit, car Sarrasins à grand massues de cuivre que ils portent en bataille, & à gisarmes, souvent luy estoyent sur le col. Mais leur collées cher leur faisoit achepter. Car luy qui estoit grand & corsu, & de grand force, leur lançoit si tres-grands coups que tous les destranchoit. Le chevaleureux Admiral de France restoit d’autre part, qui n’en faisoit mie moins. Le Seigneur de la Trimouille qui à merveilles estoit beau Chevalier, vaillant & bon, faisoit souvent Sarrasins tirer en sus. Iceulx Barons & esprouvez Chevaliers, & de grand vertu, reconfortoient & donnoient hardiesse de faict & de parole aux nobles jouvenceaux de la fleur de lys qui là se combatoient non mie comme enfans, mais comme si ce fenssent très-endurcis Chevaliers. Et besoing leur en estoit. Car tousjours croissoit sur eulx la presse & la foule.
Les autres vaillans Chevaliers & Escuyers François tant bien s’y portèrent que oncques nulles gens mieulx ne le feirent. Si feit le grand Comte de Hongrie & tous les siens, à qui moult desplaisoit de la laide & honteuse departie que les Hongres, avoient faicte, aussi moult s’y efforcerent tous les autres estrangers. Helas ! mais que leur valait ce? Une poignée de gens estoient contre tant de milliers. Car si peu estoient que ils ne pouvoient occuper fors seulement le front de l’une des susdictes batailles, où il y avoit de gens plus de trois contre un d’eulx. Et toutesfois par leur tres-grand force, vaillance & hardiesse, desconfirent icelle premiere bataille, où moult en occirent. Pour laquelle chose Bajazet feut tellement espouventé que luy ne sa grand bataille de cheval n’oserent assaillir les nostres, ains s’enfuyoit tant qu’il pouvoit luy & les siens, quand on luy alla dire que les François n’estoient que un petit de gens qui là ainsi se combatoient, & n’avoient aide de nuls, car le Roy de Hongrie à toute sa gent s’en estoit fuy & les avoit laissez, si feroit grand honte à luy d’ainsi fuir à tout si grand ost devant une poignée de gens.
Quand Bajazet oüit ce, adonc retourna à tout moult grande quantité de gens qui frais estoient & reposez. Si coururent fus à nos gens, qui ja estoient foulez, navrez, lassez, & n’estoit mie de merveilles. Quand le bon Mareschal veid celle envahie, & que ceulx qui les debvoient secourir les avoient delaissé, & que si peu estoient entre tant d’ennemis, adonc cogneut bien que impossible estoit de pouvoir resister contre, si grand ost, qu’il convenait que le meschef tournait sur eulx. Lors feut comme tout forcené, & dict en luy mesme que puisque mourir avec les autres luy convenoit que il vendroit chere à celle chiennaille sa mort. Si fiert le destrier des esperons, & s’abandonne de toute sa vertu au plus dru de la bataille, & à tout la tranchante espée que il tenoit fiere à dextre & à senestre si grandes collées que tout abatoit de ce qu’il atteignoit devant soy. Et tant alla ainsi faisant devant luy que tous les plus hardis le redouterent & se prirent à destourner de sa voye : mais pourtant ne laisserent de luy lancer dards & espées ceulx qui approcher ne l’osoient, & luy comme vigoureux bien se sçavoit deffendre. Si vous poignoit ce destrier qui estoit grand & fort, & qui bien & bel estoit armé au milieu de la presse, par tel randon qu’à son encontre les alloit abatant.
Et tant alla ainsi faisant tousjours avant, qui est une merveilleuse chose à racompter, & toutesfois elle est vraye, comme tesmoignent ceulx qui le veirent, que il transpercea toutes les batailles des Sarrasins, & puis retourna arriére parmy eulx à ses compaignons. Ha Dieu quel Chevalier ! Dieu luy sauve sa vertu. Dommaige sera quand vie luy faudra. Mais ne fera mie encores, car Dieu le gardera. Ainsi se combatirent nos gens tant que force leur peut durer. Ha quelle pitié de tant noble compaignée, si esprouvée gent, si chevaleureuse, & si excellente en armes, qui ne peut avoir secours de nulle part, ains cheurent en la gueule de leurs ennemis, si comme est le fer sur l’enclume. Car tous les environnèrent & envahirent de toutes parts si mortellement que plus ne se peurent deffendre.
Et qu’elle merveille ! Car plus de vingt Sarrasins estoyent contre un Chrestien. Et toutesfois en occirent nos gens plus de vingt mille: mais au dernier plus ne peurent forçoyer. Ha quel dommaige & quelle pitié ! Ne deust-on pendre les desloyaux Chrestiens qui ainsi faulcement les abandonnèrent? Que male honte leur puisse venir : car si de bonne volonté eustent aidé aux vaillans François & à ceulx de leur compaignée, il n’y feust demeuré Bajazet ny Turc que tout n’eust esté mort & pris, qui grand bien eust esté pour la Chrestienté. Si feurent là morts & occis de ceste chiennaille la plus grande partie des Chrestiens; & des Barons le Seigneur de Coucy, dont moult feut grand domaaige. Car vaillant Chevalier, saige & eiprouvé estoit.
Aussi feut l’Admiral (17) & maints autres. Mais nos Seigneurs du sang de France, & la plus grande partie; des Barons, & plusieurs Chevaliers & Escuyers feurent retenus prisonniers, qui avant ce moult vigoureusement se combatirent[32]. Entre lesquels le Mareschal, lequel comme celuy qui tenoit sa vie pour perdue, & cher la vouloit vendre avoit faict entour luy à force de coups si grand cerne de morts & d’abatus que nul ne l’osoit approcher pour le prendre. Car comme lyon forcené qui rien ne redoubte sembloit que il feust entre eulx. Pour laquelle chose moult y eurent grand peine, & plusieurs des Sarrasins y conveint mourir avant qu’il peust estre pris: mais au dernier tant le presserent qu’à force avec les autres l’emmenerent.
CHAPITRE XXVI.
De la grand pitié du martyre que on faisoit des Chresiens devant Bajazet, & comment le Mareschal fut respité de mort»
Le lendemain de la douloureuse bataille de rechef fut la tres-grande pitié. Car Bajazet seant en un pavillon emmy les champs y feit amener devant soy le Comte de Nevers & ceulx de son lignaige, avec tous les autres Barons François & les Chevaliers & Escuyers, qui estoient demeurez de l’occision de la bataille Là estoit grand pitié à veoir ces nobles Seigneurs, jeunes jouvenceaux, de si hault sang comme de la noble lignée Royale de France, amener liez de cordes estroitement, tous desarmez en leurs petits pourpoints par ces chiens Sarrasins, laids & horribles, qui les tenaient durement devant ce tyran ennemy de la foy qui là seoit. Si sceut par bons truchemens & par certaine information que le Comte de Nevers estoit fils de fils de Roy de France & cousin germain, & que son pere estoit Duc de grande puisssance & richesse, & que les enfans de Bar, le Comte d?Eu & le Comte de la Marche estoyent d’iceluy mesme sang parens prochains du Roy de France. Si se pensa bien que pour les garder auroit d’eulx grand tresor & finance : & pource délibéra que iceulx & aucuns autres des plus grands Barons il ne feroit pas mourir ; mais il les faisoit là tenir assis à terre devant luy. Helas ! tantost après feit commencer le dur sacrifice : car devant luy faisoit les nobles Barons, Chevaliers & Escuyers Chrestiens tous nuds, & puis tout ainsi que l’on peint par les parois le Roy Herode assis en chaire, & les Innocens que l’on destranche devant luy, estoient là destranchez nos feaulx Chrestiens à tous grands gisarmes jpar ces mastins Sarrasins en la présence du Comte de Nevers, à ses yeux voyans. Si pouvez sçavoir, vous qui ce oyez, si grand douleur avoit au cœur, luy qui est un tres-bon & bénin Seigneur, & si grand mal luy faisoit d’ainsi veoir martirer ses bons & loyaux compaignons & ses gens, qui tant luy avoient esté feaulx, & qui si preux par excellence, estoient.
Certes je croy que tant luy en douloit le cœur que il voulust à celle mort estre de leur compaignée. Et ainsi l’un après l’autre on les menoit au martyre, ainsi comme jadis on faisait les benoists martyrs, & là on les frappait horriblement de grands cousteaux par testes, par poitrines & par espaules, que on leur abatoit jus sans nulle pitié. Si peult-on sçavoir à quels piteux visaiges estoient menez à cette piteuse procession : car tout ainsi que le boucher traisné l’aigneau au lieu de sa mort, estoient là menez sans nul mot sonner pour occire devant le tyran les bons Chrestiens (18). Mais nonobstant que ceste mort feut moult dure, & le cas tres-piteux, toutesfois tout bon Chrestien doibt tenir que très-heureux feurent & de bonne heure nez de telle mort recevoir car une fois leur convenoit mourir, .& Dieu leur donna la grâce que ils moururent de plus saincte & digne mort que Chrestien puisse mourir, selon que nous tenons en notre foy, qui est pour l’exaussement de la foy Chrestienne, & estre accompaignez avece les benoists martyrs, qui sont les plus heureux de tous les Ordres des autres Saincts de Paradis. Si n’est mie doubte que s’ils le receurent en bon gré » que ils font Saincts en Paradis. A icelle piteuse procession feut mené le Mareschal de France Boucicaut tout nud, fors de ses petits draps. Mais Dieu qui voulut garder son servant pour le bien qu’il debvoit faire le temps à venir, tant en vengeant sur Sarrasins la mort de cette glorieuse compaignée, comme des autres grans biens qui par son bon sens & à cause de luy debvoient advenir feit que le Comte de Nevers sur le poinct que on vouloir ferir sur luy, le va regarder moult piteusement, & le Mareschal luy.
Adonc prist merveilleusement à douloir le cœur au dict Comte de la mort de si vaillant homme, & luy souvint du grand bien, de la prouesse, loyauté & vaillance qui estoit en luy. Si l’advisa Dieu tout soubdainement de joindre les deux doigts ensemble de ses deux mains en regardant Bajazet, & feit signe qu’il luy estoit comme son propre frere, & qu’il le respitast : lequel ligne Bajazet entendit tantost, & le feit laisser. Quand cette dure execution feut parfaicte, & que tout le champ estoit jonché des corps des benoists Martyrs, tant de François comme d’autres gens de diverses contrées, le maudit Bajazet se leva de là, & ordonna que le Mareschal qui de mort avoit esté respité feust mené en prison en une grande bonne ville deTurquie, appellée Burse. Si feut faict son commandement, & là fut tenu jusques à la venue du dict Bajazet,
CHAPITRE XXVII
Comment les nouvelles veindrent en France de la dure desconfiture de nos gens.
Apres cette mortelle desconfiture, fut la grand pitié des Chrestiens François & autres qui estoient là allez pour servir le Comte de Nevers & les autres Seigneurs, Chevaliers & Escuyers, si comme Chappellains, Clercs, varlets, paiges, & aultres gens qui ne s’armoient mie, & mesmement d’aulcuns Gentils-hommes qui eschapperent de la bataille. Si n’estoit pas petit l’esbahissement de eulx trouver en tel party sans chef, entre les mains des Sarrasins. Si estoient comme brebis esparses sans Pasteur entre les loups. Adonc prist à fuir qui fuir peut hastivement au fleuve du Danube à refuge, comme si ce feust lieu de leur sauvement, comme gent esperdue, & que peur de mort chasspit de péril en aultre. Là se ficherent és bateaux que ils trouvèrent, qui premier y peut veni, mais tant les chargeoient que à peu n’enfondroient, & que tous ne perissoient ensemble. Les autres qui advenir n’y pouvoient, despouilloient leurs draps, & à nager se mettoient ; mais, la plus grand part en périt, pour ce que trop est ceste riviere large & courante. Si ne leur pouvoit durer haleine tant que ils feussent-arrivez : & des noyez en y eut sans nombre. De ceulx qui eschapperent en reveint en France aulcuns Gentils-hommes & autres qui rapportèrent les douloureuses nouvelles. Et aussi les propres messaigers que le Comte de Nevers envoya au Duc de Bourgongne son père, & les aultres Seigneurs aussi à leurs peres & parens.
Quand ces nouvelles furent sceues & publiées, nul ne pourroit deviser le grand deuil qui fut mené en France, tant-du Duc de Bourgongne qui de son fils se doubtoit que pour argent ne le peust r’avoir, & qu’on le feist mourir : comme des autres peres, mères, parens, & parentes des autres Seigneurs, Chevalliers, & Escuyers qui morts y estoient. Et commencea le dueil grand partout le Royaume de France de ceulx à qui il touchoit, & mesmement generalement chascun plaignoit la noble Chevalerie qui estoit comme la fleur de France qui perie y estoit. Le Duc de Bourgongne avec le dueil qu’il menoit pour la doubte de son fils, moult plaignoit piteusement & regretoit ses bons nourris Geutils-hommes qui morts estoient en la compaignée de son dict fils. Le Duc de Bar grand deuil demenoit pour ses enfans & faire le debvoit, car oncques puis ne les: veid ; les meres en estoient comme hors du sens. Mais aux piteux regrets de leurs femmes, nul autre ne se compare. La Comtesse de Nevers, la bonne preude femme, qui de grand amour aime son Seigneur, à peu que le cœur ne luy partoit : mais, aucune esperance pouvoit avoir, du retour. N’eut pas moins de deuil la saige & vaillante dame la Comtesse d’Eu fille du Duc de Berry, rien ne la pouvoit réconforter : car quoy que on luy dist, le cœur luy disoit que plus ne verroit son Seigneur ; laquelle chose advint, dont deuili pensa mourir quand elle sceut son trespas. La belle & bonne Baronesse de Coucy tant plora & plaignit la mort de son bon Seigneur, que à peu que cœur & vie ne luy partoit, ne oncques puis qui que l’ait requise, marier ne se voulut, ne celuy deuil de son cœur ne partit. La fille au Seigneur de Coucy qui perdu y avoit son pere & son mary Messire Henry de Bar, dont elle avoit deux beaux fils, avoit cause de deuil avoir, & croy bien que elle n’y faillit mie, & tant d’autres Dames & Damoiselles du Royaume de France, que grand pitié estoit d’ouir leurs, plaintes & regrets, lesquels ne sont mie à plusieurs d’elles, quoy que il y ait ja grand piece, encores finis, ne à leur vie croy que ils ne finiront. Car le cœur qui bien aime de leger pas n’oublie, Si firent tous Nosseigneurs faire le Service solemnelemenent en leurs Chappelles pour les bons Seigneurs, Chevaliers & Escuyers, & tous les Chrestiens qui là estoient morts. Le Roy en feit faire le solemnel service à nostre Dame de Paris, où il fut & tous Nosseigneurs avec luy. Et estoit grand pitié à ouïr les cloches donner de par toutes les Eglises de Paris, où l’on chantoit & faisoit prieres pour eulx, & chascun à larmes & plaintes s’en alloit priant. Mais peult bien estre que mieulx eussions besoing que ils priassent pour nous, comme ceulx qui sont, si Dieu plaist, Saincts en Paradis. Le Duc de Bourgongne au plus tost qu’il peut envoya ses messaigers devers Bajazet à tout moult riches & beaux presens, & aussi feit le Roy de France & les aultres Seigneurs, en le priant de: mettre à rançon tost & briefvement les prisonniers, & que ils n’eussent par luy mal ne grevance : mais comme le chemin soit long ne feurent pas les messaigers si tost arrivez, & moult, ennuye à qui attend. Mais à tant de ce me tairay, & retourneray aux dicts prisonniers.
Comment le Comte de Nevers fut emmené prisonnier à Burse, & plusieurs autres Barons. Et de la rançon que on envoya à Bajazet, & du bienfaict du Mareschal.
Peu de jours après la dicte desconfiture, alla Bajazet à la ville de Burse, & mena avec luy le Comte de Nevers & les autres prisonniers. Si les feit mettre en bonne forte prison, & bien les feit garder. Quand ils eurent là esté un espace de temps, où ils avoient moult de mesaises, le Comte de Nevers se conseilla avec les siens. Si délibéra par leur conseil que bon feroit que il envoyast devers Bajazet sçavoir s’il les vouldroit faire mettre à rançon. Pour faire ceste Ambassade fut ordonné le Mareschal & le Seigneur de la Trimouille. Si firent tant que ils furent mis hors de la prison, & allèrent par fournir leur messaige devers Bajazet; mais en ce perdirent leurs pas, car pour chose que ils sceussent dire, ne faire, n’y voulut entendre. Et quand ils furent retournez, & eurent rapporté ce qu’ils avoient trouvé, leur ordonna le Comte de Nevers que ils retournassent derechef devers Bajazet, & de par luy le priaient chèrement que il les voulust mettre seulement eulx deux à rançon, à celle fin qu’il les peut envoyer pour chasser finance pour luy & pour sa compaignée, car grand besoing en avoient.
Si retournerent les deux dessus dicts devers Bajazet, & luy feirent la requeste du Comte de Nevers ; laquelle chose il octroya assez volontiers, & les meit à rançon, & leur donna congé d’aller là où il leur plairoit par saufconduict. Quand ils furent retournez, le Comte de Nevers & sa campaignée eurent grand joye de leur délivrance, & tantost leur ordonna où ils iroient pourchasser finance. Si s’appressérent le plustost que ils peuvent, & partirent pour aller à Rhodes. Quand ils furent là arrivez, maladie tantost print au Seigneur de la Trimouille[33], (19) de laquelle il mourut dans peu de jours, dont il pesa moult au Mareschal, qui avoit faict tout son pouvoir de sa guairison, & moult avoit esté de luy soigneux, & le feist ensepvelir le plus honnorablement qu’il peut. Et quand ce fut faict, il arma deux galées & s’en veint à Metelin, & là parla au Seigneur de Metelin, & le pria de par le Comte de Nevers & de par les autres Seigneurs que il les voulust secourir de certaine finance, & que bonne seureté luy en seroit faicte. De ceste chose feit si grande diligence le bon loyal Mareschal, & tant y meit peine, & si gracieusement & tant saigement parla au dict Seigneur de Metelin que il eut de luy & d’autres riches marchans du pays jusques à la somme de bien trente mille francs, duquel argent luy-mesme se obligea tres-estroitement.
Quand il eut ainsi faict sa finance il s’en retourna hastivement devers le Comte de Nevers & sa compaignée, qui furent moult esjouis & reconfortez de sa venue & de la finance que il leur avoit apportée, dont grand besoing avoient. Et puis se partit d’eulx & alla devers Bajazet payer la rançon à quoy il l’avoit mis, & fut quitte de sa prison, & s’en pouvoit aller où il luy plaisoit. Mais ne cuidez mie que pourtant le très-loyal Chevalier abandonnait ne laissast le bon Comte de Nevers, ne sa compaignée : ains se r’alla bouter avec eulx en prison tout aussi gayement que si prisonnier feust, de laquelle chose moult luy sceurent bon gré. Et luy dit le Comte de Nevers telles paroles : Mareschal ! de quel couraige vous venez vous mettre derechef en cestie dure & maudite prison, quand vous vous en pouvez aller franchement en France ! Auxquelles paroles il respondit. Monseigneur, Ia à Dieu, ne plaise que je vous laisse en ceste contrée, ce ne sera mie tant que j'auray au corps la vie. A grand honte & à grand mauvaistié me debvrois tourner de vous laisser emprisonné en lieu si divers, pour m’en aller aiser en France. De ce le remercia moult le Comte de Nevers ; si le renvoya devers Bajazet pous pourchasser leur délivrance & les mectre à rançon. A laquelle chose il meit moult grand peine. Car moult le trouvoit dur & revesche, & sembloit qu’il n’y voulust entendre, ne on ne le pouvoit faire mettre à nulle raison. Si alla & reveint le Mareschal par plusieurs fois pour celle cause, & longuement dura ce traicté car Bajazet ne sçavoit que faire de les faire tous mourir ou de les mettre à rançon : car il doubtoit s’il les laissoit aller, que après quand en France, seroient retounez assemblassent grand ost & r’allassent sur luy pour eulx venger, pour laquelle cause pourrait luy & son pays estre destruict.
Si trouvoit à son Conseil que le mieulx estoit que il les meist à mort. Mais quand le saige Mareschal eut senty celle chose moult eut grand peur & doubte de la vie de ses bons Seigneurs & amis; si se pensa que grand sens convenoit à traicter accord avec Bajazet. Si se parforça encores plus de bel de parler à luy. Si luy disoit, que par les délivrer acquerrait grandes amitiez en France, & que maints beaux dons en recepvroit, & grande finance en auroit, & par les retenir à force, ou s’il faisoit d’eulx autrement que raison, tous les Princes Chrestiens du monde, pour l’amitié du Roy de France luy iroient courir sus, si le destruiroient. Telles paroles bien & saigement luy disoit le Mareschal. Parquoy tant feit & tant travailla, que au dernier Bajazet qui doôubta le mal qui ensuivre luy en pouvoit s’il les faisoit mourir, commence a à se mectre en voye d’accord. Si entrerent en traicté de la fomme de la finance de la rançon, & tant fut celle chose pourparlée, que nonobstant que Bajazet demandait un million de francs, si sage maniére sceut tenir vers luy le Mareschal, que petit à petit & de somme en somme le condescendit à cent cinquante mille francs. À la charge que le Comte de Nevers jureroit par tous les sermens de sa loy, & aussi tous les autres Seigneurs de son lignaige, que jour de leurs vies eulx ny aucun de par eulx ne s’armeroient contre luy. De ce serment faire conveint que feussent les prisonniers d’accord, ou autrement jour de leurs vies ne eussent esté délivrez. Et aussi pour celuy serment & feureté avoir de eulx se condescendit Bajazet à moings de somme d’argent. Mais ne furent mie longuement asservis à celle convenance : car, assez tost après mourut Bajazet. Quand ceste chose fut accordée ne musa pas le Mareschal, car moult avoit grand peur que Bajazet trouvait autre conseil. Si veint tantost devers le Comte de Nevers, & luy dit l’appointement du traicté, lequel il agréa, & les autres aussi, nonobstant que eussent eu en volonté & desir de eulx venger de Bajazet, mais necessité n’a loy.
Si furent adonc tirez hors de prison, & menez devant Bajazet, pour jurer certifier ceste convenance. Si furent reconfortez les prisonniers, si ne feust la mort du bon vaillant Comte d’Eu[34] qui mourut en la prison, dont durement furent dolens, & moult le plaignirent & à plaindre faisoit. Car de grand vaillance & bonté estoit. Si ensevelirent le corps au plus honorablement que ils peurent, & après fut porté en France (20). Le serment feirent; les dicts Seigneurs devant Bajazet & fort se obligèrent. Et s’obligea pour le Comte de Nevers le Mareschal, que Bajazet prisoit & honnoroit moult pour le sens & bonté que avoit veu en luy, & avec ce leur convenoit laisser bons ostaiges tant qu’il feust agrée. Si envoya le Comte de Nevers le Mareschal à Constantinople faire finance d’argent, & la feit au mieulx qu’il peut, & luy-mesme s’y obligea derechef. Et en ces entrefaictes arrivèrent les messaigers de France, c’est à sçavoir Monseigneur de Chasteaumorant & le Seigneur du Vergy, & autres qui finance & nouvelles de leurs amis leur apportoient, & feurent receus à grand joye.
Et après ce les dicts messaigers allèrent devers Bajazet, & luy presenterent de tres riches & beaux dons de par le Roy de France & de par les Seigneurs, & de moult gracieuses paroles, comme les plus beaux Aultours & Faucons que on peust veoir, & les gants à les porter, tous couverts de perles, & de pierres precieuses qui valoient moult grand tresor, escarlates, fins draps, riches toiles de Rheims, & toutes telles choses dont ils n’ont mie par delà : & tout ce faisoit le Roy & les Seigneurs, afin que plus favorable feust aux prisonniers, & plus courtois à leur rançon. Si eut les dons bien agreables & la finance aussi que portée avoient. Si fut la rançon payée, & il les délivra & donna congé d’aller où ils vouldroient. Si se partirent de luy & vindrent à Metelin, où le Seigneur du lieu les receut à grand honneur, & là se aiserent, car grand besoing en avoient.
Après que le Comte de Nevers & les autres prisonniers furent quittes à Bajazet, ils se partirent du Seigneur de Metelin qui maint bien leur avoit faict. Si se meirent en chemin pour venir en France, & tant errerent que ils approchèrent de là cité de Venise. Là acoucha malade Messire Henry de Bar[35] en une ville coste de Venise que on nomme Trevise, de laquelle maladie il trespassa, qui grand deuil fut aux François, & moult le plaignirent; car bon & bel estoit, tout l’honneur que au corps peurent faire ils feirent. Apres ce arrivèrent à Venise, en laquelle ville teindrent ostaige. Et furent que en la dicte ville, que en une autre que on nomme Trevise, où ils se transporterent pour Pepidimie qui à Venise couroit, l’espace de quatre mois. Tant que on leur envoya de Fargent de France, &: que en partie se feurent acquitez de ce que on leur avoit presté. Puis, se partirent & veindrent en France, où ils feurent du Roy & de tous receus à moult grand joye. Si se loüa moult le Comte de Nevers au Roy & à son pere du bon Mareschal, & dit que par son sens & bonté avoit sauvé la vie à luy & à sa compaignée, & leur dit la peine que il avoit eue pour les tirer hors de prison. Si luy en sceut le Roy & Nosseigneurs moult bon gré.
CHAPITRE XXIX.
Comment après te retour de Hongrie le Roy envoya le Mareschal en Guyenne, à belle campaignée de gens d'armes sur le Comte de Périgort, qui s’estoit rebellé contre luy. Si le prit & amena prisonnier au Roy.
Aprés ce retour de Hongrie fut le Mareschal toute celle saison à repos. Car assez besoing en avoit. Si advint en celuy temps que le Comte de Perigort[36] se rebella contre le Roy de France, & meit les Anglois dedans ses chasteaux & forteresses sans qu’il eust nulle cause de ce faire. Et commença à faire grand guerre au pays du Roy en Guyenne, & à bouter feu, à occire gent, & à faire tout du pis qu’il pouvoit. De celle chose feurent portées les nouvelles au Roy, pour lesquelles offences faire amender il y envoya le Vicomte de Meaux & Messire Guillaume de Tignonville, avec bonne compaignée de gens d’armes. Et quand ils feurent là arrivez, le dict Vicomte de Meaux feit commandement au Comte de Perigort que il se rendist au Roy, & cessast de la guerre & des oultraiges que il faisoit: mais à ce ne voulut oncques obéir le dict Comte, ne du commandement ne fist force. Si s’en retournerent sans rien faire quand une piece y eurent esté. Et passa ainsi l’hyver. Quand veint au renouvel de la faison le Roy ordonna que le Mareschal iroit au dict pays, & avec luy meneroit huict cent hommes d’armes, & quatre cent Arbalestriers, & en prendrait deux cent qui estoient ja devant pour la garde du pays, & par ainsi seroient .mille hommes d’armes qu’il auroit. Et avec ce luy fut baillé l’Arrest de Parlement qui avoit esté jetté contre luy pour ce que il ne s’estoit comparu à l’appel du Roy. Et ainsi se partit le Mareschal à belle compaignée, &: avec luy allèrent le Vidame de Lannois qui ores est grand Maistre d’hostel du Roy, Messire Guillaume le Boutellier, Messire Bonnebaut, Parchion de Nangiac, & plusieurs autres Bannerets & vaillans Chevaliers.
Si tost que le Mareschal fut arrivé en Perigort, il manda au Comte que il se meist en l’obéissance & volonté du Roy, & demandast pardon du grand mespris que vers luy faicte avoit. Et que si ainsi le vouloit faire, que luy mesme pourchasseroit sa paix vers le Roy, & le prieroit que il luy vouljust pardonner. Mais de tout ce ne feit nul compte, ains espia sont point & saillit sur les gens du Mareschal à belle escarmouche. Mais toutesfois ce fut à son pis ; car il fut laidement rechassé en sa forteresse : & non pourtant y fut blessé Messire Robert de Milly, qui estoit & est de l’hostel du Mareschal. De ceste desobeissance & oultrecuidance que le Comte de Périgort faisoit contre le Roy fut moult indigné le Mareschal & dit qu’il luy vendroit cher sa folie. Si meit tantost le siege par tres-belle ordonnance devant le chastel de Montignac[37], qui est une tres- forte place, & sembleroit comme imprenable, & là estoit le dict Comte, & manda guerre engins & trait de par tout, & en fit faire tant qu’il en fut bien garny. Puis les feit dresser : si prirent à lancer si grosses pierres d’engins & de canons contre les murs que tous les estonnerent, & si druëment que l’un coup n’attendoit l’autre, dont ils abatoient la muraille à grands quartiers. Tant que en deux mois que dura le siege furent furent si bien battus que mieulx ne pouvoient. Et bien veirent ceulx de dedans que tenir ne se pourraient, & que remede n’y avoit qu’ils ne feussent pris par vive force. Si conseillerent au Comte que il se rendist, laquelle chose quand plus n’en peut il feit, & se soubmist à la volonté du Roy & à l’ordonnance du Mareschal. Et aussi se rendirent au Roy tous ses chasteaux & villes[38], & le Mareschal comme saige Chevetaine y meit tres-bonnes gardes & tres-bien les garnit. Et le Comte & ses sœurs qui avec luy feurent prises envoya en France au Roy, lequel luy pardonna ses mesfeicts, (21) pour ce que il luy cria mercy, & promist d’estre de là en avant bon François. De laquelle chose il se parjura : car assez tost après se partit sans congé, & s’en alla en Angleterre, dont puis ne retourna. Le Mareschal demeura toute celle faison qui estoit hyver en Guyenne, en la garde du pays, & puis l’esté d’aprés s’en retourna vers le Roy.
CHAPITRE XXX.
Cy dict comment l’Empereur de Constantinople envoya requérir secours au Roy contre les Turcs, & il y envoya le Mareschal à belle compaignée.
En celuy temps lors que le Mareschal estoit en Guyenne comme dit est, l’Empereur de Constantinople qui est appellé Carmanoli[39], envoya devers le Roy un sien Ambassadeur nommé Catotufeno[40], luy supplier que il le voulust secou rir & ayder contre les Turcs; car il ne pouvoit plus restister à leur force (22), Si luy pleust luy estre en aide, à celle fin que luy & la noble cité de Constantinople ne cheussent és mains des mescreans, car plus n’y sçavoit remede. Oultre cecy pour celle chose mesme les Genevois (a) & les Vénitiens qui de ce sçavoient la pure vérité, envoyèrent pareillement leurs Ambassadeurs au Roy, le supplier que il voulust secourir le dict Empereur, & que eut aussi l’ayderoient, c’est à sçavoir chascune Seigneurie de huict galées. Et se faisoient forts de ceulx de Rhodes.
Lors comme le Roy se conseilloit que il estoit bon à faire de ceste chose, arriva le Mareschal devers luy. Si fut regardé en Consepil que pour le bien de la Chrestienté, & pour ayder à l’Empereur qui au Roy requeroit secours, bon feroit qu’il envoyait le dict Mareschal ; car Capitaine plus propice n’y pouvoit envoyer. Si en fut le Roy d’accord, & luy ordonna quatre cent hommes d’armes & quatre cens varlets armez, & une quantité d’archers : de ceste commission fut joyeux le Mareschal, & feit telle diligence, que luy & ses gens, & son navire, & toutes choses necessaires pour iceluy voyage feurent prestes à la Sainct Iean d’esté à monter sur mer à Aiguesmortes, où le dict Mareschal arriva deux jours après. Et là chargea quatre naves & deux galées, & de la se partit, & s’en allèrent avec luy le Seigneur de Linieres & Messire Iean de Linieres son fils, le Seigneur de Chasteaumorant, Lermite de la Faye, le Seigneur de Montenay, Messire François Daubissecourt, Messire Robin de Braquemont, Messire Iean de Torfay, Messire Louys de Culan, Messire Robert de Milly, Messire Louys de Cervillon, Messire Renault de Barbasan, Messire Louys de Lugny, Messire Pierre de Grassay qui puis porta la banniere de nostre Dame, & autres plusieurs bons Chevaliers & Escuyers de grand renom allèrent avec eulx, desquels je passe les noms pour cause de briefveté.
Ainsi alla par mer le Mareschal tant qu’il veint prendre port à Savonne, & là feist toutes ses ordonnances, & ordonna ses Capitaines, & bailla à chascun telle charge que bon luy sembla, puis se partit de là pour aller à son voyage. Et ainsi comme il alloit, luy fut rapporté comment cinq galées des gens de Messire Lancelot[41] tenoient le siege devant une ville & bel chastel qui sied en une petite isle prés de Naples appellée Capri, laquelle dicte ville & chastel se tenoient pour le Roy Louys. Si tost qu’il sceut ceste chose, il dit à ses gens qu’il vouloit aller secourir le chastel du Roy Louys, & que chascun se mist en ordonnance. Si tira celle part; mais quand il y fut arrivé il trouva que ceulx du dict chastel s’estoient ja rendus, toutesfois leur offrit-il son ayde contre les autres, & que ils se retournassent devers leur partie : mais le Capitaine le refusa comme traistre que il estoit au Roy Louys. Et bien le monstra : car il jetta hors certains François qui leans estoyent, & le Mareschal les recueillit & emmena avec luy. Mais il ne se teint mie à tant, ains alla pour escarmoucher les dictes galées, & icelles fuirent devant luy. Et comme il s’en retournoit & estoit remis en son chemin, il rencontra le Comte de Peraude, lequel tenoit le party de Lancelot, y auquel il donna la chasse tant que par force les fit ferir en terre, & faillir hors & s’enfuir, & nos gens gaignerent le navire & tout ce qui estoit dedans. Et ce faict se remeit en son chemin & tira au Royaume de Cecile[42], & alla descendre en une cité appellée Messine.
CHAPITRE XXXI.
Comment le Mareschal s’en alla par mer à belle compaignée, & l’affaire qu il eut aux Sarrasins.
De Messine se partit le Mareschal sans y faire longue demeure, & s’en alla descendre en la ville & isle de Scio, où il cuidoit, par ce que on luy avoit donné à entendre, trouver les huict galées des Vénitiens qui debvoient estre envoyées au secours de l’Empereur de Conslantinople, comme dict est. Mais il ne les y trouva pas, & luy fut dict que il les trouveroit en un lieu appellé Ne gropont. Si se partit de Scio pour les aller là cercher, & en son chemin passa par le Seigneur de Metelin qui à joye le receut. Toutefois il luy dit que il avoit faict à sçavoir aux Turcs sa venue, pour non rompre les convenances & paches que il avoit avec eulx. Mais de ce ne feit compte le dict Mareschal, & dict que de par Dieu feust. Non pourtant dict celuy Seigneur de Metelin qu’il s’en iroit avec luy en ce voyage.
Quand le Mareschal feut à Negropont il ne trouva pas les dictes galées, si voulut là un peu attendre, & luy sembla que bon feroit de faire à sçavoir à l’Empereur sa venüe, afin que il apprestast son armée pour aller tantost courir sus aux Sarrasins. Si feit monter sur deux galées, en l’une le Seigneur de Chasteaumorant[43], & en l’autre le Seigneur de Torsay[44], pour aller à Constantinople faire le dict messaige. En la galée du Seigneur de Chasteaumorant fut entre les autres bons & vaillans un noble Escuyer du pays de Bourgongne nommé Iean de Ony, Escuyer d’escuyrie du Duc de Bourgongne, appert homme, hardy & de grand vasselaige en faict d’armes, & qui ja moult avoit travaillé & s’estoit trouvé en maintes bonnes places, lequel pour tousjours croistre son pris & los de mieulx en mieulx, s’estoit mis en la compaignée du Mareschal en iceluy voyage : pource que tant vaillant le sçavoit, que il estoit certain que mieux ne pouvoit employer son temps que avec luy. Mais pas n’y alla en vain, car avant le retour y esprouva son corps vaillamment, si comme en aucuns lieux cy-aprés sera dict.
Au partir du port, afin que les dictes galées n’eussent empeschement, le Mareschal les convoya jusques à la veüe de Galipoli, & de là ne se bougea, afin de les secourir si aulcune chose leur advenoit. Et en ce monstra bien son bon sens & advis, & grande bonté, de vouloir secourir ses gens si mestier elloit, & bien leur en fut besoing. Car les Turcs qui de sa venue estoyent advisez, pour luy courir sus avoient faict deux embusches de dix-sept galées bien armées, dont l’une des embusches estoit dans le port de Galipoli, où il y avoit plusieurs vaisseaux, & l’autre au-dessus de la ville au chemin de Constantinople. Si adveint que aussitost que nos deux galées feurent passées outre Galipoli, la premiere embusche leur fut après pour leur courir sus, c’est à sçavoir sept galées, & tantost devant eulx veirent venir contre eulx la dicte autre embusche, en laquelle y avoit autres dix galées, & par ainsi feurent au milieu de leurs ennemis. Si ne sceurent autre party prendre fors de retourner arriére devers le Mareschal; mais par leurs ennemis leur convenoit passer, si furent tost pesle-rmesle avec eulx, qui les assaillirent de tous costez & les nostres comme vaillans & preux se preindrent à defendre vigoureusement, & par si grand vertu estriverent contre eulx que oncques ne les peurent arrester, malgré leurs dents s’en veindrent tousjours combatant, quoyque les Sarrasins taschassent à les faire demeurer. Mais ce ne fut mie en leur puissance, ains s’en veindrent ainsi combatant si prés que le Mareschal en ouyt l’effrainte, qui ne musa mie à leur estre au-devant, & moult tost se meit en belle ordonnance pour les aller aider. Et bien besoing leur estoit, car ja estoient si batus que mais aider ne se pouvoient; car si grande quantité de Sarrasins y avoit qu’il fut dict & conseillé au Mareschal que il n’y allast point, & qu’il valoit mieulx que deux galées perissent que tout : duquel conseil le vaillant homme sceut mauvais gré à ceulx qui ce disoient, & leur respondit qu’il aimeroit mieux estre mort que par son deffault veoir mourir & perdre sa compaignée, & que ja Dieu ne le laissast tant vivre que tant de recreandise feust en luy trouvée.
Le plus tost qu’il peut leur feut alencontre par telle contenance & maintien, que quand les ennemis le veirent venir, ils abandonnèrent tantost les deux galées, & se meirent en fuite au plus tost qu’ils peurent, & tant se hastoient que la plus grande galée des Turcs alla ferir en terre si grand coup, sans que ils, y meissent conseil, que grand foison en y eut de morts & d’affollez. Et ainsi sauva le Marefchal les dictes galées, & s’en alla ceste nuict gesir au port de Tenedon devant la grand Troye. Et le lendemain matin les galées des Venitiens arrivèrent, & deux de Rhodes, & une galiote du Seigneur de Metelin. Et tost après veint tout le navire qui debvoit aller au secours de Constantinople. Si feut là faict le Mareschal chef & conduiseur de toute cette compaignée, de la bonne volonté & assentement de tous, & là il feit ses ordonnances & bailla la banniere de nostre Dame par droict d’armes, comme à celuy qui plus avoit veu, & qui estoit un vaillant Chevalier, à porter en celuy voyage, à Messire Pierre de Grassay. Et le lendemain après que les Messes feurent chantées, le Mareschal se partit à tout sa compaignée, & n’arresta jusques à ce que il feust en Constantinople, où il feut receu de l’Empereur luy & sa compaignée à tres-grand honneur & joye (23).
CHAPITRE XXXII.
La grand chere & joye que l’Empereur feit au Mareschal & à sa compaignée, & comment ils allèrent courir tost sus aux Sarrasins.
L’Empereur qui bien avoit sceu la venue du Mareschal & de sa belle compaignée, avoit ja faict tout son apprest, & tous ses gens assembler, afin que aussi tost que il seroit venu n’y eust que à partir pour courir sus aux Sarrasins. Si ne sejourna pas là moult longuement le Mareschal depuis qu’il fut arrivé : ains n’y avoit esté que quatre jours quand il feit assembler tous les gens de celle armée en une belle plaine pour les veoir. Et feut trouvé que ils estoyent en nombre de six cent hommes d’armes, six cent varlets armez, & mille hommes de traict, sans l’ost & l’assemblée de l’Empereur, où il y avoit grand gent. Là leur ordonna comment il vouloit que ils allassent, & feit ses Chevetains & Capitaines, & leur bailla charge de gens selon ce que il sçavoit que ils valoient, & que faire l’office chascun sçavoit en droict soy. Si monta sur mer l’Empereur à tout celle compaignée, & furent leurs vaisseaux par nombre vingt & une galées complies, & trois grandes galées huissieres és quelles ils menoient six vingt chevaulx, & six que galiotes que brigantins.
Si partirent de Constantinople, & allèrent arriver en Turquie, & descendre par belle ordonnance en un lieu que on dict le pas de Naretez, Si entrerent au pays de Turquie tnviron deux lieües, & preindrent à destruire, brusler & gaster tout le pays d’environ la marine, & par tout où ils passerent, où il y avoit de moult bons villaiges & de beaux manoirs, & meirent à l’espée tous les Sarrasins que ils trouvèrent. Et puis quand ils eurent faict ceste course ils s’en retournèrent & retrahirent en Grece. Et peu de jours après ils repasserent en Turquie, & allèrent bien deux lieües loing de la marine pour destruire un gros villaige qui sied sur le goulphe de Nicomedie appellé Diaschili. Mais là trouvèrent grande assemblée de Turcs du pays qui cuiderent garder le villaige contre nos gens, & tous arrengez se tenoient à pied & à cheval au devant à telles armeures comme ils pouvoient avoir. Mais ce ne leur valut rien : car en peu d’heures eussent esté tous morts & pris s’ils ne s’en feussent fuis. Toutesfois ne sceurent si tost fuir que la plus grande partie d’eulx ne feust mise à l’espée. En ce villaige y avoit moult de beaux manoirs, & un riche Palais qui estoit à Bajazet. Si bouterent nos gens le feu par tout, & destruirent le villaige, & tout le pays à l’environ, puis se bouterent en leurs galées & allèrent toute nuict. Et le lendemain quand ils voulurent descendre & prendre terre devant une cité appellée Nicomedie, les Sarrasins y cuiderent mettre empeschement, & leur feurent alencontre à grand quantité pour leur chalenger le port: mais ce ne leur valut rien : car nos gens prirent port malgré leurs dents, & les repousserent laidement & terre gaignerent sur eulx.
Si allèrent nos gens assaillir la ville par maniére d’escarmouche, & meirent le feu aux portes, mais ne peurent les brusler, pour ce que elles estoient toutes ferrées de lames de fer. Les eschelles furent apportées & dressées contre les murs qui à merveilles sont forts & beaux, & si haults que trop courtes furent plus de trois brasses. Si n’y peurent rien faire : mais ils occirent tous les Sarrasins qu’ils peurent trouver, & bruslerent les faulxbourgs, tous le pays & les villaiges d’environ. Puis se retrahirent en leur navire & cheminerent toute nuict, & le matin prirent port au plus près qu’ils peurent d’un grand villaige champestre que on nomme le Serrail, qui estoit loing de la marine comme à une grosse lieüe. Si s’assemblerent contre eulx tous les Sarrasins du pays, qui leur cuiderent defendre rapprocher de la ville, mais n’y peurent contredire, toute bruslerent, & la gent occirent qu’ils trouvèrent, & tout.le pays d’environ. Mais tandis que ils faisoient cest /exploict les nouvelles en allèrent par tout. Si s’assemblerent moult grand quantité de Sarrasins, & ainsi comme nos gens s’en retournoient en leurs nefs en moult belle ordonnance, comme bien besoing leur estoit, iceulx Sarrafins les poursuivirent de si près que par plusieurs fois feirent retourner l’arrieregarde pour cuider combatre à eulx. Car par plusieurs fois s’éssayerent de mettre nos gens en desordonnance, & toutesfois ne les oserent plainement assaillir. Et nos gens ne voulurent plus là arrester pour la nuict qui ja s’approchoit. Si rentrèrent en leurs galées & retournèrent à Conflantinople.
CHAPITRE XXXIII.
Des villes & chasteaux que l’Empereur, le Mareschal & leur compaignée prirent sur Sarrasins.
Quand l’Empereur & le Mareschal à tout leur ost eurent séjourné .à Constantinople environ six jours, ils en partirent & retournerent en Turquie. Et allèrent assaillir un bel chastel qui seoit sur la mer majour, & estoit appellé Rivedroict. Au poinct du jour furent là arrivez. Mais les Sarrasins qui de leur venue avoient esté advisez, & leurs espies avoient sur mer qui tost leur rapportèrent, saillirent tantost en plains champs, & ne leur contredirent pas le descendre : ains se meirent en belle ordonnance devant le chastel pour leur livrer la bataille, & estoyent bien de six à sept mille Turs. Et quand ils veirent que si grande compaignée de gens estoyent, & en si belle estoffe, ils prirent avec eulx pour croistre leur ost tous les gens qui estoyent en la garnison du dict chastel, excepté une quantité de gens d’armes des meilleurs que ils eussent, qui leur sembla estre suffisante pour le garder pour un jour contre tout le monde : car tant estoit fort & hault de luy mesme que il estoit de legere garde. Et quand eurent ce faict, tous serrez ensemble & bien sagement ordonnez, ils se reculerent & tirerent un peu en sus du chastel; afin que quand nos gens seroient à l’assault au pied du mur, & seroient esparpillez pour combatre le chastel, que ils veinssent si tost sur eulx que ils n’eussent le loisir de eulx assembler ne mettre en ordonnance. Et par la propre maniére que ils avoient ordonné, le cuiderent faire six ou sept fois la journée. Mais le saige Mareschal avoit moult bien pourveu à celle malice, car quand il fut à terre avec tous ses gens, est à sçavoir que l’Empereur & les Chevaliers de Rhodes à tout grand Compaignée de gens d’armes & d’arbalestriers, feit demeurer arrangez en moult belle bataille devant le chastel, pour garder que les Turs ne vinssent empescher l’assault. Et en ceste bataille demeura la baniere de nostre Dame ainsi assise qu’elle debvoit. Et quand il eut faict toute celle Ordonnance il alla combatre le chastel, & commencea l’assault droict à Soleil levant.
Une autre malice encores avoient faicte les Sarrasins pour empescher le dict assault : car du costé dont nos gens les debvoient assaillir, ils avoient faict sur les murs & és faulses brayès des eschafaults couverts de seurre & de ramille mouillée pour rendre grand fumée, dont aussi tost qu’ils veirent partir nos gens pour aller vers eulx ils boutèrent le feu en ces eschassaults, afin que ils ne peussent approcher pour les grands feux & pour la fumée. Mais tout ce ne leur valut rien : car nonobstant ce en peu d’heures fut le Mareschal à toute sa gent au pied du mur, & tantost feit par force faire deux belles mines, & tant furent menées icelles mines, malgré tous leurs empeschemens, que le mur fut percé en deux lieux. Et là fut fort combatu : car les Sarrasins fort defendoient le passage. Si y feurent faict moult de- belles armes, & moult s’y esprouvèrent vaillamment nos bons François. Et bien y estoit present qui bon exemple de bien faire leur donnoit, c’est à sçavoir leur vaillant Chevetaine qui mie ne s’y espargnoit, ains y tenoit si bien sa place que nul tant n’y travailloit. Et plusieurs fois celle journée le Mareschal feit dresser ses eschelles: où maints vaillans hommes combatirent main à main par grand force contre ceulx du chastel, lesquels tant s’efforcèrent de jetter grosses pierres de fais sur les eschelles qu’elles ne peurent soustenir la charge & rompre les çonveint. Et aussi la grand pesanteur des gens d’armes qui par grand desir de bien faire montoient dessus, les faisoit ployer & rompre.
Quand le Mareschal, qui toute la journée ne s’estoit retraict de combatre, & qui tant, y avoit faict d’armes que ce n’estoit que merveilles, veid que ses eschelles ne pouvoient durer, tantost & vistement feit faire une grande & forte eschelle de deux antennes de galées, & ja estoit Soleil couchant quand elle fut dressée contre les murs. Celle voulut-il garder de trop grand charge, & par grand diligence luy mesme s’en prenoit garde. Le premier monta sus Messire Guichart de la Taille, qui par long espace combatit vaillamment main à main à ceulx du chastel, qui tant estoient sur luy que ils le desarmerent de son espée ; pour laquelle cause & non mie par faulte de couraige le conveint abaisser dessous un bon Escuyer, qui estoit le premier après luy, qui est nommé Hugues de Tholoigny, lequel tant vaillamment se combatit que il entra par force le premier dedans le chastel, & le dict Messire Guichart après. Et ceulx qui combatirent en la mine, comme dict est, aussi tant feirent par force d’armes que; ils y entrerent. En celle mine avec plusieurs aultres combatit moult vaillamment le bon Escuyer nommé Iean de Ony, duquel j’ay parlé cy devant, tant que par sa force &: la hardiesse de son bon couraige, malgré les ennemis qui toute peine mettoient à l’en garder, feit tant que il entra dedans tout le premier, & après luy Messire Foulques Viguier, après Messire Renauld de Barbasan, & plusieurs autres les suivirent. Si allèrent tantost secourir leurs compaîgnons qui par l’eschelle estoyent montez, & grand besoing en avoient : car ils n’estoient pas plus de dix ou de douze qui sur le mur se combatoient, & estoit l’eschelle rompue pour le grand fais & charge des bons vaillans qui par leur grand couraige s’efforçoient de monter sus. Et par cette maniére fut le chastel pris qui tant estoit fort qu’il sembloit imprenable. Si occirent tous les Turs qui dedans estoient. Et le lendemain le Mareschal fist le chastel raser tout par terre, qui de grand force estoit. Car de l’une des parts la mer y battoit, & de l’autre une grosse riviere qui vient de Turquie, si que on n’y pouvoit venir que par une part.
Mais à toute ceste chose ne meirent oncques contredict les Turcs qui s’estoient mis en bataille comme dict est devant ; car ils veirent bien que la force n^eust pas esté de leur cqfté* ains s’en partirent & laisserent la place. Et quand tout ce feut faict nos gens se partirent de là & rentrerent en leur galées pour eulx en retourner à Constantinople, & veindrent à passer devant une bonne ville appellée Algiro, qui sied à l’entrée de la bouche de la mer majour. Peu avant Soleil couchant y arrivèrent, si y geurent celle nuict. Quand veint au matin le Mareschal qui à autre chose ne pensoit fort à tousjours grever les Sarrasins de son pouvoir, feit armer sa compaignée & trompetes sonner pour descendre à terre & la ville assaillir. Quand les Turcs de la ville qui deux jours, devant avoient veu & sceu l’exploict qui avoit esté faict du chastel de Rive, veirent les apprests que on faisoit pour abatre leur ville, ils bouterent le feu tout en un moment en plus de cent lieux, & tous s’enfuirent és montaignes qui là font grandes & haultes. Le feu qui fut fiché par les maisons prit en peu d’heures à monter hault & à tout embraser. Le Mareschal qui veid cette besongne voulut que de là ne se partirent jusques à ce que la ville feust toute arse. Et quand ce feut faict il dit que les Turcs, avoyent eulx-mesmes faict une partie de ce que il voyoit à faire. Et à tant s’en partirent, & ainsi comme ils s’en retournoient, nouvelles veindrent à l’Empereur que les Turcs estoient arrivez à tout bien vingt vaisseaux au dessus du pas de Naretes. Si faisoient moult de grands dommaiges à ceulx de Constantinople & a la cité de Pera, & comprenoient tout le pays, & se prenoient à tout gaster. Tantost que ces nouvelles feurent ouyes, le Mareschal ordonna d’aller celle part. Si alla descendre sur eulx en tres-belle ordonnance ; mais ils ne l’oserent oncques attendre, ains s’enfuirent, & nos gens bruslerent & destruirent tous leurs vaisseaux, & après s’en reveindrent à Constantinople.
CHAPITRE XXXIV.
Comment après que l’Empereur, avec l'aide du Mareschal & des François, eut tout environ, soy descombre de Sarrasin, s'en voulut venir en France pour demander aide au Roy, pour ce que argent & vivres leur failloient. Et comment le Mareschal qui s'en venoit avec luy laissa en la garde - de Constantinople le Seigneur de Chasteaumorant, à tout cent hommes d'armes, bons & esprouvez, bien garnis, de trait.
Ne sçay à quoy plus ma matiere esloigneroye pour racompter tous les faicts, tous les chasteaux, toutes les villes, prises, & toutes les emprises d’armes qui par le Mareschal feurent accomplies & mises à chef tandis qu’il feut en ce voyage; car à ennuy pourvoit tourner aux lisans de tout compter. Et pour ce, afin d’escheyer toute narration & pour dire en brief, tandis qu’il y feut ne sejourna ne prit aulcun repos qui durast plus de huict jours, que tousjours ne feust sur les ennemis, où il prit tant de chasteaux, de villes, & de forteresses, que tous le pays d’environ qui tout estoit occupé de Sarrasins depescha & desencombra, & tant de bien y feit que nul ne le sçauroit dire, Parquoy l’Empereur & tous ses Barons, & generalement tous ceulx de Constantinople & tous les Chrestiens l’aimoient & honnoroient. Encores plus de bien leur feit : car l’Empereur Carmanoli qui encores est en vie estoit adonc, & avoit esté par l’espace de huict ans en grand contens contre un sien nepveu appellé Caloiani[45], & s’entremenoient grand guerre.
La cause de ce débat estoit pource que le nepveu disoit que il debvoit succeder à l’Empire, à cause de son pere qui avoit esté aisné frère de l’Empereur, qui par & force s’estoit saisi de l’Empire : & l’Empereur le debatoit pour autres causes. Si avoit esté celle guerre & contens comme cause de la destruction de Grece, & tant estoyent obstinez l’un contre l’autre, & fermes en leurs propos, que nul n’y avoit peu mectre paix. Et s’estoit le nepveu allié avec les Turcs, avec lesquels il menoit guerre à son oncle. Entre ces deux, le Mareschal considerant que celle guerre estoit préjudiciable à la Chrestienté, & mal seante à eulx, prist à traicter paix : & tant la pourmena que par sa grand prudence les meit en bon accord: tant que de faict luy mesme alla quérir ce nepveu & sa femme en une ville appellée Salubrie[46], qui sied sur les frontières de Grece, & le mena à Constatinople vers son oncle qui le receut à bonne chere, dont tous les Grecs feurent moult joyeux; rendans grâces à Dieu qui le Mareschal avoit mené au pays, qui celle saincte paix avoit faicte, & par qui tant de biens leur estoyent ensuivis. Ia avoit demeuré le Mareschal & la compaighée près d’un an en Grèce, si peut-on sçavoir que en pays qui tousjours est en guerre, ne peult que cherté de vivres n’y foit. Si n’y avoit plus argent pour payer les gens d’armes, ny vivres pour soustenir cest ost, & pour ce par contrainte convenoit que le Mareschal en partist, dont moult luy pefoit, pour ce que il voyoit bien que tantost: qu’il feroit party les Turcs leur viendroient courir sus. Mais sur toute chose en pesoit à l’Empereur & aux siens.
Si delibererent pour le meilleur conseil que l’Empereur s’en viendroit avec luy en France devers le Roy derechef luy demander secours ; par si que il renonceroit en sa main l’Empire & la cité de Constantinople, mais qu’il luy pleust luy octroyer ayde pour la garder contre les mescreans. Car quant estoit de luy plus ne la pouvoit defendre contre la puissance des Turcs : & si le Roy de France ne luy aidoit, que il iroit à refuge à tous les autres Roys Chrestiens. Et fut ordonné que tandis que l’Empereur seroit au dict voyage, celuy Caloiani qui estoit son nepveu demeureroit à Constantinople comme Empereur à la garde du lieu, jusques à tant que son oncle retourneroit à tout tel secours qu’il pourroit avoir. Mais de celle chose respondit Caloïaini que il n’en feroit nullement d’accord si le Mareschal ne laissoit de ses gens d’armes avec luy & des gens de trait : car il sçavoit bien que dés aussi tost que ils seroient partis, Bajazet viendroit à toute sa puissance assieger la ville, l’affamer & gaster. Le Mareschal qui veid bien que voirement estoit en voye de perdition, s’il n’y avait aulcune provision, laissa pour la garde de la ville cent hommes d’armes & cent valets armez, de ses propres gens, & une quantité d’Arbalestriers. De laquelle compaignée ordonna chef le Seigneur de Chasteaumorant, & les laissa pourveus & garnis de vivres pour un an, & argent suffisant en main de bons marchans pour les payer chascun mois tout le temps durant. Et en toutes choses donna bon ordre avant qu’il partit. Parquoy quand les Genevois & les Venitiens qui là estoyent veirent la saige & honnorable provision du Mareschal, feirent un accord entre eulx que ils laisseroient huict galées garnies avec ses gens pour la garde de la ville, c’est à sçavoir quatre de Gennes & quatre de Venise, De celle garnison feurent moult reconfortez ceulx de la ville, qui avant estoient comme en desespoir, & n’y sçavoient meilleur conseil que de eulx enfuir devers les Sarrasins, & abandonner la bonne ville de Constantinople. Et à tant se partirent de Constantinople pour venir en France l’Empereur & le Mareschal qui un an y avoit demeuré.
CHAPITRE XXXV.
Comment le Seigneur de Chasteaumorant feit bien son debvoir de garder Constantinople, & la famine qui y estoit, & le remede qui y feut mis.
Le Seigneur de chasteaumorant, que le Mareschal avoit laissé Chef & .garde de Constantinople, feit tant bien son debyoir de celle commission comme preud’homme envers Dieu, & tres-vaillant Chevalier aux armes qu’il est, que à tousjours .mais en debvra estre honnoré. Car tres-soigneusement il garda la ville, en laquelle tost après que l’Empereur fut party, feut si tres-grand famine, que les gens estoient contrainds par raige de faim de eulx avaler par nuict à cordes jus des murs de la ville, & eulx aller rendre aux Turcs. Pour laquelle chose Chasteaumorant estoit presques aussi diligent de faire bon guet : afin que la gent de la ville ne s’enfuit, comme pour la doubte des ennemis, aussi de peur qu’ils se rendissent à eulx. Si eut moult grand pitié de ceste pestilence, & un tel convenable remede y trouva que il envoyoit souvent & menu ses gens courir & fourraiger sur les Turs, par tout où il sçavoit que il y avoit gras pays, quand ils ne s’en donnoient de garde. Si leur portoit de grands dommaiges, & prenoit aucunes fois de bons prisonniers, & les rançonnoient nos gens, les uns à argent, les autres à vivres. Et par celle voye & maniére feit tant que la ville, Dieu mercy, feut remplie & aisée de tous biens, ne il n’estoit vaisseau de Sarrasins qui la environ osast passer, qui tantost ne feust happé par ces galées qui tousjours estoit en aguet. Et par ainsi garentit la cité de mort, de famine, &: des mains des ennemis, & la remplit d’abondance. Et par la diligence qu’il y mettoit tousjours gaignoit quelque chose sur Sarrasins. Et ainsi la garda l’espace de trois ans contre la puissance des Turcs. Et à brief parler, tant y feit luy & les gens de sa Compaignée, que ceulx qui en sçavent la Vérité dient que par luy & par les bons François qui avec luy estoient, à esté sauvée & garantie d’estre du tout destruite & perie la noble & ancienne Cité de Constantinople. Laquelle chose n’est point de doubte est tres-agreable à Dieu, & grand honneur au Roy de France & aux François qui bien leur vertu y esprouverent, & grand bien pour la Chrestienté. Et tout ce bien adveint par la saige prévoyance du bon Mareschal qui les y laissa. Parquoy nul ne pourrait dire le très-grand bien qui adveint de l’allée que le Mareschal feit au dict pays.
CHAPITRE XXXVI.
Comment l’Empereur veint en France, & comment le Mareschal y arriva devant.
L’Empereur & le Mareschal tant errerent par mer depuis que ils furent partis de Constantinople, comme dict eest cy dessus, que ils arrivèrent à Venise. Et là voulut un peu sejourner l’Empereur, pour certaines choses qu’il avoit à faire avec les Vénitiens, Si se partit de luy le Mareschal pour venir devant en France pour annoncer sa venue, & dire la cause qui luy amenoit. Si ne fina de cheminer tant qu’il fut devers le Roy qui à moult grand joye & honneur le receut, & moult le desirait veoir, & aussi luy feirent moult grand feste tous nos Seigneurs & Chevaliers, & Escuyers, & toute gent : car moult bien l’avoit desservy. Si fut après ses bien viengnans une bonne piece à sejour ; car bien estoit temps qu’il preint un peu repos & qu’il eust aucune joye & esbatement : car de longtemps peu en avoit Combien que ja estoit si rassis & tant saige que gueres ne luy chailloit fors que des plaisirs que les vertueux prennent en bilan faisant. Si estoit tous les jours entre les Seigneurs qui luy demandoient & enquerroient dés advantures & faicts qui estoyent advenus là où il avoit esté. Et il leur en racomptoit non mie à sa louange, mais à celle de ses compaignons, à qui il donnoit l’honneur de tout ce qui avoit esté fait : mais en ce croissoit encore plus son los : car renommée ne se taisoit point de ses bons faicts, dont bien estoyent informez.
Et ainsi alla, passant le temps tant que l’Empereur arriva à Paris, auquel le Roy & tous nos Seigneurs les Ducs allèrent alencontre jusques dehors Paris à tout grand route de nobles gens, & à grand honneur le receurent & moult l’honnora le Roy comme raison estoit (24) : car sans faillir moult est l’Empereur Carmanoli, Prince de grand reverence, bon, prudent & saige, & est pitié dont il est en; telle, adversité. Et se reposa & aisa à Paris, & le Roy luy entreteint tout son estat & le deffroya de toute despence, tant comme il feut au Royaume de France. Et quand il eut assez reposé il dict bien saigement au Roy, presens nos Seigneurs en plain Conseil, la cause qui le menoit en France. Si luy feut donnée responce bonne & gracieuse, & de bonne esperance. Et sur ce eut le Roy advis avec son Conseil, & par plusieurs fois en fut parlé avant que la chose feust conclue. Toutesfois au dernier pour le bien de Chrestienté, que tout Prince doibt ayder à soustenir l’un l’autre, & par especial contre les mescreans, luy octroya le Roy que il luy feroit ayde & secours de douze cent combattans payez pour un an. De laquelle compaignée le Mareschal seroit chef & Capitaine : car ce avoit requis de grâce speciale l’Empereur, qui moult en fut joyeulx, & qui avoit maints grands biens dicts & rapportez de luy au Roy & au Conseil, & comment vaillamment il s’estoit porté au pays. Si remercia le Roy de l’aide que il luy avoit octroyée. Et partit de Paris ; car ja y avoit bonne piece demeuré. Et voulut aller par les aultres Princes Chrestiens semblablement requerir leur ayde & secours, tant de finance dont il avoit peu, comme de gens pour luy ayder à garder & à reconquérir son pays qui pour lors estoit és mains des ennemis de la foy, dont grand pitié estoit. Si fut devers le Sainct Pere qui donna grand pardon à quiconque luy feroit bien, & alla en Angleterre & vers plusieurs autres Roys Chrestiens qui tous luy ayderent, & en ceste queste feut l’espace de près de trois ans.
CHAPITRE XXXVII.
Cy devise comment l’Empereur de Constantinople eut paix avec Bajazet, Et comment le Tamburlan l’en vengea. Et de la mort de Tamburlan.
En ces entrefaites que l’Empereur de Constantinople estoit hors de son pays, & en la queste dessus dicte, & que le Seigneur de Chasteaumorant estoit garde de la cité de Constantinople, adveint comme il pleut à Dieu, lequel ne veult que nul mal demeure impuny, & qui estrangement vange ses amis des torts faicts & griefs que on leur faict, & :quoy qu’il attende, tout ainsi que jadis il feit des enfans d’Israel que il laissa longuement en la servitude de Pharaon, & de ses mains délivra son peuple comme racompte la Bible, tout ainsi voulut-il venger par diverse voye les bons Chrestiens qui avoyent esté occis en la bataille, & cruellement destranchez devant Bajazet, comme nous avons dict cy devant : car un grand Prince de Tartarie que on nommoit le Tamburlan[47], comme fléau de Dieu en preint la vengeance. Celuy Tamburlan estoit de si hault courage que il avoit intention de conquérir tout le monde si fortune luy eust voulu aider, mais il y faillit : car comme dict le commun proverbe, les hommes proposent, & Dieu ordonne. Toutesfois par le tres-grand travail en armes que il prit, auquel mestier trente ans entiers n’avoit ceste ne reposé en bonne ville, fors tousjours aux champs, à tout si grand ost que c’estoit merveilles, & par si grande ordonnance que toutes les necessitez que il convenoit pour fournir l’ost il menoit avec soy, & de bestes si grande quantité que merveilles estoit, & par si bon ordre qu’il n’y avoit si petite beste qui ne portast sa charge de quelque fardeau, mesmes les chevres & les moutons. Et les merveilles qu’il feit, & les grandes rivieres qu’il passa, & comment ses gens estoyent endurcis au travail, ne feroit sinon merveilles, racompter. Mais je m’en passe, pource qu’il n’affiert à mon propos. Si croy bien que aulcunement conviendroit que nos Chrestiens qui tant veulent estre à leur aise, suivissent celle voye s’ils vouloient estre grands conquereurs, conquist si grand pays en cest espace de temps, comme toute Egypte, & destruit la Cité de Damas, & subjugua toute la Syrie & toutes les terres d’environ, qui moult long pays s’estendent, puis s’en veint descendant sur la Turquie, & assaillit Bajazet de guerre.
Adonc luy conveint par force laisser en paix les Chrestiens. Si commencèrent les Tartares fortement à demarcher son pays, & à piller & gaster, & luy conveint deffendre & faire armée contre eulx. Et lors les Chrestiens qui estoient d’aultre part, C’est à sçavoir le Seigneur de Chasteaumorant & sa compaignée luy feurent au dos, qui mie ne luy estoyent bons voisins, ains luy portoient souvent de grands dommaiges. Si se continua tant celle guerre que il fut desconfit en plusieurs batailles, & ses gens morts & pris, & ses forteresses, villes & citez prises & destruites, & ruées par terre, tant que à la parfin ne peut plus forçoyer contre luy. Et en une bataille qu’il eut contre le dict Tamburlan fut desconfit, & toute sa gent en fuite & prise. Etfeut luy mesme pris & mené en prison, en laquelle mourut de dure mort. Et ainsi par ceste voye périt & finit la Seigneurie de Bajazet qüi maints maulx avoit faict à la Chrestienté, & par ceste maniére en fut vangé le Comte de Nevers & les nobles François, & aussi l’Empereur de Constantinople que il avoit déshérité. Mais n’eust pas faict meilleure compaignée celuy Tamburlan aux Chrestiens que avoit faict Bajazet, si longuement eust vescu. Car ja n’eust esté saoul de conquérir terre. Mais Dieu qui à toutes choses sçait remédier, ne voulut mie souffrir que son peuple Chrestien feust soubmis ne subjugué par les ennemis de la vraye foy. Si luy envoyaia mort qui toute chose mondaine trait à fin.
CHAPITRE XXXVIII.
Cy dit comment, le Mareschal eut grand pitié de plusieurs Dames & Damoiselles qui se complaignoient de plusieurs torts que on leur faisoit, & nul n'entreprenait leurs querelles, & pour ce entreprit l’Ordre de la Dame blanche à l’escu verd. Par lequel luy treiziesme portant celle deyise, s'obligea à la deffence d’elles.
A revenir à nostre premier propos, C’est à sçavoir de parler du bon Mareschal, duquel ne pourroient estre suffisamment représentées les grands bontez, tandis que l’Empereur de Constantinople estoit en France devers le Roy, comme est deduict cy devant, & que le dict Mareschal estoit à sejour, adveint que aulcunes complaintes veindrent devers le Roy, comment plusieurs Dames & Damoiselles, veufves & autres, estoyent oppressées & travaillées d’aucuns puissans hommes, qui par leur force & puissance les vouloient desheriter de leurs terres, de leurs avoirs & de leurs honneurs, & avoient les aucunes desheritées de faict. Ainsi maints grands torts recepvoient, sans que il y eut Chevalier, ne Escuyer, ne Gentil-homme aulcun, ne quelconque personne qui comparait pour leur droict defendre, ne qui sousteint, ne debatist leurs justes causes & querelles. Si venoient au Roy comme à fontaine de Justice, supplier que sur ce leur feust pour veu de remede raisonnable & convenable.
Ces piteuses clameurs & complaintes ouyt le Mareschal faire à maintes Gentils-hommes par plusieurs fois, si comme il estoit en la presence du Roy. Desquelles choses eut moult grand pitié, & de toute sa puissance estoit pour elles, & ramentevoit leurs causes au Roy & en son Conseil, & les portoit & soustenoit en leur bon droict par moult grande charité, comme celuy qui en toutes choses bu estoit & est tel que noble homme doibt estre. Si va penser en son couraige que moult grand honte estoit à si noble Royaume comme celuy de France, où est la fleur de la Chevalerie & Noblesse du monde, de souffrir que Dame ny Damoiselle, ne femme d’honneur quelconque eust cause de foy plaindre que on luy feist tort ne grief, & que elles n’eussent entre tant de Chevaliers & Escuyers nuls champions, ny défendeurs de leurs querelles : par quoy les mauvais & vilains de couraige estoient plus hardis à leur courir sus par maints oultraiges leur faire, pource que les femmes sont foibles, & elles n’avoient qui les deffendit. Et avec ce disoit en foy mesme que moult estoit grand pitié, péché & deshonneur à ceulx qui mal leur faisoient, que femme d’honneur eust achoifon de soy plaindre d’homme, lequel naturellement & de droict les doibt garder & deffendre de tout grief & tort, à son pouvoir, s’il est homme naturel, & tel qu’il doibt estre, c’est à sçavoir raisonnable. Mais pour çe que chascun ne veult pas user aux femmes de tel droict, que quand estoit de luy par sa bonne foy il vouloit mettre coeur, vie & chevance de toute sa puissance, à soustenir leurs justes causes & querelles, contre qui que ce feust qui le voulust debatre, ne qui tort leur feist, au cas que son aide luy feust requis d’aucune.,
Ainsi devisoit à part soy le bon Mareschal, & quand sur ce eut assez pensé, adonc par sa tres-grande gentilesse, libéralité, & franchise de couraige, va mettre sus un moult notable & bel ordre, & tres-honnorable à Chevalier, que il fonda & assist sur ceste cause. Et de ceste chose va dire sa pensée & sentence à aulcuns ses plus especiaulx compaignons & amis, lesquels moult l’en priserent, & luy requirent que ils seussent compaignons & freres du dict ordre, qui moult leur sembla estre juste, bel, honnorable & chevaleureux, laquelle chose il leur accepta de bonne volonté. Si feurent treize Chevaliers, lesquels pour ligne & demonstrance de l’emprise que ils avoient faicte & jurée, debvoient porter chascun d’eulx liée autour du bras une targe d’or esmaillée de verd, à tout une Dame blanche dedans. Et des convenances que ils feirent & jurerent à l’entrer en l’ordre, voulut le Mareschal, afin que la chose feust plus authentique, que bonne lettre en feust faicte, laquelle feust scellée des feaulx de tous treize ensemble, & que aprés feust publié en toutes parts du Royaume de France, afin que toutes Dames & Damoiselles en ouyssent parler, & que elles sceussent où se traire si besoing en avoient. Si me tais de deviser des convenances du dict ordre, pour ce que tout au long on les peult veoir par la déclaration des propres lettres par eulx certifiées & escriptes, dont cy-aprés s’ensuit la teneur. Et ne voulut le Mareschal estre le premier nommé és dictes lettres, pour ce que Monseigneur Charles d’Albret qui est cousin germain du Roy de France, voulut estre compaignon du dict ordre. Si n’en vouloit estre nommé chef par devant luy : & pour ce est mention faicte d’eulx tous ensemble, comme veoir se peult.
CHAPITRE XXXIX.
Le contenu des lettres d'armes, par lesquelles se obligeaient les treize Chevaliers à defendre le droict de toutes Gentils-femmes à leur pouvoir, qui les en requerroient.
A toutes haultes & nobles Dames & Damoiselles, & à tous Seigneurs, Chevaliers & Escuyers, après toutes recommendations, font à sçavoir les treize Chevaliers compaignons, portans en leur devise l’escu verd à la Dame blanche.
Premierement pour ce que tout Chevalier est tenu de droict de vouloir garder & deffendre l’honneur, 1’estat, les biens, 1a renommée, & la louange de toutes Dames & Damoiselles de noble lignée, & que iceulx entre les autres font tres-desirans de le vouloir faire, les prient & requierent que il leur plaise que si aulcune ou aulcunes est ou sont par oultraige, ou force, contre raison diminuées ou amoindries des chosesdessus dictes, que celle ou celles à qui le tort ou force en sera faicte veuille ou veuillent venir ou envoyer requerir l’un des dicts Chevaliers, tous ou partie d’iceulx, selon ce que le cas le requerra, & le requis de par la dicte Dame ou Damoiselle, soit un, tous ou partie, sont & veulent estre tenus de mettre leurs corps pour leur droict garder & deffendre encontre tout autre Seigneur, Chevalier ou Escuyer, en tout ce que Chevalier se peut & doibt employer au mestier d’armes, de tout leur pouvoir, de personne à personne, jusques au nombre dessus dict, & au dessoubs, tant pour tant. Et en briefs jours après la requeste à l’un, tous ou partie d’iceulx faicte de par les dictes Dames ou Damoiselles, ils veulent presentement eulx mettre en tout debvoir d’accomplir les choses dessus dictes, & si brief que faire se pourra. Et s’il advenoit, que Dieu ne veuille, que celuy ou ceulx qui par les dictes Dames ou Damoiselles seroient requis, eussent essoine raisonnable, afin que leur service & besongne ne se puisse en rien retarder qu’il ne prist conclusion, le requis ou les requis feront tenus de bailler prestement de leurs compaignons, par qui le dict faict seroit & pourrait estre mené à chef & accomply.
Item si aucuns Seigneurs, Chevaliers ou Escuyers de noble lignée, & sans vilain reproche, ont volonté de faire aucune requeste, ou ont faict ou font aulcuns vœus de faire ou accomplir aulcunes armes, quelles que elles soyent ou feussent, honnorables & deües de faire, pource qu’il est à penser certainement que les dicts requeste & vœus, ils ont grand volonté de les mettre à chef pour eulx oster de peine, & afin que plus legerement ils puissent trouver l’accomplissement de leur desir, iceulx Chevaliers dessus nommez, tous ou partie d’iceulx, à qui iceulx voüans & requerans vouldra ou vouldront adresser leurs dicts vœus & requeste, à l’aide de Dieu seront ou sera prest celuy ou ceulx qui en sera ou seront requis, tous, un, ou partie d’iceulx selon ce que le cas le requerra, de faire & accomplir les dictes armes à eulx requises. Et pour mettre le faict à execution deüe, veulent trouver Iuge à leur pouvoir dedans quarante jours après la requeste à eulx faict, & la devise des armes, & plustost si faire se peut. Et après que le dict luge sera trouvé d’estre prest au chef de trente jours, quelque jour que le Iuge vouldra, donner tout accomplissement du dict faict. Et au cas que iceulx ne pourroient trouver Iuge, si celuy ou ceulx qui aura ou auront faict les dictes requestes & voeus le veulent pourchasser convenable tel que, par raison doibve suffire, le dict Chevalier ou Chevaliers dessus nommez fera ou feront prests de partir pour y aller trente jours après que l’on leur aura faict à sçavoir qui sera le Iuge. Et s’il est besoing d’avoir saufconduict ou aultre seureté, ceulx qui trouveront le Iuge seront tenus de le faire avoir tel comme au cas appartiendra.
Item pource qu’il pourrait advenir que plus d’un pourroit adresser son voeu & requeste à aulcun des Chevaliers dessus nommez, iceluy Chevalier sera tenu de l’accomplir à celuy qui premier luy aura faict à voir. Et cela faict & fourny, si Dieu le gardoit d’essoine, après l’accompliroit à l’autre. Item au cas que aucun ou aucuns des dicts Chevaliers dessus nommez auroit ou auroient essoine raisonnable & honneste de non pouvoir accomplir les choses à luy requises, il seroit ou seroient tenus de bailler un de leurs compaignons, lequel qu’il luy plairoit, pour donner tout accomplissement au dict faict.
Item s’il advenoit que de tel nombre comme les Chevaliers dessus nommez sont, ils feussent requis tous ensemble d’accomplir aucunes armes quelles que elles soyent ou feussent, & un ou aulcun d’iceulx feussent en voyage, ou eussent aucune essoine raisonnable, parquoy ils ne peussent estre bonnement au jour qui empris seroit, la partie à qui on le feroit à sçavoir, puisqu’il ne pourroit recouvrer à temps leurs compaignons, seroient tenus de leur pouvoir d’en mettre avec eulx pour parfournir le nombre dessus dict, pour accomplir toutes choses à eulx requises. Et s’ils estoyent en lieu que ils ne peussent recouvrer leurs compaignons comme dict est, ne autre compaignée pour fournir le dict nombre, iceulx qui là seroient, ou qui se pourroient bonnement trouver ensemble, seroient tenus de tel nombre comme ils seroient de faire & accomplir toutes choses comme dessus est dict.
Item s’il advenoit que aucune ou aucunes Dames ou Damoiselles eussent requis le secours & ayde de l’un de tous ou de partie des dicts Chevaliers, & après la requeste faicte de par les dictes Dames ou Damoiselles aucun ou aucuns Seigneurs, Chevaliers ou Escuyers, pour leur requeste & vœus accomplir, s’adressassent à eulx d’aucunes armes quelles que elles soyent ou feussent, comme dessus est dict, les dicts Chevaliers ou aulcuns d’iceulx seroient tenus, comme raison est, de faire & accomplir premièrement le secours de la dicte Dame ou Damoiselle, & cela faict, donner tout accomplissement aux dictes armes de quoy on se feroit à eulx adressé. Et si ainsi estoit que aucun ou aucuns Seigneurs, Chevaliers ou Escuyers, pour leurs vœus & requestes accomplir, se feussent adressez d’aucunes armes à aucun des Chevaliers dessus nommez, & depuis aucune Dame ou Damoiselle requist pour son ayde celuy mesme Chevalier, en ce cas il pourroit eslire lequel qu’il luy plairoit, & après, si Dieu le gardoit d’essoine, donner tout accomplissement au surplus.
Item si aucun ou aucuns des dicts Chevaliers dessus nommez, un, tous, ou partie iceulx, estoyent ou feussent requis pour aucuns vœus ou requestes accomplir, de faire aucunes armes, depuis la requeste à eulx faicte, aucun ou aucuns autres Seigneurs, Chevaliers ou Escuyers s’adressassent à iceluy ou à ceulx mesmes Chevaliers de combatre à oultrance, les requis, un, tous, ou plusieurs, s’il leur plaist, peuvent delaisser leurs armes pour prendre la bataille.
Item si aucun ou aucuns des dicts Chevaliers ou Escuyers s’adressoient pour leurs vœus accomplir, de leur volonté, ou autrement à iceulx treize Chevaliers, ou à l’un d’eulx, pour combatre à oultrance, comme dict est, & requissent que les vaincu ou vaincus feust ou feussent prisonniers des vainqueur ou vainqueurs, en celuy cas, & tout avant oeuvre, seroit advisée une somme d’argent du consentement des parties, & par l’ordonnance du Iuge devant qui ils combatroient : & celuy ou ceulx qui seroit ou seroient oultrez & desconfits, demeureroit ou demeureroient prisonnier ou prisonniers en la main du Iuge dessus dict, jusques à ce que il auroit payé & contenté, payez & consentez celuy ou ceulx qui les auroit ou auroient oultrez, d’icelle somme tant seulement, qui paravant auroit esté ordonnée : & icelle payée, s’en pourra ou pourraient aller tous quittes.
Item si aucun ou aucuns mouroait en bataille, ou tost après, pour achoison d’icelle, il seroit en ce cas quitte de payer aulcune finance.
Item si aucun ou aucuns des treize Chevaliers dessus dicts, le temps durant de leur emprise, alloit ou alloient de vie à trespassement, ou eust ou eussent essoine raisonnable de non pouvoir plus bonnement porter armes, les autres compaignons en ce cas seroient tenus de mettre d’autres avec eulx pour remplir & fournir tousjours le dict nombre.
Item les Chevaliers dessus nommez ont emply & veulent donner tout accomplissement à toutes les choses dessus dictes escriptes, de tout leur loyal pouvoir, à l’ayde de Dieu, & de nostre Dame, par l’espace de cinq ans; à commencer à compter du jour de la datte de ces presentes, & porter leur devise le dict temps durant. Et afin que toutes celles & ceulx qui de ces choses oiront parler, sçaichent & tiennent fermement que les volontez des dicts Chevaliers sont fermes de toutes ces choses accomplir, & aussi que l’on y adjouste plus grand foy, ils ont faict sceller ces presentes chascun du scel de ses armes, & chascun y a mis son nom par escript, qui feurent faictes le jour de Pasques fleuries l’onziesme jour d’Avril, l’an de grâce mille trois cens quatre-vingt-dix-neuf.
Messire Charles d’Albret, Messire Boucicaut, Mareschal de France, Boucicaut son frere. François d’Aubissecourt, Iean de Ligneres, Chambrillac, Castelbayac, Gaucourt, Chasteaumorant, Betas, Bonnebaut, Colleville, Torsay.
Et à tant seray fin de la premiere Partie de ce livre, & en poursuivant ma matière par ordre comme les choses adveindrent de rang au contenu des faicts du Mareschal de France Boucicaut, commenceray la seconde Partie, en détaillant toutes les choses dessus dictes, & entrant en aultre propos, lequel à l’aide de Dieu bien & bel me ramenera à ma matiere. Or me doint Dieu grâce de la commencer, moyenner & finir, que ce soit au plaisir de Dieu, qui point ne defend que on loüe les bons, & que aussi ce soit à l’honneur & los de celuy qui bien en est digne, & de qui je parle.
DU BON MESSIRE JEAN LE MAINGRE,
DIT
MARÉCHAL DE FRANCE.
SECONDE PARTIE.
Cy commence la seconde Partie de ce Livre, laquelle parle depuis le temps que le Mareschal eut le gouvernement de Gennes jusques au retour de Syrie.
CHAPITRE PREMIER.
Premièrement parle de l’ancienne coustume qui court en Italie des Guelphes & des Guibelins.
(Ce Chapitre ne contient que des réflexions oifeuses sur les deux partis qui désoloient l’Italie sous le nom de Guelphes & de Gibellins.)
CHAPITRE II.
Cy dit de la Cité de Gennes, & de la tribulation où elle estoit avant que le Mareschal en feust Gouverneur.
(Ce Chapitre ne dit autre chose, sinon que la ville de Gennes y comme toutes les autres villes d'Italie y étoit en proye aux factions des Guelphes & des Gibellins.)
CHAPITRE III.
Cy dit comment la Cité de Gennes se donna au Roy de France.
Si adveint environ l’an de grâce mille trois cent quatre vingt dix sept, que les Genevois, ainsi comme ils ont d’ancienne coustume de gouverner leur cité & le pays qui leur appartient soubs l’obeissance d’un chef que ils eslisoient entre eulx avec le Conseil d’un nombre des anciens de la ville, selon leurs Statuts esleurent pour Duc[48] celuy qui leur sembla homme plus propice & idoine à les bien gouverner. Celuy Duc estoit nommé Messire Antoine Adorne, & encores que il feust du peuple, & non mie Gentil-homme d’extraction, si estoit-il saige, & bien & prudemment les gouvernoit, & tenoit en Justice. Mais ainsi comme devant est dict, comme il soit comme impossible tenir en paix les communes & peuple d’icelle nation, qui ne se peut souffrir pour leur grand orgueil à nul suppediter, si par force n’est, ains veulent tous estre maistres, se rebellerent contre iceluy leur Duc & le chasserent. Mais après feit tant par amis que il feut rappellé à la Seigneurie, en laquelle quand il eut un peu elle d’espace, luy qui sage estoit, considera la grande variété de ses citoyens, lesquels il sentoit ja murmurer & machiner contre luy. Si veid bien que longuement ne la pourroit garder ne tenir pour la division d’eulx, qu’il convenoit tenir & gouverner soubs grande puissance. Si s’advisa celuy Duc pour le bien de la dicte cité d’une saige cauele. Car il feit tant par dons, grandes promesses, & belles paroles, que les principaulx des nobles, & qui debvoient avoir les plus grandes dominations en la ville, dont ceulx du peuple les avoient chassez, ne y demeurer sinon peu d’eulx n’osoient, feurent d’accord d’eulx donner au Roy de France. Et celle chose agréerent mesmement des principaulx de ceulx du peuple.
Quand il eut toute ceste chose traicgée & bastie, il le manda hastivement par ses messaiges en France. (25) Le Roy eut Conseil que ce n’estoit mie chose à mettre à néant. . Et que bon seroit pour luy d’estre saisy & revestu de si noble joyau comme de la Seigneurie de Gennes, par laquelle sa puissance & par mer & par terre pourroit moult accroistre. Si envoya un Chevalier de France avec belle compaignée de gens pour en recepvoir les hommaiges, & gouverner pour le Roy la dicte cité. Mais iceluy ne leur fut pas longuement agreable, ains conveint qu’il s’en partist. Et ainsi semblablement plusieurs des Chevaliers de France y feurent envoyez, & mesmement le Comte de Sainct Pol. Mais aucuns par advanture pour les cuider tenir en amour, leur estoient trop mols & trop familiers, & frequentoient avec eulx souvent, & dansoient avec les Dames. Si n’est pas la maniére de gouverner ceulx de delà. Parquoy tousjours il convenait que iceulx Gouverneurs s’en partissent.
CHAPITRE IV.
Cy dit comment vertu plus que autre chose doibt estre cause de l’exaucement de l’homme.
(Le titre seul de ce Chapitre prouve qu il est inutile à l’Histoire.)
CHAPITRE V.
Cy dit comment le Mareschal pour sa vertu & vaillance fut esleu & estably pour estre Gouverneur de Gennes.
(Ce Chapitre n'offre à conserver que ce qui suit.)
Toutefois à la fin, consideré que le Royaume n’estoit mie pour le temps oppressé de grandes guerres, & aussi que c’estoit chose deüe de pourveoir à la ruine de la cité & pays de Gennes, qui adonc estoit moult malade, & adonc au bas & grand disete avoit de saige repareur, laquelle dicte cité en espoir d’avoir secours & aide à sa miserable douleur, s’estoit mise & rendue és bras du Roy de France comme à souverain Prince, feut délibéré que il irait, Adonc par le Roy feut commis au bon & saige Mareschalt Boucicaut le Gouvernement de Gennes & de tout le pays qui aux Genevois compete & appartient, & feut faict propre Lieutenant du Roy, representant sa personne & ayant l’Adminiflration & Baillie de tout en tout, & tenus à faicts & dicts tous ses establissemens, ordonnances, & commandemens, comme si le Roy feust en personne, comme le Roy luy certifia par ses lectres patentes, passées, signées & scellées present son Conseil.
CHAPITRE VI.
Cy dit comment le Mareschal alla à Gennes, & comment il y fut receu.
Le Mareschal qui eut par le Roy la commission & gouvernement de Gennes, comme dict est, appresta son erre au plus tost qu’il peut. Et luy qui en toutes choses sçait estre pourveu, saigement considera que avec le bon sens & advis qu’il convient avoir à bien gouverner les gens de delà, estoit aussi neceffaire pour reparer la ruine & deschéement du lieu, de s’ayder de force & de puissance contre les diverses volontez & contraires opinions qui par la division d’entre eulx communément y sont. Et pour ce par la volonté du Roy se pourveut de bonnes gens d’armes en telle quantité comme par bon conseil eut advis que il luy convenoit.
Quand tout son erre eust appresté, adonc preint congé du Roy & des Seigneurs. Si se partit à belle compaignée, adressant sa voye droict à Gennes, en allant par la cité de Milan, laquelle dicte cité sied comme à deux journées de Gennes. Là arresta aucuns jours, tant que vers luy feurent arrivez belle compaignée de gens d’armes qu’il attendoit. Et en ce lieu luy veindrent au devant des principaux & des greigneurs de la cité de Gennes, qui humblement luy feirent la reverence, & grand semblant de joye feirent de sa venue. Les aucuns d’eulx par adventure le faisoient feintement, pource que ils veoient que la maistrise n’estoit mie leur : & les autres de bonne volonté estoyent de luy joyeulx, & le desiroient, en espoir qu’il les meist & teint en paix, & réparast la ruine de leur cité : & le Mareschal les receut tous très benignement. Si se voulut informer, & ja avoit faict couvertement de plus longue main, lesquels d’entre eulx il pouvoit reputer pour preud’hommes, & en qui il se peust fier, & quels contents se tenoient de la Seigneurie du Roy de France, & quels estoyent amateurs de paix & d’équité, Et aussi se voulut-il informer quels estoyent seditieux & mettans discorde entre eulx, & rebelles à la Seigneurie du-Roy. Si fut de tout ce bien & suffisamment informé, par quoy il luy veint à congnoissance comment aucuns des plus grands & des plus notables de tous s’estoient voulu attribuer la Seigneurie, & estoyent machinateurs de trahisons & de discorde, par especial l’un d’eulx, si comme cy après fera dist.
Quand il sceut des bons & des mauvais toute la vérité ne l’oublia mie, & bien leur sçaura monstrer en temps & en lien. De Milan se partit pour venir à Gennes, & au feur qu’il alloit luy venoient nobles hommes citoyens & gens du peuple de toutes parts au devant, faisans feste, quelque courage que les aucuns d’eulx eussent, & tous luy venoient faire la reverence, tant que tous bons &: mauvais saillirent hors de la Cité. Et ainsi entra dedans Gennes la veille de la feste de laToussaincts, l’an de grâce mille quatre cent & un, où à grand joye feut receu. Si feut mené & convoyé à belle compaignée tant de gens d’armes comme des gens de la ville & du pays au Palais, qui moult est bel & richement faict pour son estat ordonner, & pourveoir de toutes choses convenables. Si croy bien qu’il y en eut de tels que quand ils veirent son redoutable maintien, & la maniére de sa venuë, & comment il estoit acccompaigné, que quelque chere que ils feissent n’estoient pas bien à seur; car coupables se sentoient. Mais les bons de rien ne s’en effrayerent, ainçois plus asseurez feurent que devant. Car lors estoit venu celuy qui les defendroit contre les mauvais & contre tous ennuis.
Tan tost qu’il fut arrivé feit faire commandement par toute la ville que tout homme de quelque estat qu’il feust rendist les armes, & les portast au Palais, sans nulle retenir, soubs peine de la teste ; & que nul ne feust si hardy de point en avoir, ne tenir en sa maison ne porter couteau, fors à couper pain. Si leur conveint à ce obéir, quoy que il leur pesast. Or peurent à celle fois congnoistre les Genevois que main de maistre les gouvernoit. Si veissiez, incontinent porter au Palais à grans presses harnois de toutes parts, dont moult en y avoit & grand foison de beaux & de riches. Et le saige Gouverneur les feit bien & bel mettre en sauveté, & les bien garder. Et aussi leur feit deffence sur la dicte peine que nul ne feust si hardy de tenir couteau, ne eulx assembler en parlement, en Eglise, ne aultre part.
CHAPITRE VII.
Cy comment le Mareschal parla saigement aux Genevois au Conseil.
Le lendemain sans plus de demeure feurent tous les plus notables & principaux hommes de Gennes assemblez avec le Mareschal à Conseil Et adonc parla à eulx par saige maintien, & en discretes & rassises paroles leur dit comment le Roy son souverain Seigneur l’avoit là envoyé à leur requeste, dont il les remercioit de la bonne opinion & fiance que ils avoient en luy, & que pour secourir à la desolation en quoy ils estoient pour cause de ceux de mauvaise volonté qui estoient entre eulx, lesquels persecutoient les bons, estoit là envoyé afin de punir les mauvais, & les bons tenir en paix, & faire justice à tout homme. Pour laquelle chose accomplir vouloit forces avoir, & toute sa puissance sans nulle espargne y employer, à l’honneur du Roy & de luy, & au profit d’eulx. Et pource les requeroit & prioit que vrais & loyaux subjects voulurent estre tousjours au Roy de France comme ils avoient promis, & que si ainsi le faisoient ils feussent seurs & certains que il les défendroit de toute sa puissance, à l’aide de Dieu, contre tous ennemis, maintiendroit Justice, & en paix & équité les tiendrait, & à son pouvoir accroistroit le bien & utilité publique.
Mais au cas que il pourrait sentir, sçavoir ou appercevoir le contraire en eulx ou en aulçun d’eulx, & quelque machination d’aucune trahison ou forfaicture contre la Royale Majesté ou contre luy, que ils sceussent de vray & tous seurs se teinssent que il n’y auroit si grand que il n’en feit telle punition que les aultres y prendraient exemple, mais si preud’hommes & loyaulx subjects vouloient estre, que ils ne doubtassent point de luy. Et nonobstant que il feust estably leur Gouverneur & chef, ne pensassent que il voulust envers eulx user d’arrogance ne maistrise rigoureuse, par voye de faict & à sa volonté. Car ce n’estoit mie son intention, ains vouloit estre avec eulx paisible comme citoyen & amy de Gennes, & user de leur loyal conseil, sans lequel rien ne pensoit d’establir ne faire chose quelconque touchant la police & gouvernement du pays. Telles paroles & assez d’autres belles & bonnes leur dit le saige Gouverneur, pour lesquelles, & pour son bel & honnorable maintien, reputerent & priserent moult son sçavoir, & très contents en feurent. Si le remercièrent moult, & offrirent corps & biens & feauté & loyale obeissance, comme bons subjects du Roy de France leur Seigneur, & à luy son Vicaire & Lieutenant leur Gouverneur.
Apres ces paroles parlèrent de plusieurs choses. Et là luy feurent accusez les principaux conspirateurs & machinateurs de trahisons, & qui tousjours avoient esté cause de rebellion, & mesmes de tels y avoit qui luy estoient allez au devant & faict la reverence dés Milan. Et par especial un nommé Messire Baptiste Boucanegra, qui avoit traicté de faire occire tous ceulx qui estoyent à Gennes de par le Roy, & s’estoit voulu attribuer la Seigneurie de Gennes. Iceluy Boucanegra & aucuns des autres ses complices des principaulx ordonna le Gouverneur prendre. Lequel commandement feut tost executé, dont celuy feut moult esbahy quand il veid mettre la main à foy de par le Roy & de par le Gouverneur. Car pour la grande authorité dont il se reputoit ne pensoit que nul osast s’adresser à luy : mais tout ce rien ne luy valut. Mais le saige Gouverneur qui bien sçavoit que par delà les lignaiges s’emrehayent & ont envie les uns sur les autres, ne voulut pas pour quelque accusation que on feist d’eulx leur garder rigueur de Justice sans suffisante information de leurs faicts, laquelle fut faicte tres-diligemment, & bien feit examiner les dicts prisonniers. Lesquels après le rapport de la suffisante enqueste, & la confession de leur propre bouche, feurent trouvez coupables. Pour laquelle chose iceluy Baptiste, tant: feust- il de grande auctorité, afin que les autres exemples y preinssent, & deux aultres avec luy, feurent decapites en la place publique. Dont ceulx de la ville qui jamais ne l’eussent cuidé, pour le lignaige & authorité dont il estoit, feurent tous espouventez, & tant que chascun eut depuis peur de mesprendre : & mesmement les propres gens du Gouverneur. Et moult redoubterent la rigueur de sa Justice, parce que ils veirent & apperceurent que son intention estoit de n’espargner nul malfaicteur quel qu’il feust. Car à un de ses Chevaliers propres feist-il trancher la teste pour cause que un de ces dicts prisonniers qu’il luy avoit commis à garder luy estoit eschappé. Si commencea à faire raison & Iustice à toute gent, & punition des mauvais selon ce que ils avoient desservy, sans espargner grand ne petit, ne quelconque homme de quelconque estat qu’il feust. A ceulx qui avoyent esté traistres & rebelles du Roy de France & à sa Seigneurie, faisoit publiquement trancher les testes, pendre les larrons & meurtriers, couper membres selon les meffaicts, bannir les seditieux & mauvais, les uns à temps, les autres à perpétuité, selon que le cas le donnoit. Et aussi faisoit misericorde & pardonnoit aux humbles & aux ignorans, quand leur cas estoit digne de pitié. Si faisoit comme le bon pasteur qui trie & separe les bestes rogneuses d’entre les saines, afin que la maladie ne se prenne partout ainsi que faict le bon Medecin qui tranche la mauvaise chair de peur qu’elle empire la bonne. Si n’estoit fayorable à nul par corruption, ne par quelque familiarité tenir part ne bande.
Adonc commencèrent à venir de toutes, parts les bons anciens & les nobles hommes qui paravant n’osoient venir ny habiter en la ville, & que les populaires & les robeurs & mauvaises gens qui ne vivoient fors que de pillerie & d’occisions les uns sur les autres avoient chassez. Si se retirerent devers le Gouverneur, faisans feste de son joyeulx advenement, & il les receut tres-benignement ; & les mauvais qui coulpables se sentoient prirent à fuir & à eulx absenter, & musser par destours. Mais par sus montaignes & par bois, comme on faict aux loups, & en leurs tasnieres & repaires feit chasser à eulx le prudent Gouverneur, tant que ores par force & puis par cautele preint les principaulx chefs, & d’iceulx pour les autres espouventer feit Iustice.
CHAPITRE VIII.
Cy dit les saiges establissemens & ordonnances que le Mareschal feit à Gennes.
Si feit tantost le saige Gouverneur ses establissemens, & ordonna que sur la place de la ville, laquelle est grande & belle devant le Palais, auroit jour & nuict soubs diverses bannières & Capitaines gens d’armes en suffisante quantité pour la garde du Palais & de la ville. Après ce fut bien informé quels estoyent tenus les plus saiges & plus preud’hommes de la ville, & iceulx establit sur le faict de la Iustice. Et bien leur enchargea que sans espargner homme quel qu’il feust, grand ou petit, Iustice gardassent par telle régle de droict qu’il n’y peust appercevoir nulle fraude, ne que plainte en ouist. Et si en aulcun d’eulx pouvoit appercevoir faveur nulle a une partie plus que à l’autre, feussent tous seurs que il les en puniroit, que les autres y prendroient exemple. Et avec ce, afin que fraude n’y peust avoir, ordonna que on peust appeller du Iuge devant luy. Ia avoit estably ceulx qui seroient de son Conseil, où il preint des plus saiges anciens & des plus authorisez, & par iceulx se conseilloit selon leurs statuts & anciennes maniéres de gouverner le faict de la police à leurs coustumes. Item feit crier par toute la! ville, & faire deffence sur peine de mort, que nul ne feust si hardy de courir sus l’un à l’autre, ne mouvoir sedition pour cause des parts de Guelphes & de Guibelins : mais feist chascun sa marchandise & son mestier, vescussent en paix, & n’eussent autre soing. Et que si nul leur faisoit tort, s’en plaignissent à la Iustice, & si Iustice ne leur faisoit droict, veinssent à luy, & droict leur feroit faict.
Adoncques veissiez les bons marchans & hommes de bonne volonté, qui souloient musser le leur de peur d’estre robez de mauvaise gent, mener grand joye, & mettre hors leurs marchandises à plain, & par mer & par terre. Et les changeurs qui leur argent souloient tenir mussé, & leur change clos, (car s’ils les eussent ouverts, tantost eussent esté robez,) prirent à ouvrir changes, & leurs finances mettre dehors, & le faict des monnoyes tenir, comme il est de raison, apertement & à plain, sans peur ne crainte d’estre desrobez, & leurs riches joyaulx mettre en public sur celle belle place, où ces belles haultes tours & maisons toutes de pierres de marbre sont à l’environ. Et veissiez ouvrir de tous costez boutiques de toutes marchandises, & mettre dehors les tresors qui avoient esté mussez par grand piece. Et ceulx de mestier, dont les plusieurs souloient estre robeurs, conveint s’ils vouloient vivre eulx prendre à leurs labeurs & mestiers. Et ainsi se preint chascun à faire ce qu’il sçavoit. Et par celles voyes & ces régles la Iustice bien gardée, & le tout bien ordonné par le sens & preud’hommie du bon Gouverneur, se preint tantost la Police à bien amender.
CHAPITRE IX.
Cy dit comment le saige Mareschal feit edifier deux forts chasteaux, l’un sur le port de Gennes, l’autre autre part. Et comment il repreint à remettre en estat les choses ruineuses & perdues.
Avec ces belles Ordonnancesdessus dictes, le saige Gouverneur qui bien sçavoit ce que dict est, que à bien gouverner les gens de par delà convient que on se monstre estre le plus fort, & aussi que on le soit. Afin que les Genevois peust mieulx seigneurier, c’est- à-dire les rebelles, non mie pour leur faire extortions, ne grief, ne pour user envers eulx de nulle tyrannie, ne les tenir en indeüe subjection, mais seulement pour leur oster toute hardiesse de eulx rebeller comme ils avoyent accoustumé, si volonté leur en venoit, tantost feit cercher ouvriers & maistres de massonnerie bons & propices à l’œuvre que faire vouloit. Si feit bastir & hault lever deux beaux & forts chasteaux en la ville de Gennes, dont l’un est assis sur le port de Gennes, là où les galées & le navire sont & arrivent, que on appelle la Darfe Si est moult bel & fort à deux grosses tours. Si le feit afin que le dict navire en feust plus seulement contre tous ennemis, & tous griefs qui advenir pourroient. Ce dict oeuvre feut bien advancé, tant que selon le devis & ordonnance du dict Gouverneur feut le chastel accomply & parfaict, grand, fort & bel, comme aujourd’huy on le peut veoir.
Quand ce feut faict, le saige Gouverneur le feit tres-bien garnir d’artillerie & de toute maniére de trait, & de choses qui à deffen&e appartiennent, & de bonnes gens d’armes. Et ainsi s’en teint saisy, tant que dedans & dehors peut aller à sa poste, quelque chose que advenir peust, & nul n’entrer ne issir sans son congé. L’autre chastel feit edifier en la plus forte place de la ville, & est appellé Chastellet, qui tant est fort que à peu de deffence se tiendroit contre tout le monde. Si est faict par telle manière que ceulx d’iceluy chastel peuvent aller & venir maugré tous leurs ennemis, en l’autre chastel qui sied sur le port que on dict la Darfe. Deux aultres beaux chasteaux feit-il depuis edifier dehors la cité, l’un en un lieu que l’on dict Chaury & l’autre à Lespesse. Avec ces choses tous les chasteaux & forteresses de dehors la cité, qui sont appartenans à la Seigneurie de Gennes, dont moult en y a de beaux & de notables, lesquels plusieurs des plus forts d’entre les Genevois s’estoyent attribuez, & saisis s’en tenoient, feit tantost rendre & restituer à la dicte Seigneurie, parce que il envoya gent faire commandement soubs peine de mort que tantost & sans delay feussent rendus. Auquel commandement feut obey sans contredit.
Item feit monter sur mer gens saiges & bons, lesquels il envoya de par le Roy & de par luy faire visitation sur toutes les terres & Seigneuries des Genevois, pour sçavoir de leur estat & gouvernement. Et tiennent les dicts Genevois tres-grandes & notables Seigneuries és parties du levant, sur la mer majour s & en autres parties. Comme Capha en Tartarie, qui est une grosse ville marchande. Et en Grece tiennent la cité de Pera, qui est moult belle ville, & sied coste Constantinople. Item l’Isle de Scio où croist le mastic, au droict de Turquie. En Cypre tiennent Famagouste, qui moult est bonne cité. Et tirant à la Tane, en la mer majour, outre Capha, & par delà Constantinople quatorze cent milles, tiennent grand pays & foison de forteresses. Sans les Isles, dont en y a plusieurs là & autre part bien habitées & riches, & autres terres qui long feroit à dire, qui toutes font soubs la Seigneurie de Gennes. Et adveint environ ce temps que une isle bonne & bien peuplée, qui sied assez prés de Gennes, appellée l’Isle d’Elbe, meut guerre contre les Genevois. Si y envoya le Gouverneur quatre galées bien garnies de gens d’armes, qui mie n’y allèrent en vain. Car tant y feirent que l’isle gaignerent.
CHAPITRE X.
Cy dit comment après que le Mareschal eut mis la Cité de Gennes en bon estat, il y feit aller, sa femme, & comment elle y feut receue.
Après que toutes ces choses feurent faictes & accomplies, & que la cité de Gennes commençoit ja à reluire en prosperité, & que ses nobles & riches citoyens plus ne mussoient leurs puissances, ains demonstroient leurs richesses publiquement & à plain, tant en estat tenir, comme en riches robes & habillemens, & que ces nobles Dames de Gennes vous reprirent leurs riches ornemens, atours, & vestures de velours, d’or, de soye, de perles & pierreries de grand valeur, selon l’usaige de par delà, & qu’ils se prirent tous à vivre joyeusement, seurernent, & en paix, soubs les aisles du saige Gouverneur, & en sa fiance mettre navire sur mer à cause de leur marchandise, en plus grande quantité que ils ne souloient, & à tirer gain de toutes parts, si que ja estoyent entrez en leur tres-grande prosperité.
Quand tout ce veid le saige Gouverneur, adonc luy sembla temps de faire venir vers luy sa tres-chere & aimée espouse, la belle, bonne & saige Madame Antoinete de Turenne, laquelle ne vivoit pas aise loing de la presence de son Seigneur, ne luy semblablement : car ils s’entreaiment de grand amour, & moult meinent ensemble belle & bonne vie. Mais alors un peu de temps estre loings convenoit. Lors par Chevaliers notables, & gens de grand honneur, envoya la quérir en son pays en moult bel estat, comme il appartenoit. Et quand de la ville feut approchée comme à une journée, luy, allèrent alencontre belle compaignée, tant de Chevaliers, & Gentils-hommes des gens du Mareschal, comme des plus notables hommes de la cité. Et ainsi au feur que elle approchoit, luy alloient gens au devant en moult riches atours car tous se vestirent de robes de diverses livrées, depuis les plus grands qui de velours & nobles draps estoyent vestus, jusques aux artisans que nous. disons gens de mestier.
Tant que toute la Communauté saillit hors à cheval celle journée, & tous luy allerent faire la reverence, & à joye la receurent. Et ainsi en moult riche & grand arroy tant d’atour comme de robes & montures, & belle compaignée de Dames, de Damoiselles, de Chevaliers, d’Escuyers, & nobles bourgeois & peuple de Gennes, entra en la ville, où tres-joyeusement de son Seigneur qui au Palais l’attendoit feut receüe, & de toutes autres gens. Si y eut grand feste de menée à icelle venue, & feut adonc la joye encommencée plus grande à Gennes. Car le bien, l’honneur, la courtoisie & le sens d’icelle noble Dame accroissoit ençores plus le plaisir & bien que ils prenoient en leur bon gouverneur. Car semblablement trouvèrent en elle tout sens, toute bénignité, grâce & humilité. Et ces Dames de Gennes la preindrent à visiter à grands compaignées, & à elles offrir toutes à son service & commandement, & la Dame debonnaire les recepvoit tres-doucement, & tant vers elles estoit benigne, que très-grandement tqutes s’en loüoient.
CHAPITRE XI.
Cy dit comment nouvelles veindrent au Mareschal que le Roy de Cypre avoit mis le siege devant Famagouste, laquelle Cité est aux Genevois, & comment il se partit de Gennes à grand armée pour y aller.
Ia ayoit gouverné environ un an la cité de Gennes Je bon Mareschal, auquel espace de temps l’avoit adonc remise au chemin de prosperité comme dict est, quand nouvelles luy veindrent que le Roy de Cypre avoir mis le siege devant Famagouste, laquelle est une riche cité qui sied mesmes en la terre de Cypre, & est aux Genevois comme dessus est dict, & l’ont possedée tousjours, & encores font depuis qu’ils l’eurent conquise contre le Roy de Cypre, successeur du bon Roy Pierre, auquel eurent guerre. Pour laquelle dicte cité cuider recouvrer s’il eust peu, avoit ledit Roy de Cypre, qui à present regne, assiegé icelle. Adonc le chevaleureux Gouverneur qui ces nouvelles ouit, & à qui moult eust pesé si en son temps les Genevois feussent descheus en rien de leurs Iurisdictions & Seigneuries, lesquelles à son pouvoir desiroit & vouloit soustenir & accroistre, pour cause que au Roy de France en appartient la souveraineté, au nom duquel il a le gouvernement, dit que ainsi ne demeureroit mie, & que bien & tost remedié y seroit. Si feit hastivement son erre apprester, pour en propre personne y aller. Toutesfois luy qui en nul faict ne veult user de volonté sans grande délibération & sans raison, s’advisa pour le mieux se mettre en tout debvoir, & envoya devers le Roy de Cypre avant que il allast sur luy, l’enhorter & prier que il ostast le siege, & qu’il se deportast de faire ennuy ne grief à la cité du Roy de France. Et que ce voulust-il faire par bien & par amour, & que chèrement l’en prioit, ou finon qu’il le teint feur qu’à luy auroit guerre, & que tel ost luy ameneroit que dommaige luy porteroit. Quand d’ainsi le faire eut délibéré avec son Conseil, feust commis à ce messaige par fournir le saige & bon Chevalier qui tout son temps a esté vaillant en armes, preud’homme en confidence, & discret en conseil, l’Ermite de la Faye. Si feit le Mareschal tost apprester une galée, où monta sus le dict Ambassadeur.
Après ce, nonobstant que le Mareschal ne voulust point aller courir sus au Roy de Cypre jusques à tant que sa responce eust ouye, son noble couraige plain de Chevalerie désira employer son corps és faicts sans lesquels Chevalier n’est honnoré. C’est à sçavoir en exercice d’armes, comme le temps passe avoit accoustumé. Mais mieux ne luy sembla pouvoir employer son temps que sur les ennemis de 1a foy. Et pource délibéra son voyage à double intention. C’est à sçavoir sur le Roy de Cypre, au cas que à raison ne se mettroit, & puis contre les mescreans. Si feit tantost: apprester son navire, & bien garnir de toutes choses à guerre convenables. Et quand il eust très-bien faictes ses ordonnances de garder & gouverner la ville tant qu’il seroit hors (pour laquelle chose faire laissa son Lieutenant le Seigneur de la Vieuville très-bon Chevalier & saige, bien accompaigné de gens d’armes, & de tout ce qu’il convenoit), se partit le troisiesme jour d’Avril, l’an mille quatre cent trois, accompaigné de huict galées chargées de bons gens d’armes, d’arbalestriers, & de toute telle estoffe & garnison qui en guerre appartient. Si singla en peu d’heures en mer, car bon vent le conduisoit, tenant son chemin droict à Rhodes.
CHAPITRE XII.
Cy dit de l’ancien contens qui est comme naturel entre les Genevois & les Venitiens.
Avant que plus outre je die du dict voyage que feit le Mareschal en Cypre, & és parties delà, pour mieulx revenir au propos où je veux tendre, c’est à sçavoir que je compte sans rien oublier toutes les principales advantures & faicts qui au preux & vaillant Mareschal adveindrent en iceluy voyage, me convient un petit delaisser ceste matiere, & entrer en une autre, laquelle comme je ne puisse bien tout dire ensemble, me ramènera à mon propos comme j’espere. Vray est, & chose assez notoire & sçeue, comme ja de trop long temps, ainsi comme communément advient, que Seigneuries de semblable ou esgale puissance, ou presques pareille, qui sont voisines & prochaines les unes des autres, ne s’entr’aiment mie : & ce advient par l’orgueil qui court au monde, qui tousjours engendre envie, qui donne couraige aux hommes de suppediter les uns les autres, & surmonter en chevance & honneurs.
Pour ces causes les Genevois & les Vénitiens n’ont mie esté bien amis, laquelle inimitié par longue coustume de divers contens & guerres meües entre eulx est tournée comme en haine naturelle, comme communément advient en tel cas. Car estre ne peult que après grands guerres, où que elles soyent, quoy que la paix soit après faicte, que le record rancuneux n’en demeure aux terres blessées & dommaigées, là où les traces; apparoissent des occisions, des feux boutez, & des ruines & dommaiges qui leur en demeurent. Lesquelles choses representent aux enfans qui apres viennent les maulx & griefs que les ennemis de la contrée feirent à leurs predecesseurs, dont ils se sentent. Et ces choses souvent renouvellées ne sont mie cause de nourrir amour entre les parties, qui par guerre s’entregrevent, ou sont grevez.
Or est-il ainsi: que moult de fois, pour plusieurs débats & chalenges de terres, de chasteaux & de Seigneuries, comme ils ont leurs Jurisdictions en Grece & autre part, & grandes terres les uns & les autres assez marchissans ensemble, que maintes guerres ont esté entre les Genevois & les Vénitiens, par lesquelles maintes fois à tant se sont entretenez, que à peu a esté qu’ils ne se soyent destruits. Et puis quand ainsi bien batus s’estoient, après par quelque bon moyen cessoit leur guerre par forme de paix, & non mie toutesfois ostée de leurs couraiges la haine ou rancune; laquelle, comme j’ay dict, est & demeure comme naturelle entre eulx. Si est vray que quand le haineux veoid son ennemy bien au bas, soit par luy, soit par autre, son ire est aussi comme amortie, & plus n’y daigne penser. Mais s’il advient que par quelque bonne fortune il se recouvre & se retourne en force & prosperité, adonc revient la haine & redouble l’envie. Tout ainsi estoit-il des Venitiens envers les Genevois, car jaçoit que ja pieça après moult grande & mortelle guerre, ils eussent faict paix, ne feut mie pourtant, comme dict est, estainte en eulx couverte rancune. Mais icelle rancune n’a par long temps entre eulx porté nul mauvais effect : car comme les Genevois longue piece eussent tant esté oppressez de diverses douleurs par leur mesme pourchas, & par leurs divisions, comme dit est, que nul n’avoit cause d’avoir sur eulx envie : (car chose où n’y a fors malheureté n’est point enviée) dormoit lors & estoit coye du costé des Venitiens la dicte rancune.
Mais quand Dieu & fortune leur est apparu propice par le bon moyen du Roy de France, par lequel ont eu le secours du bon & saige Gouverneur ; adonc fut ravivée l’ancienne envie & inimitié qui tant au cœur les poignit, que volontiers se feussent peinez de desadvancer la grande prosperité où ils veirent les Genevois entrez. Laquelle dicte prosperité & bonne fortune ils reputerent estre à leur prejudice, en tant que si ainsi montoient & alloient croissant, pourroient estre en puissance, Seigneurie & honneur plus grands qu’eulx, & par ainsi pourroient par advanture encores estre par les Genevois renouvelles les anciens contens au grand grief des Venitiens. Ces choses considerées, moult le voulurent peiner s’ils pourroient desadvancer celuy qui estoit le chef & le gonfanon de leur prosperité, C’est à sçavoir leur saige Gouverneur : car bien leur sembla que s’ils pouvoient à ce attaindre, le surplus petit priseroient. Mais ceste chose convenait faire par grande dissimulation & advis, tellement que leur dessein ne feust apperceu tant que aulcune achoison trouvassent de ce faire, ceste pensée garderent entre eulx jusques an point que ils cerchoient. Dont il adveint que quand ils sceurent que le Mareschal estoit party pour aller oultre mer, comme j’ai dict cy devant, adonc leur sembla temps de trouver moyen de mectre leur dessein à effect. Si armerent hastivement & sans reveler leur intention treize galées, & bien & bel les garnirent de bons gens d’armes, d’arbalestriers, & de tout ce qui appartient par mer en fait de guerre. Quand tres-bien se feurent garnis, vistement se meirent en mer. &i tirèrent après le Mareschal.
À revenir à mon premier propos, n’avoit pas le dict Mareschal passé le Royaume de Naples, quand luy veindrent les nouvelles de l’armée des Venitiens, mais pourquoy c’estoit faire on ne sçavoit. Adonc luy comme prudent Chevetaine qui sur toutes choses doibt avoir regard, pensa fut ceste chose sçavoir mon si ce pourrait estre pour luy faire aulcune grevance. Mais à la parfin, comme c’est la coustume d’un chascun preud’homme cuider que les autres veuillent loyauté comme luy, osta de soy tout soupçon, considerant qu’il avoit bonne paix & de pieça, sans avoir rompu en rien les convenances entre les Genevois & les Venitiens. Si creut que ce ne pouvoit estre pour sa nuisance ; si n’en feit nul compte & tousjours teint outre son chemin, Quand tant eut erré par mer qu’il feut venu à vingt milles prés de Modon, qui est aux Vénitiens, luy veindrent nouvelles que les dictes treize galées estoient au port de Modon, Si feut derechef aulcunemeut pensif pour quelle emprise les Vénitiens telle armée pouvoient avoir faicte. Si s’arresta en une Isle prés d’illec, & pour sçavoir la vérité de ceste chose envoya une galée à Portogon, & Montjoye le Hérault qui saige & preud’homme est, & subtil en son Office, dedans la dicte galée, pour enquerir s’il pouvoit de leur dessein.
Lequel, après que il en eut faict toute diligence, rapporta ce qu’il avoit trouvé : c’est à sçavoir que voirement y estoient les dictes galées; galées ; mais pour quelle emprise, ne sçavoit.
Adonc entra le Mareschal en grande pensée & soupcon de ceste chose : car il ne pouvoit imaginer ne appercevoir que les Vénitiens eussent cause par chose qui lui apparust d’avoir fait telle armée ; toutesfois son tres-hardy couraige de rien ne s’en espouventa, nonobstant que il eust beaucoup moins de gens & de navire. Et délibéra que supposé que celle assemblée feust pour lui courir sus, que rien ne les doubteroit, & que à bataille ne leur fauldroit mie. Et de ceste chose délibéra avec son Conseil : mais toutesfois pource que la vérité ne pouvoit sçavoir, & n’estoit mie certain que contre luy feust, deffendit à tous les siens que ils se gardassent que le premier mouvement ne veint d’eulx ; car il ne vouloit estre cause d’esmouvoir contens, ne que Venitiens peussent dire que par luy feust. Mais bien leur dict & enhorta que si par les autres la meslée venoit, que ils se portassent comme vaillans.
Le lendemain matin le Mareschal feit mettre ses galées & ses gens en tres-belle ordonnance, & tous apprester de combattre si besoing estoit, & mettre devant les arbalestriers tous prests de tirer, & les gens d’armes de- monstrer toute apparence de bon visaige de eulx defendre contre qui les assauldroit. Et ainsi que feut ordonné, se partit le Mareschal à tout ses huict galées pour venir au port de Modon. Et quand il feut assez près, il envoya devant une galée pour sçavoir des nouvelles. Et quand les Venitiens veirent venir la dicte galée, ils l’accueillirent à grand joye & feste, & se monstrerent joyeulx de la venue du Mareschal qui près estoit. Si se partirent du port, & joyeulsement luy veindrent au devant, & grand recueil luy feit le Capitaine des dictes galées qui se nommoit Messire Carlo Zeni, & tous les autres, & le Mareschal à eulx, & ainsi amis se trouvèrent. Si retournerent toutes ensemble au dict port de Modon. Et fut le dict Mareschal du tout hors du soupçon qu’il avoit eu.
CHAPITRE XIII.
Comment le Mareschal donna secours à l’Empereur de Conslantinople pour s'en retourner en son pays.
Quand le Mareschal feut arrivé à Modon, là trouva les messaigers de l’Empereur de Constantinople, nommé Karmanoli, qui l’attendaient, par lesquels il luy mandoit que pour Dieu, & en l’honneur de Chevalerie & Noblesse, il ne voulust point passer outre sans que il parlait à luy, car il estoit en la Morée vingt milles en terre, si le voulust un petit attendre, & il viendroit à luy. Le Mareschal receut les messaigers à tel honneur qu’il leur appartenoit, & leur dict benignement que ce feroit-il tres-volontiers. Si ordonna tantost pour luy aller au devant le Seigneur de Chasteaumorant à tout sa gent, & Messire Iean d’Oultremarin Genevois, à tout une galée, & luy attendit à un port appellé Baselipotano. Quand le Mareschal sceut que l’Empereur approchoit, il luy alla à l’encontre, & receut à grand honneur luy, la femme & ses enfans qu’il avoit amenez, comme raison estoit. Le dict Empereur le requist moult benignement, en l’honneur de Dieu & de Chrestienté, que il luy voulust donner confort & passage jusques à Constantinople. Le Mareschal respondit que ce feroit tres-volontiers, & tout ce que pour luy pourroit faire. Si, ordonna tantost pour le conduire quatre galées, lesquelles il bailla en gouvernement au bon Seigneur de Chasteaumorant. Si se partit à tant l’Empereur, & le Mareschal le convoya jusques au cap sainct Angel.
Quand là feurent arrivez veindrent au Mareschal les messaigers dés Vénitiens, qui avoient sceu comme il avoit baillé quatre de ses galées pour convoyer l’Empereur. Si dirent que ils estoient deliberez s’il leur conseilloit d’envoyer aultres quatre pour plus seurement le mener où il vouloit aller. A ce respondit le Mareschal que ce feroit tres-bien faict, & grand honneur à la Seigneurie de Venise & au Capitaine d’icelles galées. A tant preint congé l’Empereur du Mareschal & moult le remercia, & aussi les Venitiens, Si s’en partit, & teint son chemin droict à Constantinople. Et le Mareschal à tout ses quatre galées sans plus tira vers Rhodes, Et les Vénitiens qui demeurerent à neuf galées allèrent avec luy, & telle compaignée lui tenoient, que quand il alloit ils alloient, quand il arrestoit, il s’arestoient, & ainsi le feirent jusques à l’Isle de Nicocie.
Adonc le Mareschal, tousjours tendant au bien de la Chrestiemé, & à l’exaucement & accroissement de la foy, comme celuy qui desiroit la confusion & desadvancement des Sarrazins, se pensa d’un grand bien. C’est à sçavoir que si le dict Capitaine à tout son armée vouloit estre avec lui, & que tous d’un bon vouloir allassent courir sus aux mescreans, qu’ils estoient belle compaignée de bonnes gens pour leur faire une tres-grande envahie & grevance. Si manda par son messaigier bien emparlé & saige au Capitaine des dictes galées toute ceste chose, & comme c’estoit son intention que au cas, au plaisir de Dieu, il auroit paix avec le Roy de Cypre, son desir & volonté estoit de grever les ennemis de la foy quelque part que de leur courir sus verroit son point. Si luy sembloit ceste emprise bonne & belle, & honnorable, & que si au dict Capitaine plaisoit que à ceste besongne feussent ensemble, il feroit participant au preu & en l’honneur qui en istroit. Car il avait esperance que à l’aide de Dieu ils feroient belle & honnorable besongne, Le Capitaine respondit au messaiger que grand mercy rendoit moult de fois à Monseigneur le Gouverneur du bien & de l’honneur qu’il luy annonçoit & offroit, & que quand il seroit à Rhodes, où il alloit dedans deux ou trois jours, tellement luy en respondroit que il s’en tiendroit pour content.
Comment le Mareschal arriva à Rhodes.
Comment le Grand Maistre de Rhodes le receut, & le pria qu'il allast en Cypre pour traiter de paix.
A tant s’approcha de Rhodes le Mareschal, & quand le Grand Maistre du lieu qui est noisimé Messire Philebert de Nillac sceüt que il estoit près, adonc luy alla au devant à belle compaignée de Chevaliers & de bonne gent, & le receut tres-joyeulsement & à moult grand honneur. Et ainsi le mena en son chastel qui moult est bel & hault, assis au dessus de la ville; lequel il avoit faict bien & richement ordonner pour sa venue. Là mangerent ensemble, parlèrent de plusieurs choses, & de maintes adyentures & nouvelles. Et tost envoya ses messaigers au Mareschal le Capitaine des dictes galées des Venitiens, par lesquels il luy faisoit responce, que de ce que il l’a voit enhorté d’aller avec luy sur les Sarrasins, il n’avoit mie commission de la Seigneurie de Venise, sans laquelle il n’oseroit entreprendre de faire aulcune nouvelleté, l’en youlust tenir pour excuse, par aultre chose pour lors n’en pouvoit faire. Si n’en teint plus plaid le Mareschal. S’il est vray que quand le Seigneur de Chasteaumorant se partit de luy pour convoyer l’Empereur, comme dict est, il luy ordonna pour cause de croistre son armée que il luy amenast toutes les galées & galiotes que de la Seigneurie de Gennes & de tous leurs, alliez pourroit trouver. De laquelle chose toute diligence meit de ce accomplir, tant que plusieurs en eut assemblées. C’est à sçavoir une galée & une galiote du pays de Payre, & une galée & une galiote d’Ayne, une galée & une galiote de Methelin, & de Scio deux galées. Et à tout le dict navire veint à Rhodes devers le Mareschal qui là attendoit l’Ermite de la Faye que il avoit envoyé devers le Roy de Cypre, comme devant dict, pour sçavoir sa responce. Ne demeura pas moult que l’Ermite veint, & à brief parler rapporta que il n’avoit pu trouver le Roy de Cypre en nulle raison d’accord de paix, pour quelconque cause qu’il luy sceust avoir monstrée que il le deust faire.
Quand le Mareschal entendit ce, dit que puisque le Roy de Cypre ne se vouloit desister & oster de son tort, & venir à raison, que il ne faudroit mie à luy faire bonne guerre. Adonc feit tantost apprester son navire, & remonter ses chevaulx, & toute son armée mettre en ordonnance. Quand le grand Maistre de Rhodes, à qui moult pesoit pour le mal qui ensuivre en pourroit, que guerre y eust entre le Roy de Cypre & les Genevois, veid que c’estoit à bon, & que plus remede n’y avoit, requist moult le Mareschal que un don luy voulust donner, lequel l’octroya volontiers. Ce feut qu’il ne voulust mie aller descendre en Cypre jusques à tant que luy mesme eust esté parler au dict Roy de Cypre. Celle chose accorda le Mareschal. Si monta tantost; le Maistre de Rhodes fuy sa galée, & l’Ermite de la Faye avec luy, lequel feut monté sur la sienne, & encore la galée de Methelin avec eulx; & ainsi à trois galées allèrent devers le Roy de Cypre.
CHAPITRE XV.
Cy dit comment le Mareschal alla en Turquie devant une grosse cité que on nomme Lescandelour.
Quand le grand Maistre de Rhodes feut party pour aller en Cypre, comme dict est, le bon Mareschal qui estoit demeuré ne voulut mie tandis que le traicté se feroit perdre temps, ains pour la grande volonté qu’il avoit de nuire aux mescreans desira employer sa gent de faire aux dicts Sarrasins aucune envahie. Si se conseilla aux Chevaliers du pays & aux Genevois en quel lieu leur sembloit plus convenable d’aller faire guerre sur les ennemis de la foy. Si luy dirent que s’il alloit en Turquie devant un bel chastel & ville que on nomme Lescandelour[49], il pourrait faire celle part belle & honnorable conqueste, & aussi c’estoit son chemin en approchant vers Cypre. Adonc sans plus attendre feit ses galées ordonner. Si monta sus avec sa belle & noble compaignée de très-bons gens d’armes, tous de nom & d’eslite, & tres-desireux de bien besongner & d’accroistre leur renommée. De Rhodes se partit en belle ordonnance. Et comme il alloit par mer rencontrerent une grosse nave de Sarrasins, laquelle tantos ils combattent tant que elle fut prise, & grossement y gaignerent. Si alla tant par plusieurs journées qu’il arriva devant Lescandelour droict à un Dimanche, à l’heure de None.
Adonc preint à adviser la dicte ville, laquelle sied en partie sus la marine, & y a ume grosse tour qui garde le havre, & puis va s’estendant au hault d’une montaigne où sied au chef un fort & hault chastel qui garde la ville, laquelle est partie en deux parties, puis au bas est de l’autre costé la terre plaine venant sur la marine, où il y à moult beau pays & grands manoirs & jardinaiges. Adonc saillirent hors des nefs les bonnes gens d’armes par belle ordonnance, comme le saige Mareschal leur avoit ordonné. Et quand ils eurent gaigné terre, & feurent tous assemblez sur la plaine, adonc feit se Mareschal plusieurs Chevaliers nouveaux, dont d’aucuns me souvient des noms & non de tous. C’est à sçavoir le Barrois, le fils du Seigneur de la Choletiere qui nepveu estoit du dict Mareschal, le Seigneur de Chasteauneuf en Provence, Messire Menaut, Chacagnes, Messire Louys de Montigian qui y mourut, & grand nombre d’autres. Et y leverent bannieres plusieurs autres vaillans Chevaliers, & Escuyers, tous, de grande volonté de bien faire.
Si se trouvèrent sur ceste place huict cens Chevaliers & Escuyers tous duits à la guerre & gens de grande eslite, vaillans & renommez de nom & d’armes, & pouvaient estre en tout environ trois mille combatants, tous tres ardens & courageux de faire prouesses & vaillantises pour l’exaucement de la foy Chrestienne, & pour accroistre leurs renomées. Et entre eulx estoit le très vaillant Mareschal comme preux Chevetaine qui les mettoit en ordonnance, & par ses bons & çhevaleureux enhortemens les admonestoit qu’ils se portassent comme vaillans. Car il avoit esperance en Dieu, en nostre Dame, & en Sainct George, que ils feroient bonne journée. Ha qu’il faisoit bel veoir ceste belle compaignée, en laquelle estoient assemblées tant de bannieres de renommée, C’est à sçavoir la banniere de nostre Dame, celle du Mareschal, celle du Seigneur Dacher, celle du Seigneur de Chasteaumorant, celle du Seigneur de Chasteaubrun, nommé Messire Guillaume de Nillac, la banniere du Seigneur de Chasteauneuf, celle du Seigneur de Puyos, & autres que nommer ne sçay !
CHAPITRE XVI.
Cy dit comment le Mareschal assaillit Lesçandelour par belle ordonnance.
Le Mareschal ordonna son assault en trois parties, c’et à sçavoir commeit le vaillant Seigneur de Chasteaumorant à tout belle compaignée à combatre du costé de la marine; son Mareschal appellé Messire Louys de Culan à tout cent hommes d’armes, cent arbalestriers & cent varlets, meit pour garder un pas par où secours pouvoit venir en la ville, & luy avec le Seigneur de Chasteaubrun, & l’autre partie de ses gens, assaillirent du costé de la porte. Quand toute l’ordonnance feust faicte, qui feut comme à heure de None, adonc pour commencer l’assault, prirent trompettes à sonner si hault que tout en retentissoit.
Lors commencèrent à assaillir de toutes parts, & ceulx de dedans à eulx defendre par grand vigueur, & ainsi ne finirent de donner & de recepvoir des coups, tant qu’il y en eut de morts & de navrez grand foison d’un costé & d’autre. Moult trouva grand force & grand defence du costé de la marine le Seigneur de Chasteaumorant : car la tour qui gardoit le havre estoit fort garnie de trait & de gens d’armes qui moult bien la defendoient, & espoisssement lançoient à eulx. Mais vous veissiez nos gens comme preux, par grand vigueur, nonobstant toute defence, frapper contremont ces murs & dresser eschelles, & là estriver l’un contre l’autre à monter sus des premiers, & à qui mieulx mieulx s’alloient là esprouver. Si feut combatu en eschelle par grande hardiesse & moult vaillamment : mais trop feurent leurs eschelles courtes, pour laquelle cause conveint ainsi demeurer celle journée.
Le bon Messire Louys de Culan qui gardoit le pas, comme dict est, n’y travailla mie en vain. Car tant s’y peina à tout l’estendart du Mareschal, & la bonne compaignée qu’il avoit que nonobstant que il y eust fore combatu, & qu’il y trouvast qui bien luy deffendist, si gaigna-il le pas malgré tous les ennemis, dont il doibt grand honneur avoir ; car tant est celuy pas forte place, que le bon Roy de Cypre, qui autresfois à le prendre s’estoit travaillé, oncques n’en peut venir à chef. Si fut profitable la prise, car par ce eussent affamé la ville, si encores y feussent demeurez. Et ainsi dura çest assault, où assez eurent nos gens bien exploicté jusques à tant que la nuist veint qui les départit. Le lendemain derechef prirent à assaillir, & par deux fois l’assault donnèrent par moult grand fierté, & moult trouvèrent qui bien se défendit, mais toutesfois tant se peina le vaillant Chasteaumorant à toute sa gent que le havre à tout le bas de la ville feut prins, & entrerent au port malgré la deffence de la tour. Là estoient les boutiques des marchandises, que ils appellent magasins, bien garnies de toutes marchandises. Car moult est celle ville marchande. Tout prirent ce que emporter peurent, & au navire qui y estoit, c’est à sçavoir quatre fustes, deux galées, une galiote, & deux naves, boutèrent le feu, & tout ardirent.
CHAPITRE XVII.
Les escarmouches que faisoient tous les jours les gens du Mareschal aux Sarrasins & comment ils les desconfirent & chasserent.
Au temps que cette chose adveint, le Seigneur de Lescandelour avoit guerre contre un sien frere, & tenoit les champs à tout grand ost à cinq journées de là. Mais quand il oüit dire la venuë de nos gens, tantost veint vers eux, & tant s’approcha en intention de les combattre que veoir les peut. Mais la grande hardiefle & le maintien que il veid au vaillant Chevetaine, & en sa che- valeureuse compaignée, lui osta la hardiefle de venir lever le siege. Et pour ce se logea à demy mille de l’ost, & le contresiegea : car trop le redoubtoit. Mais toutesfois quand son point cuidoit veoir, venoit escarmoucher nos gens comme à costé. Mais à qui se venoit-il joüer ? car ils ne faillirent mie à estre bien receus. Si y avoit souvent grande & fiere escarmouche : mais tousjours y laissoient les Sarrasins ou plume, ou aisle, & bien y estoient batus. Le Mareschal desiroit moult les combatre, mais ils ne l’attendoient mie : ains s’enfuyoient, & s’alloient retirer & rafraichir és jardinaiges drus & espais qui coste la ville font. Il voulut moult trouver voye s’il eust peu de les faire saillir de là, & les attraper dehors. Pour laquelle chose s’advisa d’une telle cautele. Il ordonna que l’on tirast de nuict quatre-vingt chevaulx d’une nave, & iceux feit cacher dedans les tentes.
Quand ce veint au lendemain, le Mareschal feit aller à l’escarmouche une partie de ses gens, & leur ordonna que ils feissent semblant d’avoir peur, si fuissent, & tout de gré se laissassent rebouter. Et ils le feirent, & pareillement le soir devant l’avoient faict. Laquelle chose moult accreust le cœur aux Sarrasins, tellement qu’ils veindrent avec nos gens jusques à la banniere de nostre Dame, puis s’en retournerent. Mais pour la chaleur du Soleil qui hault estoit, s’allerent rebouter és dicts jardinaiges pour eulx refraischir, en intention de retourner à l’escarmouche après la chaleur du jour.
Quand le saige Mareschal les veid là fichez, & que ils n’entendoient que à eulx ventrouiller par l’herbe fresche és ombraiges; adonc feit tirer hors les dicts chevaulx & gens bien armez dessus, les lances és poings, & les ordonna en deux parties, dont il prit l’une avec foy, & l’autre commeit au Seigneur de Chasteaumorant, avec ce ordonna une bataille de gens de pied legerement armez, d’archers & de varlets. Et quand cest arroy eust tout faict, lequel il avoit de longue main bien appointé, adonc tout à coup alla d’une part environnant les dicts jardinaiges & Chasteaumorant de l’autre. Et les gens à pied se ficherent dedans si appertement, que les Sarrasins qui desarmez s’estoyent ne purent avoir espace de reprendre leurs harnois. Si se ficherent nos gens entre eulx, & tous les occirent de traict & à bonnes espées.
Adonc qui veid esbahis ceste chiennaille grand ris en peust avoir : car ils ne sçavoient se mectre en defenfe, ny n’osoient saillir dehors, pour ceulx à cheval que ils voyoient. Non pourtant se meirent plusieurs à la fuite, qui de nos gens furent receus aux pointes des lances. Et ainsi feurent tous occis, excepté aucuns qui à force de course de chevaulx eschappèrent, & se tapirent en quelques destours. Et par ce le Seigneur de Lescandelour à tout son ost feust si espouventé, pour la grande perte qu’il avoit faicte, & des plus grands & vaillans de sa compaignée, que il s’enfuit és montaignes, & depuis n’osa descendre, ne se monstrer vers nos gens. Et le preux & vaillant Mareschal, après celle desconfiture, rassembla ses gens, & ne voulut mie que longuement suivissent les fuitifs, ains meit les siens en belle ordonnance, & eu belle bataille : car il ne sçavoit si le Seigneur de Lescandelour rassembleroit sa gent pour luy revenir courir sus par grande ire & desdaing. Si se pourveut de deffence avisément, & avoit ainsi ordonné ses batailles. Il estoit en plains champs à tout une bataille, & le Seigneur de Chasteaumorant en une autre, pour secourir les aultres, si mestier en avoient. Et puis l’ost estoit à tout la banniere de nostre Dame, qui gardoit le pas de l’entrée de la ville. Et en ceste maniére & ordonnance attendit le Mareschal longue piece. Mais assez pouvoit attendre. Car les Sarrasins n’avoient intention ny volonté fors de fuir ; & ainsi se passa celle journée.
Le lendemain au matin le Mareschal ordonna une belle compaignée de gens d’armes' pour aller gaigner une montaigne où les Sarrasins s’estoyent retirez : mais si tost que les ennemis les sentirent venir, ils s’enfuirent d’autre part, &, se ficherent és bois. Adonc nos gens descendirent en la plaine, & gasterent tout le pays à l’environ, où y il avoit de moult beaux Palais, de grands manoirs, & beaux jardinaiges, par tout bouterent le feu, & tout allèrent gastant. Quand le Seigneur de Lescandelour veid que nos gens ne faisoient semblant de eulx desloger, il envoya ses messaigers devers le Mareschal, & luy manda en se complaignant, que moult estoit esmerveillé pourquoy il luy faisoit si grande guerre, veu que oncques il n’avoit porté dommaige à luy ne à nul des siens, ne mesmement aux Genevois, parquoy ils deussent ce faire, & que s’il luy plaisoit avoir paix; avec luy, que à tousjours mais feroit son amy, & aux Genevois aussi, en tout le service que il pourroit faire, & que il presentoit luy, la puissance, & Seigneurie, pour estre avec luy contre le Roy de Cypre, & contre qui il luy plairoit. Après ces nouvelles, le saige Mareschal, qui toutes choses desiroit faire au mieux, advisa que il ne sçavoit s’il auroit guerre au Roy de Cypre, & que s’il y avoit guerre, celle contrée estoit bonne & assez prés pour eulx refraischir, & pour avoir vivres. Si eut de ceste chose advis avec son Conseil, où il fut délibéré que le meilleur estoit de faire paix, puisque si humblement le requeroit. Et ainsi le feirent, & tantost: après le Mareschal, qui quatorze jours avoit demeuré au lieu, se retira à tout son ost en ses galées.
CHAPITRE XVIII.
Comment la paix fut faicte entre le Roy de Cypre & le Mareschal, & comment il voulut aller devant Alexandrie.
Quand le Mareschal se retira en ses galées, luy veindrent nouvelles que paix estoit faicte entre luy, les Genevois, & le Roy de Cypre si la maniére des convenances luy plaisoit. Si appella son Conseil, & feut veu que les conditions des dictes convenances estoyent toutes telles que ils demandoient. Si agrea la paix, de laquelle avoir fut assez joyeulx, afin de mettre à effect le bon desir qu’il avoit de porter dommaige aux mescreans, & fut son intention d’aller en Egypte devant Alexandrie. Adonc manda quérir tous ses patrons de naves & de galées. Si leur dict l’intention qu’il avoit, & ce qu’il voyoit à faire, si vouloit que partie du navire allast devant. Les dicts patrons luy respondirent que à partir de là pour prendre leur adresse tout droict en Alexandrie, le vent leur estoit trop contraire, parquoy ils ne pourroient nullement prendre le port d’Alexandrie : mais leur convenoit retourner à Rhodes, & de là prendre l’adresse du vent. De laquelle chose faire leur en donna le Mareschal licence. Et luy à tout ses galées s’en retourna vers Cypre, pour certifier & confirmer la paix, telle que le grand Maistre de Rhodes l’avoit bastie & faicte avec le Roy de Cypre.
Si alla tant qu’il arriva à un port de galées qui s’appelle Pandée, où le dict grand Maistre de Rhodes & le Conseil du Roy de Cypre l’attendoient. Et fut là jurée & confirmée la dicte paix. Et quand ce feut faict, par la priere du dict grand Maistre, & aussi des gens du Roy de Cypre, il alla plus oultre, où le Roy de Cypre & luy se trouvèrent ensemble. Et luy veint le dict Roy au devant, lequel le receut à tres-grand honneur & chere, & le mena en ses chasteaux & citez, où il avoit faict grand appareil pour sa venue. Si voulut donner de très-grands dons au Mareschal, & vingt-cinq mille ducats comptant. Mais il ne les voulut oncques prendre, ains l’en remercia grandement, en disant que il ne l’avoit point desservy, & qu’il n’en avoit pas besoin, car le Roy de France son souverain Seigneur luy donnoit assez. Mais s’il luy plaisoit l’aider de ses gens d’armès, & des souldoyers qu’il avoit en son pays, & de ses galées luy voulust prester, pour aller avec luy sur les mescreans, que ce prendroit-il volontiers, & grand gré luy en sçauroit. Et le Roy luu respondit que ce feroit-il volontiers. Si luy bailla deux de ses galées chargées de gens d’armes, combien que l’une s’enfuit ; car c’estoient coursaires. Là avoit esté le Mareschal quatre jours. Si ne voulut plus sejourner, adonc preint congé du Roy, & s’entre-donnerent de leurs joyaulx. Si entra à toute sa gent en ses galées, en intention d’aller droict en Alexandrie. Tost feurent en mer, mais n’eurent pas grandement erré, comme les mariniers tiroient à tourner environ l’isle de Cypre, pour tenir leur chemin en Alexandrie, après les naves que le Mareschal y avoit devant envoyées, qu’il commença un vent contraire si très-grand, que pour sens & puissance que mettre y sceussent ne pouyoient avant aller, combien que de tout leur pouvoir s’en efforçassent & estrivassent. Ne leur dura pas petit cest estrif, ains y feurent trois jours entiers, & si n'avoient mie à aller plus de six milles à estre en l’adresse du vent qui les conduisit droict en Alexandrie,
Quand les mariniers veirent que de toute leur puissance ne pouvaient avant aller, dirent au Mareschal que oncques en leur vie telle chose n’avoient veu, & quant estoit d’eulx ils pensoient que c’estoit miracle de Dieu, qui ne vouloit mie pour aulcun grand bien, ou pour le sauvement de luy & de ses gens, que il allast celle part : car selon qu’il leur sembloit ce vent n’estoit taillé de cesser d’un grand temps. Si eut en conseil que il laissast celle voye, & allast aultre part. Adonc eut advis d’aller en Syrie devant Tripoli, car là seroit ce voyage bel & bon, & si avoit en poupe vent propice. Si voulut là aller, non-obstant que les Genevois luy conseillassent de s’en retourner à Gennes, & disoient que il avoit assez faict. Mais ce ne voulut-il mie faire. Si alla tant que il arriva à Famagouste ; mais pqur celle fois gueres n’y arresta. Si prit là une galée, & le lendemain au matin arriva devant Tripoli.
CHAPITRE XIX.
Comment les Venitiens avoient faict sçavoir par les terres des Sarrasins que le Mareschal alloit sur eulx ; & comment le dict Mareschal alla devant Tripoli.
Or nous convient retourner à la narration que cy-devant ay dicte & representée de la haine couverte d’entre les Venitiens & les Genevois. Pour laquelle, comme devant est dict, par l’envie que avoient les dicts Venitiens contre les Genevois, moult se voulurent peiner s’ils eussent peu de desadvancer leur prosperité : mais que si cautement feust que on ne l’apperceust. Et par trouver voye de leur tollir leur bon Gouverneur, par le sens & valeur duquel montoit leur gloire de mieulx en mieulx, leur sembloit bien que plus grand meschef & desadvancement ne leur pouvoient faire. Mais toutesfois de leur courir fus ouvertement n’osoient, encores que ils feussent trop plus de gens. Et pout attaindre à leur intention, avoient cerché une aultre tres-saulfe voye, & par ce cuidoient mie faillir. Mais ce que Dieu garde est bien gardé. Car ils avoient envoyé leurs messaigers par toutes les terres des Sarrasins sur la marine de là environ, tant en Egypte, comme en Syrie, & par tout aultre part, pour annoncer & faire sçavoir la venue du Mareschal, & dire que ils feussent sur leur garde : car il alloit sur eulx à grand ost.
Et qu’il soit vray que la venue du Mareschal feirent sçavoir les Venitiens aux Sarrasins, feut certainement sceu, comme il fera cy-aprés dict, & comment ce fut. Si en paroissoient bien les enseignes là endroict, & autre part, que advisez en avoient esté, & de longue main. Car tout le port & le rivaige de Tripoli estoit couvert de Sarrasins, qui tous armez là l’attendoient à recevoir aux pointes des lances. Laquelle chose ne peult estre que là eust telle assemblée, si avant le coup n’en eussent esté advisez ! Car ils estoyent en moult bel arroy de combatre, par grands batailles à cheval & à pied. Et y avoit des gens du Tamburlan bien environ six cens chevaulx, armez & couverts tant richement de fin veloux & drap d’or, & de tous habillemens riches, que oncques homme nee veid en bataille ne en faict d’armes plus belle chose, & ceulx quidessus estoyent armez de beaux paremens, & monstroient semblant d’estre gens de grand vigueur, & avoir desir de combatre, & sembloient estre personnes de grand honneur & de grand estat.
Quand le preux & vaillant Mareschal veid celle assemblée, laquelle chose en piece n’eust penfé, feut moult esmerveillé : mais non mie pourtant esbahy ne espouvanté. Ains dict à visaige hardy que pourtant ne lairroit à descendre, à l’ayde de Dieu, nonobstant que son Conseil luy feist la chose moult doubteuse, pource que peu de gens estoyent contre tant de Sarrasins; mais il dict que pourtant ne lairroient. Adonc le Mareschal envoya Montjoye le Hérault par les galées dire à tous qu’ils s’appareillassent de descendre à terre par belle ordonnance, comme il leur avoit ordonné.
Après ce tantost & vistement feit le dict: Mareschal ferir des proues à terre. Si preindrent haultement trompettes à sonner, & les arbalestriers qui tous feurent rangez sur les galées, preindrent druëment à tirer pour faire retirer les Sarrasins, en forte que nos gens peussent arriver, Et semblablernent tiroient vers les nostres leurs archers mais leur trait ne feut mie pareil, ne de telle force. O Dieu ! comme on pouvoir là veoir bonne gent à l’espreuve, & comment l’effect de leurs hardis couraiges comme de lyons se demonstroit. Et vrayement dict l’on bien vray, selon Seigneur maisgnée duite. Car leur bon conduiseur par ses biensfaicts leur accroissoit le cœur, leur donnoit hardiesse, & leur ostoit toute peur. Adonc veissiez commencer dur estrif contre ceulx qui les premiers descendoient, & contre eulx venoient les Sarrasins pour defendre le port, & les repousser à pointes de lances. Mais là veid-on hardiment saillir ces gens d’armes en l’eaüe, & entrer jusques au col pour aider à leurs compaignons. Ha Dieu ! que on doibt bien priser, aimer & honnorer si noble gent, qui leurs, corps & leurs, vies exposent pour le bien de la Chrestienté, & bien doibt-on prier Dieu pour eulx & pour leurs semblables. Car quand ils font bons, & font leur debvoir, C’est le sauvemçnt d’un pays contre tous ennemis. Et certes on ne peult trop honnorer ne faire de bien à un vaillant homme d’armes; car moult en est le mestier perilleux. Et de tant que plus y a de peine & de difficulté, de tant en est-il plus digne de grand honneur & de grandes rémunération.
Ainsi comme vous voyez fut-là grand estrif : car les Sarrasins fort se deffendoient, & les Chrestiens par grand vigueur les assailloient. Si vous asseure que là peust-on veoir faire maintes belles armes, main à main, & rnaint tour de bataille. Et là veid-on qui feut hardy, & qui bien s’y esprouva, & qui prix d’armes deust avoir. Car n’y convenoit mie petite force au port gaigner contre telle defense, où estoyent bien six Sarrafins contre un Chrestien. Si y souffrirent moult nos gens, & moult en y eut de morts & de blessez. Et non pourtant la bonne fiance que ils avoient en Dieu, & nostre Dame, & la vaillantise & proüesse de leur bon conduiseur qui là n’estoit mie oiseux; ains estoit fiché és plus drus coups, & là faisoit tant d’armes comme homme plus faire peut, leur donnoit force & couraige. Pour laquelle chose, à l’ayde de Dieu, tant s’y peinerent, & tant y ferirent & travaillèrent, que malgré tous les Sarrasins preindrent terre, & gaignerent le port, & la force du trait des arbalestriers, & des canons qu’ils leur lançoient de dedans les galées, feit les Sarrasins retirer. Si se reculerent allez loing du port, & allerent prendre place pour donner la bataille.
CHAPITRE XX.
La belle ordonnance du Mareschal en ses batailles, & comment il desconfit les Sarrasins.
Adonc les Sarrasins arrengerent leurs gens en belle bataille, & en très-belle ordonnance. Les gens de cheval, comme j’ay dict dessus, se meirent deçà & delà és deux aisles de la bataille de pied : & là se teindrent de pied coy, le vaillant Mareschal de France feit un petit prendre haleine à ses gens; car ynoult avoient souffert de peine à gaigner le port. Si les feit boire un coup & eulx refraischir ; car grand chauld & puis les admonesta que ils feussent bonnes gens : car il avoit esperance en Dieu, & en la Vierge Marie, que ils auroient bonne journée. Si se meit en ordonnance, & en belle bataille. Et ainsi le petit pas tous joints & serrez ensemble, les lances sur les cols, allèrent vers les-Sarrasins qui au champ les attendaient.
Quand ils feurent approchez,trompettes preindrent à faire grand bruit : adonc commencea le trait grand & fier d’un costé & d’autre. Mais nos gens pour leur trait ne laisserent que ils ne leur allaient courir sus fierement, & de hardy couraige, par telle vertu que tous les Sarrasins espouventerent. Ha ! qu’est-ce que de vaillante gent ? Un en vault mille, & mille faillis n’en vaillent un bon. Et vrayement est- il bien vray ce que dict Valere en parlant du faict des Romains, que cinq cens bons hommes peuvent & suffisent, telle fois advient, contre dix mille. Et que petite quantité de bonne gent puisse forçoyer aulcunesfois contre grand foison, appert par ces vaillantes gens icy, par ce que il s’en ensuivit. Car dés l’assembler monstrerent-ils leur fierté, quand oncques ne s’esbahirent pour la quantité d’ennemis qu’ils voyoient contre eulx qui si peu de gens estoyent. Si coururent sus aux Sarrasins par grand vertu, & leur bon Duc & conduiseur estoit entre sa gent qui leur donnoit exemple de ce que faire debvoient, & les ennemis d’aultre part ne s’y faignoient. Si fut dure & aspre la bataille, où maints perdirent la vie de chascun costé. Mais trop avoient Sarrasins du pire : car la hardiesse & force de nos gens, & le grand trait des arbalestriers les abatoit morts druëment, & ainsi dura grand piece. Mais que vous dirois-je des armes que chascun feist, ne des coups que donna un chascun. Trop ma matière en essongneroye. Mais pour ramentevoir en bref, sans faillir tant bien & tant vaillammant le feist le preux Mareschal, que mieux ne peust.
Aussi feit le Grand Maistre de Rhodes, nommé Messire Philebert de Nouillac, Messire Remond de Lesture, Prieur de Thoulouze, Messire Pierre de Boffremont, Chevalier de Rhodes, & toute la compaignée du dict Grand Maistre. Si feit Chasteaumorant au cœur vaillant & fier, l’Ermite de la Faye, qui de voyage ne feut onc recréant, Messire Louys de Culan, Mareschal de l’ost, & maints autres bons & vaillans Chevaliers, dont pour cause de brieveté je tais les noms. Des Escuyers Tercelet de Cheles, Iean de Nenny, Richard Monteille, Guillaume de Tollegny, & Huguenin son frere, Guillemin de Labesse, le bastard de Rebergues, Iean Dony, Regnauld de Camberonne, le Barois, & plusieurs autres vaillans Escuyers, tous tant y feirent à la force de leurs bras, & à la vigueur de leurs couraiges, que à tousjours mais eulx & tous ceulx qui là de leur comaignée se trouvèrent, en doibvent à tousjours estre honnorez. Et à brief parler, l’effect de leur louange appert à l’œuvre : car ceulx qui n’estoient pas plus d’environ deux mille combatans, se trouvèrent en ceste bataille tenir pied & estail à plus de quinze mille Sarrasins. Voire par telle vertu, que nonobstant leurs beaux chevaulx richement parez, & ceulx qui dessus estoyent bien armez, qui estoyent en nombre bien sept cent, qui de toute leur force mie ne s’y faignirent de rompre nos gens, & leur bataille, si ne peurent-ils souffrir le fais tant du traict des arbalesttriers, comme des coups des bons Chrestiens ; ains leur conveint desplacer & se retirer, tant que petit à petit prirent à euls départir & laisser la bataille. Mais ce ne fut mie sans leur tres-grand dommaige, car moult en y eut de morts & d’affolez.
Et ainsi se départirent les Sarrasins qui partir peut; & nos gens moult ne les suivirent, ains se teindrent là tout coys. Et les ennemis, tant par force comme par cautele, s’esfloignerent de la marine : car ils cuiderent que les Chrestiens les suivissent, & penserent que quand ils seroient loing de leur navire, ils se mettroient entre eulx & le navire, & ainsi les enclorroient. Mais le saige Mareschal, à qui rien d’armes ne convenoit apprendre, fut tout advisé de leur cautele, pour ce ne les voulut fuivre. Mais ores oyez grande hardiesse de Chevalier, & courageuse volonté de vaillant Chevetaine.
Quand les Sarrasins furent essongnez, il meit derechef ses batailles en ordonnance, & defendit, sur peine de perdre la vie, que nul ne feust tant hardy de retourner en galée, ne de déguerpir la place. Si feit son navire tirer arriére, & dit que sans faillir il combatroit derechef les Sarrasins. De ce propos ne peut estre desmeu, nonobstant que plusieurs luy conseillassent que plus n’en feist : car assez y avoit acquis honneur, ce leur sembloit. Mais à ce ne voulut-il entendre. Si feut ordonnée son avantgarde, puis sa grosse bataille, après l’arriere-garde, & aux Chevetains bien commeit ce qu’ils debvoient faire, si les pria & enhorta de eulx y bien porter.
Quand les Sarrasins veirent le saige appareil, & la grande hardiesse du vaillant Chevetaine & de sa gent, ils doubtèrent, & grand semblant en feirent : car ils se partirent de là où ils estoyent, & allèrent prendre place coste les jardins de Tripoli, qui moult sont drus & espais, afin que si besoing eussent de fuir se fichassent dedans. Là ordonnèrent en leur bataille les gens à pied, & és deux aisles les gens de cheval. Le Mareschal envoya l’avant-garde premièrement assembler, & la conduisit Messire Louys de Culan son Mareschal, & il la suivoit de prés à tout sa bataille.
Quand ils feurent approchez des Sarrasins, de beau traict les saluérent, & au réciproque les Sarrasins eulx, & puis vistement les allèrent aflaillir, & iceulx fort se défendirent : mais nos gens de prés les requirent, & si fort les presserent que ils prirent à chanceler. Quand ceulx de cheval veirent .les leurs qui se prenoient à reculer, ils se départirent, & cuiderent venir enclorre la bataille du Mareschal, mais çeulx de l’arriere-garde par tel randon les prirent à servir de bon traict, que oncques enfoncer ne les peurent.
Adonc leur courut sus le fier Mareschal à tout sa bataille, & main à main prirent à combatre. Et là y eut assez d’hommes & chevaulx abatus, qui depuis ne releverent. Si feurent toutes les batailles assemblées, où il y eut fiere meslée, & des morts & des navrez largement de tous costez. Mais à quoy plus long compte vous en ferois-je ? A tant alla lJa chose, que plus n’eurent pouvoir les Sarrasins de tenir estail, ne de souffrir, & fuit les conveint pour garentir leurs vies. Si leur feirent les jardins bon mestier, esquels desconfits se ficherent ceulx qui eschapper peurent. Si guerpirent la place, & fuit qui peut : mais maint en y eut qui si prés feurent pris, qu’espace n’eurent de fuir : ains y laissèrent les vies, &: ainsi se cacherent là les fuitifs de la bataille & le demeurant des morts.
Le Mareschal qui ainsi les voyoit là fuir à garant, à peu qu’il n’enrageoit dont iceulx luy eschappoient, & tant estoit sur eulx acharné, qu’après eulx és jardins ficher se vouloit. Mais ceulx qui l’aimoient le prièrent pour Dieu que il ne le feist : car trop y sont les lieux divers & destoumez, parquoy s’ils y fichoient jamais pied, n’en retourneroit. Si s’arresta là, & se teint au champ grand piece pour attendre & veoir si de nulle part Sarrasins fauldroient pour le combatre, & si ceulx qui fuis estoient se rassembleroient : mais de ce n’avoient-ils garde, car nul n’en avoit vouloir. Et quand allez eut attendu, & que chascun luy disoit qu’il s’en retournast en son navire, & qu’il avoit eu belle fournée, s’en reveint en belle ordonnance l’avant-garde devant, & la bataille après, & puis l’arriere-garde. Et en tel arroy, & en louant Dieu se bouta en son navire
CHAPITRE XXI.
Cy dit comment on sceut certainement que les Venitiens avoient fait sçavoir aux Sarrasins la venue du Mareschal, & comment il print Botun & Barut.
Ne feut mie encores saoulé de grever les Sarrasins le vaillant Mareschal, quoy que on luy dist que à grand honneur retourner s’en pouvoit, car bien avoit exploicté. Mais de ce ne feut pas d’accord. Si se partit de Tripoli, comme dict est, & au partir de là il oüit nouvelles que une nave de Sarrasins estoit au chemin de Barut. Si commeit tantost pour y allée le Seigneur de Chasteaumorant, & avec luy de bons gens d’armes, à tout deux galées. Si allèrent tant que ils veinrent assembler aux Sarrasins, & si dur escrime leur livrèrent que tous les occirent, & prirent la nave : puis liés & joyeulx s’en retournerent. LeMareschal s’en alla à Botun, qui est une grosse ville champestre, qui tost feut pillée, & les Sarrasins qui y feurent trouvez tous mis à mort, & par tout mis le feu, & de là teint son chemin droict à Barut.
Et à revenir à ce que devant j’ay did, comment certainement on sceut que les Venitiens avoient notifié & faict sçavoir aux Sarrasins la venue du Mareschal, adveint que ainsi comme il approchoit la dicte ville de Barut, il veid partir du port un vaisseau appellé Gripperie, lequel s’en cuidoit fuir virement avant que le Mareschal arrivait, & ne pensoit que nul s’en donnast garde : & pour mieulx cuider eschapper sans que on l’apperceust, prit le large de la mer, & fuyant s’en alloit. Mais le Mareschal qui l’apperceut envoya après tantost une galée qui tost le prit. Si l’amena devers le Mareschal, lequel s’enquit quelles gens y avoit, & sceut que c’estoient Vénitiens. Si feit venir devant soy le principal de ce vaisseau, & moult l’interrogea tant par amour que par menaces pour quelle cause ainsi s’enfuyoit. Et à brief parler, quoy que il le celast au premier, tant feit le Mareschal, sans luy faire mal ne grief, que il confessa & recogneut que sans faillir il n’avoit cessé d’aller par mer par grande diligence, pour annoncer en toutes les terres & contrées des Sarrasins de là environ, C’est à sçavoir de Syrie & d’Egypte, & de ces marches, la venue du Mareschal, & qu’il s’apprestassent contre luy : car il leur venoit courir sus à grande armée, & que ce avoit-il annoncé à Barut, & par tout aultre part. Si passoit par là pour veoir comment ils avoient exploité. Ceste chose racompta iceluy au Mareschal, & ce luy tesmoignerent ses compaignons, & que à ce faire estoyentcommis.de par la Seigueurie de Venise.
De ceste très-grande mauvaistié, laquelle, jamais n’eust cuidé, feut moult esmerveillé le Mareschal, & feut en grande délibération, si ceulx qui venoient de bastir ce mauvais œuvre il feroit lancer en la mer. Toutesfois délibéra que non; car ils luy avoient racompté debonnairement, & aussi le meffaict n’estoit mie si grand à eulx comme à ceulx qui envoyé les y avoient. Si ouvra adonc de la tres-grande franchise de son noble cœur, comme celuy qui n’en daigna faire compte, & les laissa aller. Laquelle chose peu d’autres eussent faict rmais ne vouloit nullement que par luy ne à son occasion fut meu débat entre les Venitiens & les Genevois. Si teint son chemin droict à Barut. Mais, si tost ne fut, arrivé, que bien s’apperceut de l’ouvraige que les Venitiens avaient basty : car devant luy voyoit tout le.port couvert de Sarrasins arrangez en bataille, pour luy defendre le saillir hors. Mais de ce n’eurent-ils mie le pouvoir : car tantost le hardy combatant comme lyon feit de grand randon ferir de proüe en terre, & les arbalestriers tirer druement à celle chiennaille qui là brayoient comme enragez, & si bien les servirent de traict que plusieurs en lardèrent. Si leur conveint se retirer malgré leurs dents, & les nostres saillirent hors encouragez de leur courir sus par grande vertu.
Mais quand les Sarrasins veirent leur ordonnance, ne les oserent attendre, ains s’enfuirent, & tous nos gens feurent là tous ordonnez pour donner la bataille : mais ne trouvèrent à qui parler. Si alla le Mareschal devant Barut, & feit assaillir la ville par telle force que les Sarrasins qui dedans estoyent feurent espouvantez, & que plusieurs d’eulx s’enfuirent par autre costé; & ceulx qui dedans demeurerent la défendirent de tout leur pouvoir. Toutesfois à la fin par force feut prise, & mis à l’espée les Sarrasins qu’ils y trouvèrent, & tout fouragé & pillé ce qu’il y avoit : mais gueres n’y trouvèrent, pource que advisez en avoient esté, parquoy la ville estoit vuide de tous biens & de toute marchandise, que ils avoient retirez & mussez és bois & és montaignes, comme il feut rapporté au Mareschal. Si feit le feu bouter par tout, & au navire qui estoit au port, & ce faict se retira en ses galées.
CHAPITRE XXIX
Cy dit comment le Mareschal alla au devant Sayete, & la grande hardiesse & vaillance de luy contre les Sarrasins.
Apres ce se partit de Barut le Mareschal, & teint son chemin en Egypte pour aller devant Sayete, en intention de la prendre s’il eust peu. Et quand il feut approché du port tout ainsi que és autres lieux, avoit fait le trouva bien fourny de Sarrasins, qui en belle bataille l’attendoient : mais n’estoient mie en petite quantité ; car plus de douze mille en y avoit tant à pied que à cheval. Mais de ce ne feit cas le saige Mareschal, qui sa fiance avoit toute en Dieu ains; feit ferir en terre, & saluer les Sarrasins de bons viretons & de bombardes, si souvent & menu, que oncques ne trouvèrent si mortelle rencontre. Si en y eut là tant de morts, que tout le gravier en feut couvert. Et tant estoyent iceulx de grande volonté contre nos gens, que trop envis se desplaçoient. Mais toutesfors force leur feut de fuir, ou mal eust esté pour leurs peaulx. Car si là se feussent longuement tenus, leur troupeau feust de-moult appetissé. Si leur conveint reculer à toutes fins.
Nos gens ne dormirent mie, ains saillirent contre eulx par grande-hardiesse à qui mieulx mieulx, & comme- sangliers se fichoient en la marine jusques au ventre pour leur courir sus. Et feut tout le premier qui y faillit le bon Escuyer lean de Ony cy dessus nommé, qui par son bien faire bon exemple donna aux autres, & les Sarrasins qui grand couraige avoient contre eulx se travailloient de les repouffer. Mais oyez la grande fortune contre nos gens, qui leur doibt tourner à grand los & pris. Car droict à celle heure se leva un vent si grand & si contraire qu’il n’estoit mie en la puissance de eulx que toutes les galées peussent arriver, ne tout le navire, pour aller aider à ceulx qui combattoient : dont les combatans eurent grand honneur. Parquoy telle fois estoit que la grand presse & quantité des Sarrasins si fort les chargeoit, que à peu leur couvenoit rentrer en la marine. Mais adonc revenoit à grand tas le traict des galées de bombardes & de viretons, qui abatoient à tas les plus huppez.
Ainsi dura cet estrif par longue piece. Mais que vous en dirois-je ? A la parfin tant vaillamment s’y portèrent nos gens & tant bien le feirent, que à très-grand peine le port prirent, mais avant moult y souffrirent. Ha quel honneur à une poignée de gens, qui n’estoient pas plus de cinq cent contre telle multitude ! Le vaillant Chevalier Leonidas à tout trois cent Chevaliers sans plus deffeit l’ost de Xerxes le grand Roy de Perse, quand il le preit à despourveu en ses pavillons. Car jamais n’eust pensé que iceluy Leonidas à si peu de gens eust eu telle hardiesse, & les Historiens ën font grand compte & à bon droict. Mais pourquoy ne dirons-nous abysme de hardiesse & de prouesse estre en celuy vaillant Mareschal & en sa noble compaignée, qui ne prit pas les Sarrasins despourveus en leurs pavillons ; mais luy feut trouvé despourveu de gent, mais non pas de force & de hardiesse, contre si grande multitude de gent, voire en tel faict comme de prendre port si mal à son advantaige : & toutesfois il vainquit, & si il ne pouvoit avoir secours des siens, car la mer deveint si grosse que les galées ne pouvoient approcher de terre, comme dict est.
Mais ores oyez derechef la vigueur de la tres-grande hardiesse de son couraige, lequel ne s’espouventa pas de se trouver avec si peu de gent contre tant d’ennemis, ains tout ainsi que si ils eustent esté dix mille, alla prendre place en plaine terre devant la bataille des Sarrasins, qui s’estoyent retirez de la marine tous arrangez comme pour combatre, mais si près d’eulx s’alla mettre, que les Sarrasins tiroient de belle visée de leurs arcs dedans la bataille de nos gens. Et ainsi demeura en celle place de pied coy en despit d’eulx l’espace de cinq heures, en attendant que la mer fut accoisée, & qu’il eut toute sa gent, afin de combatre les dicts Sarrasins, & assaillir la ville, ainsi qu’il avoit proposé ; dont moult estoit troublé de l’empeschement que le vent faisoit à arriver son navire : mais nonobstant toutes ces choses-là, se tenoit de tel semblant que oncques Sarrasins n’oserent venir contre luy de plain eslans. Et plusieurs fois s’essayerent de rompre la bataille au front de devant, & aucunes fois aux bouts & aux costez; mais pour la tres-belle & saige ordonnance que le Mareschal tenoit, tant en arbalestriers qui estoyent environ deux cent, & és gens d’armes qui .gueres plus n’estoyent, qui tous se tenoient joincts & serrez ensemble comme un mur, n’eurent oncques les Sarrasins la hardiesse de venir enfoncer, & tant comme ils en approchoient c’estoit à leur grande confusion ; car maints en y eut d’occis & d’affolez du traict & du ject des lances. Et ainsi comme vous oyez le Mareschal se teint là tant que ja approchoit la nuict. Et quand il veid que la mer ne s’appaisoit point, parquoy il peust avoir sa gent, dont moult grandement luy pesa d’ainsi faillir à par fournir son intention, en partit en tres-belle ordonnance, & rentra en son navire. Et jugez entre vous qui ce oyez, si il doibt de ceste valeur & grande hardiesse grand honneur avoir, d’oser tenir pied contre tant d’ennemis, pour le semblant duquel & fiere contenance, & la grande resolution dont ils le voyoient, nonostbant que ils feussent en grand nombre, les espouvantoit, & ostoit cœur & hardiesse. Mais il n’est pas de doubte que si aulcun signe de recreandise ou de peur y eussent veu, luy eussent couru sus, ne jamais pied n’en feust eschappé.
CHAPITRE XIII.
Cy dit comment le Mareschal alla devant la Liche, & les embusches que les Sarrasins avoient faites pour le surprendre.
Le Mareschal se partit adonc, & tant erra par mer, nonobstant le grand vent qu’il faisoit, qu’il veint devant une grosse ville qui sied comme à une lieue de la mer, nommée la Liche : mais quand il veint devant le port, ne trouva pas en sa compaignée le quart de ses galées : car le vent qu’il avoit faict la nuict les avoit esloignées & separées les unes des autres, & desvoyées de leur chemin : & pour les grands feux que les Sarrasins faisoient sur la marine en faisant grand guet, ne pouvoient choisir l’adresse des galées qui devant alloient. Si demeura là tout le jour le Mareschal, & ne vouloir descendre sans tous ses gens; car grande partie de ceux qu’il avoit avec luy estoient malades & blessez ; & y feut jusques à basses Vespres, en attendant son navire, dont moult luy ennuyoit, car il ne voyoit mie sur le port plus de trois mille Sarrasins, & d’eulx cuidoit-il bien venir à chef.
Et adonc arriva son navire : mais il estoit trop tard pour descendre. Ha Dieu, comment est yray le Proverbe qui dict, ce que Dieu garde est bien gardé, & l’Escriture saincte qui dict, si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? car manifestement on peult voir en ceste occasion que Dieu vouloit garder le Mareschal comme son cher serviteur, & sa compaignée aussi, par ce qui a apparu ainsi, comme compter orrez. Le Mareschal, qui avoit esperance le lendemain au matin besongner, feit mettre en une galée Messire Iean d’Outremarin Genevois, & Messire Choleton, pour bien adviser deux tours qui siéent sur le port de Liche, en espoir de les assaillir le lendemain, & se retira un peu loing, comme Dieu de sa grace l’en advisa.
Quand les Sarrasins veirent qu’il se retiroit, ils cuiderent que il se departist, adonc manifestement descouvrirent leur embusche, & jaillirent hors de deux parts. C’est à sçavoir de derriere une montaigne & d’un bois, qui estoit entre la ville & le port, bien trente mille Sarrasins, & à pied & à cheval, qui tous veinrent sur la marine crians & brayans comme diables d’enfer. Et quand le Mareschal & sa compaignée les veirent en telle quantité, louerent nostre Seigneur de la grâce que il leur avoit faicte dont l’aventure estoit advenue, parquoy le jour n’estoient descendus, & le reputerent comme à miracle de nostre Seigneur qui de sa grâce les avoit voulu sauver.
CHAPITRE XXIV.
Comment le Mareschal, pour ce que ja se tiroit vers l’Hiver, s'en voulut retourner à Gennes.
De la Liche se partit le Mareschal, car bien veid que impossible seroit à si peu de gens qu’il avoit de forçoyer tant d’ennemis, veu que encores moult estoyent les siens faibles, & que moult en y avoit de malades & blessez. Si s’en retourna derechef en Cypre à Famagouste, pour laquelle cité avoit esté le débat d’entre le Roy de Cypre & des Genevoi, comme dict est, ausquels elle demeura paisiblement. Et pour ce feut necessité qu’il la visitast. Si oüit de leurs causes & questions, & détermina de leurs querelles au mieulx qu’il peurt, selon le temps qu’il y arresta, qui ne fut pas plus de huict ou dix jours. Si establit Officiers, & leur donna ordonnances de gouverner, & bien leur chargea que bonne justice feissent. Puis veint à Rhodes, où le grand Maistre du dict lieu moult l’honnora & festoya, & là sejourna environ dix ou douze jours. En celuy espace de temps que il sejourna, il ordonna que trois de ses naves feussent apprestées, & là dessus feit monter tous les malades & blessez de sa compaignée, dont y en avoit grand foison, tant Chevaliers & Escuyers s comme arbalestriers, varlets, & mariniers. Tant que pour la grande quantité des dicts malades conveint que le Mareschal reteint petite compaignée pour luy. Car il meit le plus de ses gens d’armes sur les dictes trois naves, pour les conduire & gouverner. Si estoit demeuré si mal armé, que avec ce qu’il avoit peu de gens, à peine avoit-il de douze à quatorze cent arbalestriers.
Des dictes trois naves les deux se partirent aussi tost comme luy, dont il ne se peut ayder & l’autre sejourna à Rhodes un mois, & puis à son retour périt en Sicile, dont dommaige feut & pitié, pour les bonnes gens qui dessus estoyent. Et ainsi se partit le Mareschal du dict grand Maistre, & par le conseil de ses gens qui moult l’en admonestoient, délibéra de s’en retourner à Gennes, sans plus faire pour celle saison. Car ja tiroit vers le temps que la mer souvent s’engrosse, pour cause de la mutation des vents, c’est à sçavoir de l’hyver. Si se meit en mer à si petitecompaignée commedict est. Tant alla sans mal, ne sans encombrier, que il veint jusques en la Morée. Et quand il feut là venu, cuidant paisiblement s’en venir le demeurant de son chemin, quand il feut au port, que on dit le cap Sainct Ange, adonc luy veinrent deux des naves qu’il avoit laissées à Rhodes, moult bien garnies de bonnes gens d’armes & d’arbalestriers à grand foison, desquels il ne preit nuls, pour ce que il n’esperoit point en avoir à faire.
CHAPITRE XXV.
Comment les Vemtiens, pour avoir achoison de faire ce qu'ils feirent après, se alloient plaignans du Mareschal de la prise de Barut.
Or me convient derechef tourner au faict & à la matiere des Venitiens, pour conclure & terminer ce que j’ay dict devant, C’est à sçavoir en quelle maniére creva l’enflure de l’envie portée en leurs couraiges ja par long temps, & le venin qui en saillit laid & abominable. Quand les Vénitiens veirent que tout ce qu’ils avoient basty vers les Sarrasins contre le Mareschal ne leur avoit rien valu, déterminèrent entre eulx, que comment qu’il feust, tandis que ils avoient lieu & commodité, s’ils pouvoient viendraient à leur intention. Car s’il arrivoit à Gennes, à peine jamais y aviendroient si d’adventure n’estoit que si à point le trouvassent, veu que il estoit moult petitement accompaigné, parce qu’il avoit envoyé grande partie des galées & du navire de son armée, & que il n’avoit soupçon de nul encombrier, & de tout se prenoient-ils moult bien garde, comme ceulx qui autre chose ne guetoient que de sçavoir tout son dessein, pour leur poinct mieulx adviser. Mais par cautele, pour plus couvrir leur mussee volonté, voulurent trouver aulcune achoison & couleur de cause raisonnable, & vont semer voix & paroles par maniére de plaintes à plusieurs gens, que ils voyoient bien que le Mareschal vouloit prendre débat à eulx, & que bien leur avoit monstré en la prise de Barut, auquel lieu leur avoit fait trop grand dommaige en leurs marchandises à grand foison que là avoient, & sans leur faire à sçavoir l’allée : de laquelle chose se tenoient mal contents d’ainsi estre desrobez & pillez, & le leur avoir perdu. Tant allèrent ces paroles, que par aucuns des amis & bienveuillans du Mareschal luy furent rapportées là où il estoit en la Morée, & que bon feroit qu’il se gardast d’eulx : car il estoit à doubter que ils ne l’aimoient mie. De ceste chose feut moult esmerveillé le Mareschal, si respondit que il ne pouvoit nullement croire ne penser que ce feust vray que ils lui voulurent mal, ne que ils se plaignissent de luy ; Car oncques en sa vie ne leur avoit meffaict; ains les avoit traictez en tous lieux où trouvez les avoit, aussi amiablement ou plus comme les propres Genevois, comme ceulx que il reputoit ses amis, & aussi pour tousjours tenir & nourrir paix entre eulx & les Genevois, & que aussi les Vénitiens par tout où ils le trouvoient luy monstroyent tant de signes d’amour qu’il s’en tenoit tres-tenu à eulx. Et quant du faict de Barut, ne pouvoit croire que malcontents s’en teinssent ; Car ils sçavoient bien que plus d’un an devant il avoit envoyé defier le Souldan, pource qu’il avoit pris des marchans Genevois qui estoient au Kaire, à Damas, & en Alexandrie, & les avoit rançonnez contre son saufconduit. Laquelle chose il avoit mandée aux dicts Venitiens, & faict sçavoir, afin qu’ils tirassent leurs biens & marchandises hors du pays, bien dix mois avant que il partit de Gennes. Et que ce ne pouvoit estre que ils eussent de leurs marchandises en la dicte ville de Barut car toute la trouvèrent vuide. Et d’autre part, tant comme il y fut, ne devant, ne après, ne trouva Venitien, ne autre de par eulx qui luy notifiast ne dist que il y eust rien du leur. Car s’il eust sceu que ils y eussent rien eu, ne mesmement aux Chrestiens, ja à leurs choses n’eust souffert toucher. Car pour grever Chrestiens n’estoit mie allé : mais seulement aux ennemis de la foy. Et encores s’il estoit ainsi que ils s’en teinssent mal contents, & ils luy faisoient à sçavoir que és choses prises il y eut eu du leur, sans faillir tout leur feroit rendre, & icelle response leur feroit si aulcune clameur ou plainte luy en venoit, de laquelle chose encores de leur part n’avoit ouy nouvelles. Et quand est que il eut volonté de prendre débat à eulx, ou que eulx se voulussent prendre à luy, s’il en eust eu quelque pensée, il n’eust pas renvoyé quatre de ses galées & galiotes de son armée, veu que ses gens estoyent tous foibles encores, & que moult il avoit perdu de ses arbalestriers. Si ne faisoit mie semblant de vouloir nul grever, ne que il eust doubte aussi que nul ne le grevast. Car s’il l’eust pensé, aultrement se feust garny. Car bien en avoit eu le temps & commodité : mais s’en alloit son chemin simplement, comme celuy qui à nul ne vouloit nuire, & pensoit semblablement que nul nuire ne luy vouloit.
Ces choses respondit le Mareschal à ceulx qui luy en parloient. Et tantost arriva au port que on dict le port des Cailles, & là veint coucher. Si adveint en celle nuict un peu avant le jour, que il arriva un petit vaisseau que on nomme Brigantin, & estoit Vénitien, & cuidoient ceulx qui dedans estoient que ce feussent les galées des Venitiens. Car elles n’estoient pas loing de là, comme oüir pourrez. Celuy apportoit plusieurs lettres de par les Venitiens au Capitaine de leurs galées, & à autres de sa compaignée, & feurent ces lectres par ignorance baillées és mains du patron des galées du Mareschal, lès cuidant celuy auquel elles avoient esté recommandées bailler en la main du Capitaine Vénitien. Mais quand il s’advisa & apperceut que il n’estoit pas là où il cuidoit, si feut tant esbahy que il ne sçavoit que dire, ne que faire. Quand le patron le veid esbahy, il luy demanda où il cuidoit estre : il dit que aux galées des Venitiens : mais il voyoid bien que non estoit. Et adonc le dist patron porta les lettres & mena le messaiger au Mareschal, lequel un petit l’interrogea ; mais quand il le veid tant espouvanté, adonc de sa très-grande libéralité, noblesse de cœur & franchise, & afin que les Vénitiens ne peussent trouver nulle cause de eulx plaindre de luy, luy dist débonnairement : Mon amy, n’ayez doubte, vous estes entre vos amis, & r’aurez vos lentes toutes telles que les avez baillé. Adonc les luy rendit toutes telles que elles estoyent liées en un fardeau, & luy dit que s’il luy failloit rien que il le dist, & que il le recommandast au Capitaine & à sa compaignée, & ainsi s’en partit.
Quand il feut jour, le Mareschal se remeit en son chemin, & celle journée ne trouva advanture qui face à compter. Si veint gesir devant la ville de Modon, de coste une Isle qui est appellée l’Isle de Sapience. Quand il feut là, il feit jetter le fer, & ancrer celle part. Tantost que ce feust faict, veint une epie des Venitiens en une barque où il y avoit cinq ou six hommes, lesquels pour sçavoir la route du Mareschal, & veoir s’il se doubtoit de rien, & en quel arroy il estoit, demandèrent quelles gens c’estoyent. Et il leur feut res pondu que c’estoit le Mareschal & les Genevois, & l’on leur demanda des nouvelles, & s’ils vouloient aulcune chose que le Mareschal peust, ils dirent que grand mercy, & que nulles nouvelles ne sçavoient. Si les feit-on boire, & à tant se partirent.
CHAPITRE XXVI.
Comment les Vénitiens assailirent le Mareschal, & la fiere bataille qui y feut. Et comment le champ & la victoire luy en demeura.
Le Dimanche septiesme jour d’Octobre, bien matin se partit le Mareschal du port de Sapience devant Modon, & se meit en voye pour tenir son chemin droict à Gennes. Mais ores estoit temps que plus ne feust cachée, la felonne volonté des Vénitiens, qu’ils avoyent tant gardée celément. Or leur semble veoir temps & lieu de la mettre à effect, Car assez despourveu le pouvoient prendre, & eulx au contraire estoyent bien garnis, & de leur faict advisez. Si n’eust pas le Mareschal erré environ deux milles, quand il veid partir de derriere l’Isle de Sapience le Capitaine des Venitiens accompaigné de onze galées, lequel alla tout droict à Modon, & là preit deux grosses galées de marchandises qui estoyent dedans le port, toutes-chargées de gens d’armes jusques au nombre de mille hommes, & avec ce bien dix-huict ou vingt vaisseaux tous chargez de gens d’armes & d’arbalestriers : & à tout cela & leurs onze galées que auparavant avoyent tres bien armées & chargées de gens d’armes & d’arbalestriers, après le Mareschal tirerent tant comme ils peuvent : & feurent mis en très- belle ordonnance, comme pour donner la bataille. Et avec ce par terre faisoient aller selon la marine grande foison de gens d’armes à pied & à cheval, afin que le Mareschal & sa compaignée ne peussent eschapper par nulle voye, au cas que par peur ou par quelque advanture pour se sauver vers terre se retirast. Le Mareschal qui voyoid de loing toute celle ordonnance, n’avoit pourtant contre eulx nul soupçon, ains cuidoit que ils se départissent en telle forme du pays de delà, pour eulx en venir droict à Venise, Car jamais n’eust peu penser que sans le desier, qu luy faire à sçavoir, luy veinssent par telle voye courir sus & l’assaillir. Si exploicterent tant leur erre les Vénitiens, que en peu d’heures feurent moult approchez.
Adonc les gens du Mareschal qui en tel arroy venir les veirent, luy dirent que sans faillir les Vénitiens venoient contre eulx en trop rnauvaise contenance d’amis : car ils estoyent tres-grand nombre de gens armez; en toute ordonnance de bataille, les arbalestriers tous prests de tirer, & les gens d’armes les lances droictes, & toutes choses apprestées comme il appartient pour assembler & pour combatre. Et pour Dieu qu’il y advisast, si que de son opinion ne feust mie deceu, par quoy se trouvast surpris desarmé & despourveu.
Quand le Mareschal veid la maniére, & que ç!estoit à certes, adonc n’eut-il en luy que couroucer. Si feit hastivement ses geng armer, si peu qu’il en avoit, car mal en esloit garny. Et trop luy pesoit de ce que deux jours devant avoit congedié deux des naves de son armée toutes chargées de gens d'armes & d’arbalestriers, & s’il eust cuidé ceste advanture bien s’en feust gardé, mais jamais ne l’eust pensé. Et à tout ce avoyent bien pris garde les Vénitiens, & pource le surprirent à leur advantaige. Si meit ses gens tantost en ordonnance, & ses arbalestriers, si peu qu’ils estoyent, & tantost feit tourner vers les Venitiens les proues de ses galées, & tout appareiller pour assembler, si besoing estoit. Toutesfois il feit expresse defence que nul ne feist semblant de tirer à eulx bombarde, ne autre traict. Car encores ne pouvoit du tout croire que en mauvaise intention contre luy veinssent, & ne sçavoit si ils venoient pour parler à luy pour aucune restitution du faict de Barut, si comme on luy avoit dict que ils s’en tenoient mal contents, ou pour autre chose, si ne voulait nullement contre eulx commencer débat.
Quand ils feurent assez approchez, adonc s’arresterent tout coys, pour eulx du tout mettre en arroy de combatre, comme il assiert en mer, & leurs voisles prirent à ployer a ce que elles ne leur nuisissent : & à toutes leurs choses bien appointer. Semblablement estoit arresté le Mareschal avec tous les siens, pour les mettre en arroy tout au mieulx que faire se pouvoit. Et adonc veid bien que c’estoit à certes. Si pria moult & enhorta ses gens que ils se defendissent vigoureusement. Car il avoit esperance en Dieu que ainsi comme autresfois leur avoit aydé, à ce befoing ne leur fauldroit point, & ainsi le manda en toutes ses galées.
Quand les Venitiens feurent bien mis en arroy, adonc prirent à naviger à effort tant comme ils peurent vers le Mareschal, & luy qui oncques ne s’esbahit, semblablement veint de randon vers eulx. Si s’escriérent iceulx Venitiens, en disant Bataille, Bataille, & avec ce saluérent les nostres de bonnes bombardes, & commencèrent les premiers. Mais nos gens ne leur gauchirent mie, ains lancerent vers eulx de bombardes de traict sans nulle espargne. Si preirent à approcher, ainsi tirans les uns aux autres si druëment que plus ne pouvoit estre, tant que si prés feurent que ils veinrent au pousser des lances, & que les galées s’entre-joignirent. Lors commença la bataille dure & aspre, & mortelle, & à bonne lance les uns contre les autres, dont maints y perdirent 1a vie.'
Apres les lances s’entrecoururent sus main à main à dagues, & à haches & espées. Et là veissiez nos gens fort envahis & durement assaillis : mais leur grand vaillance qui autresfois & en tant de lieux s’estoit grandement demonstrée, ne fut mie adonc amortie; ains tant vigoureusement se défendirent, que oncques gens mieulx ne le feirent. Si n’estoit mie le jeu esgal quant à la quantité de gens ; car pour un quatre y en eut des ennemis, & presques le double de navire. Si eurent les nostres moult à souffrir pour la foison de gens d'armes & traict qui feut contre eulx. Mais comme ils se combatoient par grand vertu, ce n’estoit merveilles s’il y en eut moult d’occis & de navrez, & maints en verserent le jour en la marine nouer tous armez avec les poissons, Et les veissiez saillir apertement, & courir par grand vertu aux galées & au navire de leurs adversaires, nonobstant que moult les grevassent les deux grosses galées qui les surmontoient de haulteur, qui trop leur nuisoit. Mais ire & desdaing de ce que se voyaient ainsi surpris acccroissoient leurs forces & leurs couraiges, parquoy à merveilles s’advanturerent pour eulx venger, si faisoient là merveilles de leurs corps. Helas ! & si esgaulx feussent de nombre, comme tost feust la chose par eulx expediée : mais trop estoit grande l’assemblée de leurs ennemis, & y ayoit moult bons gens d’armes souldoyers. Car les Venitiens qui bien congnoissoient là vaillance & prouesse du Mareschal & de sa compaignée, avoient pris gens d’eslite, tous les meilleurs que siner peussent.
Longuement dura celle bataille par la vigueur de nos gens, que les autres taschoient à desconfire : mais il ne leur feut mie leger à faire; car trop y trouvèrent grande resistance. Si feurent toutes les galées entremeslées, qui main à main se combatirent si durement, que grande cruaulté estoit de veoir deux parties qui oncques meffaict n’avoient les uns aux autres, que telle occision feust entre eulx. Car aussi mortellement s’entre-envahissoient, comme si ce feust pour la vengeance de pere ou de mere morts, ou de perte perpetuelle. Et le tout par l’iniquité & l’envie de l’une des parties, comme dict est. Ha faulse envie, que tu as basty de males œuvres, & maints as livré à honte ! Mais ce ne feras-tu mie de ce vaillant Mareschal pour ceste fois, ne jamais, si Dieu plaist. Car Dieu l’a en sa garde. Entre les aultres que vous diroye du dict preux combatant, & de ceulx de la galée où son corps estoit, qui fut accouplée à celle du Capitaine des Vénitiens ? Car Dieu sçait comment luy & les siens vaillamment le feirent. Luy pour conforter ses bons combatans, & eulx par son exemple, & pour garder & defendre leur bon Chevetaine & Seigneur. Ce n’estoit sinon merveilles à veoir, & leurs ennemis aussi moult les requeroient. Car comme dict est, gens estoyent en armes tres-esleus & esprouvez : mais nonobstant ce, ceulx de la dicte galée du Mareschal, comme loups affamez; ou enragez, sailloient en celle du Capitaine si druëment, & couraient parmy, faisans les traces de leurs coups, que si tost n’eust esté secouruë moult petit eust eu de durée. Mais les dictes deux galées grandes & haultes qui aux deux lez la targerent, feirent au Mareschal & aux siens trop d’encombrier. Car de là sus lançoient les ennemis à eulx qui moult en occirent. Et à brief parler, à quoy plus long compte vous tiendroye ? Bien l’espace de quatre heures dura ceste meslée, qui moult est grand merveille comment ce peut estre que tant durast.
Ainsi comme oüir pouvez feut moult dure ceste bataille, où le Mareschal & sa gent si vaillamment se portèrent, comme dict est, que enfin le champ leur demeura. Mais à dire toutes les vaillantises que chascun endroict soy y feist, long ferait; à racompter. Et pour l’honneur d’eulx & de leurs lignées, & pour exemples de bien faire à ceulx qui nommer les oïront, est bien raison que les noms soyent ramenteus en cest endroict des principaulx qui vaillamment s’y gouvernèrent.
Le premier que par droict nommer debvons est leur vaillant Chevetaine le bon Mareschal, par la force duquel, hardiesse & sçavoir en eurent l’honneur. Là feut aussi le bon Chasteaumorant, qui de bien faire ne s’y faignit, comme il y parust à luy & à ses ennemis, Messire Louys de Culan, Messire IeanDome, Messire Robinet Fretel, Messire lean le Loup & des Escuyers Guichart de Mage, Robert de Tholigny, Regnauld Descambronne, Richard Monteille, Iean de Montrenart, Charlot de Fontaines, Odan de la Chassaigne, & Iean de Ony, lequel en ceste bataille entre les aultres y feit tant de sa part, que il emporta au dict des amis, & des ennemis à merveilles grand los. Et s’il y besongna bien y parut à son corps, lequel nonobstant que il feust bien armé, feut navré de plusieurs playes comme mortelles. Et avec lesdessus dicts nommez plusieurs autres, qui long seroit à racompter tres-vaillamment s’y portèrent, & généralement tous les François, & plusieurs Genevois & autres. Et à la parfin les ennemis qui ja estoyent lassez, & qui veirent que nonobstant tout leur effort & toutes leurs cauteles, pour néant s’efforçoient de desconflire le preux combatant, & que trop y perdoient des leurs, moult se voulurent retirer s’ils eussent aulcunement peu à leur honneur, & en gaignant ou recouvrant quelque chose de leur perte.
Adonc tant s’efforcèrent que ils encloüirent entre eulx trois des galées du Mareschal, qui sur eulx trop s’estoyent advanturées, & des aultres les separerent, & icelles trois tant pourmenerent que prises les emmenerent, & laisserent le champ au vaillant combatant à tout le demeurant de sa gent, qui grand honneur en doibt avoir. Toutesfois toutes ne s’en allèrent les galées des ennemis : car malgré eulx en reteint une. Et les autres comme vaincus laisserent la place, & fuyant s’en allerent retirer & ficher en leur ville de Modon, dolens & marris, dont avoyent sailly à leur intention. Et le Mareschal & les siens de la place ne se bougèrent jusques à ce que ils en eurent perdu la veüe.
CHAPITRE XXVII.
Comment le Mareschal s'en alla à Gennes, irrité contre les Venitiens; & des prisonniers qui feurent emmenez d’un costé & d’autre.
Ainsi comme vous oyez demeura le champ de la bataille au preux Mareschal à tout le demeurant de sa gent ; & les Vénitiens comme vaincus se retirerent & le laissèrent. Mais tant demeura dolent & indigné de celle advanture, dont jamais ne se feust donné de garde, & de ce que ainsi avoit esté pris au despourveu, & aussi de la perte que il avoit faicte de sa gent, que nul ne pourroit dire comment son cœur feut gros & enflé contre les Venitiens. Mais ceste trahison cuida-il bien venger. Si dict que à ce ne fauldroit-il point, si Dieu luy donnoit vie. Si se partit à tant de la place, & environ foy rassembla ses gens & ses galées au mieulx qu’il peut. Mais bien vous promets que ils ne sembloient mie gens venans de feste ou danse : car à merveilles estoyent lassez, navrez & desrompus, & n’estoit mie de merveilles. Si les réconforta & visita par grand amour & pitié le bon Mareschal : & non pourtant quatre jours après la bataille dessus dicte, comme le Mareschal tenoit son chemin droict à Gennes, rencontra deux naves des Venitiens, sur icelles voulut en partie venger son ire, si les feit tantost assaillir si durement que gueres ne durèrent, ains feurent tost prises, & les emmena avec luy à Gennes. Si estoyent les dictes naves bien garnies de biens & de bons prisonniers, lesquels il reteint jusques à ce que les Venitiens luy rendirent les siens. Mais avec ce moult luy estoit le cœur dolent de ses bien-aimez Gentils-hommes qui feurent emmenez prisonniers, où moult avoit de vaillans gens, dont le principal d’eulx estoit le vaillant & bon Chevalier Chasteaumorant, qui le jour avoit souffert & moult faict d’armes, & avec luy trente-quatre Chevaliers & Escuyers, tous gens d’eslite, de grand honneur & renommée, & autres plusieurs bons & notables Genevois, & autres, qui feurent pris és deux autres galées.
Aussi y avoit grand foison de Gentils-hommes de renommée & de grand honneur en la galée qui par nos gens feut prise comme dict est. Et que tels feussent, y parut quand veint au faict de leurs rançons & délivrances, si comme oüir pourrez. Et ainsi arriva le Mareschal à Gennes, où il feut à si grand honneur & joye receu de tous les plus grands & generalement de tout le peuple, que oncques Seigneur ne feut receu à plus grand feste. Mais à tant vous lairrons du Mareschal, & dirons du Seigneur de Chasteaumorant & des autres prisonniers que on menoit à Venise.
CHAPITRE XXVIII.
De la pitié des prisonniers François.
Quand Chasteaumorant avec la compaignée des autres prisonniers feurent arrivez à Venise, adonc on les ficha en bonne forte prison, & selon la coustume en tel cas je croy qu’ils n’eurent mie toutes leurs aises ; car dur giste & petit repas, & du mal assez leur faisoit compaignée; Helas si n’en eussent-ils mie eu mestier : car navrez, malades & blessez plusieurs d’eulx estoyent. Et si oncques eurent eu aise, joye & repos, adonc en eurent-ils souffreté, mais ainsi font souvent servis ceulx qui honneur quierent & pourchassent, & bien doibvent estre hault eslevez les bons qui si chere chose vont poursuivans. Or feurent ainsi là à grand tourment & meschef de cœur, de corps & de penfée. Car bien sçavoient que le Mareschal estoit tant indigné contre les Vénitiens, & à bon droict, que pour rien n’eust laissé de leur faire guerre & de s’en venger. Si ne sceurent que faire, ny quel conseil prendre. Car bien feurent informez des coustumes des dicte Venitiens, c’est à sçavoir que au faict de leurs guerres jamais les prisonniers que ils prennent ne font délivrez jusques à ce que la guerre soit faillie, qui peult aucunes fois durer tout l’aage d’un homme. Si pouvez penser, vous qui ce oyez, en quel soucy ces bons Gentils-homrnes debvoient estre.
Le bon Chasteaumorant, le saige, au cœur confiant, en qui ne default vertu que bon, vaillant & preux doibve avoir, lequel.pour male fortune ne se trouble, ne pour la bonne moult ne s’esjoüist, feut entre eulx comme, leur chef. Si les reconfortoit par ses bons admonestemens, & leur mettoit Dieu en memoire, comme celuy qui l’aime, sert & craint, & leur disoit que à luy retournassent & y eussent fiance, & que sans faillir point périr ne les lairroit : & avec ce, que ils eussent coeurs de Gentils-hommes forts & endurcis, & qui pour rien ne se doibvent douloir, ne delaisser bonne esperance, ne cheoir en desconfort. Et ainsi souvent les reconfortoit, & iceulx prenoient grande consolation. Mais ne croyez mie que le bon vaillant Mareschal oubliast ses bons amis ; pourtant s’il ne les voyoit, & s’ils estoyent enchartrez, comme souvent sont oubliez des Princes, dont est pitié, ceulx qui sont à cause de leurs guerres pris & destruits. Nenny certes. Mais au plustost qu’il peut les envoya reconforter de faict & de paroles. Car argent assez & largement leur envoya, & manda que de rien n’eussent mélancolie. Car il ne leur fauldroit jour de sa vie, dont ils feurent moult reconfortez.
CHAPITRE XXIX.
Comment les prisonniers mettoient peine par leurs lettres vers les Seigneurs de France, que le Mareschal ne feist guerre contre les Venitiens, afin que leur délivrance n'en feust empeschée.
Tout ainsi qu’il est de coustume que toute personne qui ne se trouve en aulcune maladie ou desolation, cerche volontiers sa salvation & santé, & cerche diligemment voye de la trouver; iceulx par plusieurs fois vers Chasteaumorant à conseil se meirent, pour adviser qu’ils pourroient faire pour estre tirez hors de celle caige. Si en disoit chascun son bon advis, & que sembloit aux aulcuns que bon feroit d’escrire piteusement de leur estat à leur bon maistre le Mareschal, que pour Dieu il eust pitié de ses bien-aimez Gentils-hommes, & que il voulust aulcunement fleschir à son hault couraige, nonobstant la grande injure faicte à luy par les Venitiens ; parquoy pour compassion d’eulx qui en feroient destruicts &, morts par adventure par longue dure prison, ou aultrement, se voulust deporter d’entreprendre la guerre. Les autres disoient, que bon seroit que ils escripvissent aux Princes de France, en les suppliant humblement pour Dieu que ils voulussent mettre paix & accord entre le Mareschal & les Venitiens, ou sinon ils estoyent perdus. Ces deux voyes leur semblerent bonnes : mais non pourtant les plus advisez doubterent que la grande ire, propos & volonté du Mareschal de faire guerre aux Venitiens ne peust estre desmise, ne pour pitié d’eulx, ne pour quelconque priere de Prince, ne aultrement, si n’estoit seulement par une voye, c’est à sçavoir par le seul commandement de son souverain Seigneur le Roy de France, à qui de rien ne vouldroit desobeir, bien le sçavoient, & s’ils pouvoient advenir par leurs prieres & piteuses requeste, que le Roy luy mandast expressement par ses lettres : par ce poinct seroient guairis.
Tel appointement leur sembla bon, & à celle conclusion se teinrent, & d’ainfi faire le conclurent, & mesmement avec ce que ils se ayderoient des autres voyes dessus dites. Adonc les veissiez tous ensemble escrire lettres au Mareschal pour ceste requeste, dont l’un ramentevoit l’amour que autres fois avoit trouvé en luy, l’autre comment il avoit veu sa grande pieté demonstrer par divers cas, l’autre assignoit raison que ainsi il le debvoit faire pour eschever plus grand mal, l’autre qu’il feroit ausmone & grand bonté de souffrir pour les reschapper de mort ; & ainsi diversement tant piteusement à luy se recommandoient, comme ceulx que grand desir menoit, que quand les lettres venoient és mains du Mareschal, il ne feust oncques en la puissance de son noble couraige que les larmes ne luy couvrirent la face, pour la pitié & amour qu’il avoit à ses bons amis. Mais pourtant ne se pouvoit desmouvoir de non vouloir la guerre, pour laquelle s’apprestoit tant & hastivement comme il pouvoit. Mais les pauvres prisonniers reconfortoit par ses messaigers, & feit parler aux Venitiens de les mettre à rançon aux guises de France : mais rien n’y valut ; car ils dirent que ce n’estoit pas leur usance.
Adonc veissiez les pauvres prisonniers escrire en France aux Seigneurs ausquels ils estoyent de service ; car les aucuns estoient au Roy, les autres au Duc de Berry, autres au Duc d’Orleans, ou de Bourgongne, ou de Bourbon, & ainsi à plusieurs; & chascun supplioit humblement son Seigneur & maistre que pour Dieu ne les voulut oublier, ne laisser là pourrir en prison. Lesquelles requestes meurent les Seigneurs à grand pitié, si qu’ils escrivirent hastivement au Mareschal de ceste chose, & feirent tant que le Roy luy escrivit que il n’en feist plus jusques à ce que il auroit délibéré en son Conseil ce qu’il vouldroit qu’il en feust faict. De ceste defence feut moult dolent le Mareschal; mais ne voulut desobeir, si se souffrit à tant pour celle fois. Et en ces entrefaites, se entremeirent aucuns bons moyens de traicter de paix & delaisser la guerre, & singulierement pour cause des dicts prisonniers. Long feut le traicté de ceste paix ; car le Mareschal jura que il n’y seroit veu ny oüy : mais puis qu’il plaisoit au Roy, &: à Nosseigneurs, il consentoit bien que les Genevois, accordassent selon leur bon plaisir, & il ne leux contrediroit. Si feut à la parfin paix faicte entre eulx, dont les Venitiens eurent grand joye, (car ils n’en estoyent mie sans soucy & peur,) à condition que prisonniers pour prisonniers seroyent rendus, & qu’il n’en y eust plus. Et ainsi feut accordé & faict. Et à tant feurent délivrez nos prisonniers, qui feurent huict mois entiers és prisons des Venitiens. Mais comme par divine volonté les choses viennent aulcunes fois pour le mieulx, on doibt Dieu louer de celle prinse : car elle escheva la guerre, dont grand mal & meschef s’en feust enfuivy,
CHAPITRE XXX.
Comment les Venitiens s'envoyerent excuser envers le Roy de ce quils avoient faict:
Apres ces choses, les Venitiens qui doubterent la malegrace du Roy de France, & des Princes François, pour l’achoison de ce qu’ils avoient faict, & dont les François avoient tenus prisonniers, pour eulx excuser envoyèrent leurs Ambassadeurs devers le Roy, qui portoient lettres de la Seigneurie de Venise avec leur créance. Par ces lettres & Ambassadeurs se envoyoient moult excuser de ce faict, disans : que le Mareschal leur avoit faict trop grand tort & dommaige à Barut, & pris leurs biens & marchandises. Et avec ce, quand s’en venoient vers luy dire & remonstrer amiablement, & prier que restitution leur feist de leurs biens, que il leur courut sus, & premier les assaillit. Et eulx comme contraints se meirent en defence : pour laquelle chose Dieu leur avoit donné la victoire, si comme il apparust. Et pource ne leur debvoit sçavoir le Roy, ny Nosseigneurs, nul mauvais gré. Telles choses & assez d’autres mensongeres pour leur excuse dirent au Roy & à Nosseigneurs : mais n’en furent pourtant creus, ne grand foy on n’y adjousta. Et ainsi s’en allèrent à petite chere, & à froide responce. Le Mareschal qui par ses amis de par deçà entendit ceste nouvelle, lesquels luy avoient envoyé la copie des lettres que on avoit apportées au Roy, en fut tant fasché que plus ne se peut, & lors luy sembla bien avoir achoison de mouvoir noise & débat comme il desiroit aux Venitiens. Et pour celle cause, & pour monstrer leur tort & mensonge, leur escrivit les lettres qui cy après s’enfuivent, ausquelles les Vénitiens n’oserent oncqueg faire response. Et vrayement comme en armes il demonstroit sa vaillance, & au gouvernement sa prudence, pareillement en escriture, apparoissoit son sçavoir au contenu d’icelles, lesquelles par luy; sans autre furent dictées, si bien, & en si bel & notable style, comme on peut veoir, & comme nul Clerc Rhetoricien pourrait faire, selon le langaige plain & bien ordonné de quoy on doibt user au devis du faict d’armes. Si pouvons conclure par ce qu’il nous appert, iceluy Mareschal estre és grâces comprises en sens & faicts vaillans tout remply.
CHAPITRE XXXI
Cy ensuit la teneur des lettres que le Mareschal envoya aux Venitiens.
Au nom de Dieu qui toutes choses à faictes, & qui congnoist toutes personnes, & qui sur toutes choses aime vérité & hait mensonge, je Iean le Maingre, dict Boucicaut, Mareschal de France & Gouverneur de Gennes, à vous Michel Steno Duc de Venise, & Carle Zeni[50], citoyen d’icelle cité, fais à sçavoir que j’ay receu la coppie d’unes lettres que vous Michel Sténo avez envoyées en France au Roy mon souverain Seigneur, escrites à Venise, le penultiesme jour du mois d’Octobre dernier passé. Du contenu desquelles, si ce ne feust l’usance & coustume de vous, & vos predecesseurs tenans le lieu que vous tenez, je me donnerois grand merveilles, pource qu’elles sont toutes fondées sur mensonge, sans y avoir mis nul mot de verité, & ausquelles j’eusse faict pieça response, si n’eust esté pour doubte d’empescher la délivrance des François & Genevois, que contre droict & raison avez detenus prisonniers. Et pour ce maintenant la vous fais, & respons aux articles contenus en icelles en la maniére qui s’enfuit.
Et premièrement à ce que en vos dictes lettres est contenu que au mois d’Aoust dernier passé, environ le dixiesme jour, je courant par la marine de Syrie, avec les Genevois, ay desrobé les biens & marchandises de vos Venitiens estans à Barut, & qu’il ne profita point que par vos Venitiens m’eust esté dict les dicts biens & marchandises estre leurs, & d’autres Venitiens, & que en oultre ay prins aultres vos naves : Ie vous respons, que il est vray que quand les Ambassadeurs que j’avois envoyez devers le Roy de Cypre eurent faict la paix, & je me trouvay en Cypre avec l’armée que adonc avoye, non voulant perdre la saison, regardant tort & oultraige que le Souldan avoit faict aux marchans, & bien des Genevois, & au commun de la cité de Gennes, (laquelle cité j’ay en garde & gouvernement pour le &oy mon souverain Seigneur,) & que à bonne & juste cause jestoye tenu de faire guerre & dommaige au dict Souldan, & à ses pays & subjects, ayant volonté d’aller en Alexandrie, & pour le temps & vent contraire ne pouvant accomplir le desir que j’avois, je deliberay d’aller és parties de Syrie, où je les trouvay bien advisez de la venuë de moy & de mon armée, par les lettres & messaigers que vos Venitiens. leur avoyent envoyé, qui estoit contre Dieu, contre loyauté, & contre tout ce que bon Chrestien doibt faire.
Et environ le jour que en vos dictes lettres est contenu, veins descendre au dict lieu de Barut, ou prés. Paravant ma quelle descente voyant une griperie partant du port, envoyai une de mes dictes galées après elle, & feut prise & emmenée la dicte griperie, laquelle estoit de vos Venitiens, qui par fordonnance de vostre Conseil de Nicocie estoit allée plusieurs jours avant au dict lieu de Barut, pour faire à sçavoir aux Sarrasins la venue de moy & de ma dicte compaignée. Et néantmoins peu de temps après que je l’eus faict prendre, pour monstrer amitié envers vous plus que tenu n’y estoye, feis delivrer la dicte gripperie & les hommes qui dessus estoyent, sans leur faire nul dommaige en l’avoir, ne en leurs personnes. De laquelle chose je fais grande conscience, & que tous les Venitiens & gens qui estoyent dessus ne feis pendre ou jeder en la mer, pource que l’œuvre que ils avoyent faicte & faisoient estoit traistresse à Dieu & à la Chrestienté.
Et quant aux biens & marchandises qui au dict lieu de Barut feurent trouvez, il est bien à penser & doibt-on croire fermement que puisque vos Venitiens y avoient faict sçavoir ma venue, comme dict est, qu’ils avoient bien pourveu à lever les biens & marchandises que ils y avoient. Et bien est vray que moy estant à la terre comme en terre d’ennemis, abandonnay à prendre ce qui s’y pourroit trouver : laquelle prise feut petite, pour ce que il s’y trouva peu. Après laquelle prise & demeure faicte en la ville, l’espace & temps que le cas le requiert, ayant faict bouter feux par la dicte ville, me retiray en mes galées, sans ce que moy estant en la dicte terre, ne moy retiré en mes dictes galées, feust pour lors à moy venu homme quelconque Venitien, ne autre pour eulx, me demander nulle restitution de biens, ne de proye qui y eust esté prise, comme mensongeusement l’avez escrit. Car Dieu sçait si elle m’eust esté demandée, que de bon cœur & de bonne volonté euste faict restituer ce que de raison eust esté. Pource que je n’avois intention ne volonté de porter dommaige à vos Vénitiens, ne autres Chrestiens : mais tant seulement au dict Souldan, ses pays & subjects, ausquels j’avoye la guerre. Et à ce que vous adjoustez que tantost après la prise de Barut j’ay pris autres vos naves, si ne feust, comme dict est dessus, vostre usance accoustumée d’escrire & dire mensonges plus que nulles autres gens & nations qui soyent, je me donnerois grand merveille. Car vous-mesmes sçavez bien, & pouvez bien sçavoir que le contraire de ce que avez escript est la vérité, Et toutesfois si j’eusse voulu j’en pouvois assez prendre. Car à Lescandelour, à Famagouste, à Rhodes, tant à mon aller, comme à mon retour, & en plusieurs autres lieux; sur la marine, Tant à la coste de Syrie, comme ailleurs, j’ay assez trouvé de vos naves & autres vos navires en grand nombre, lesquels estoyents bien en ma puissance d’en faire ce que je vouloye : mais partout où je les ay trouvées je les ay traictées aussi bien ou mieux que si ce feussent navires de Genevois.
Et quant à ce que en vos dictes lettres est contenu, que environ le septiesme jour d’Octobre dernier passé, moy accompaigné de onze galées me trouvay autour de Modon, & que là vous Carle Zeni, Capitaine des galées des Venitiens, deliberastes de vous monstrer aimablement à moy & à mes galées, pour vous complaindre & requerir satisfaction des choses qui par moy & ceulx de ma dicte compaignée avoyent esté ostées à Barut & ailleurs aux marchans Vénitiens, & que lors moy & mes galées tournasmes les proües encontre vous, & les vostres monstrans & tenans maniére d’ennemis. Et que vous ce voyant comme contrainct, & ne pouvant autrement faire, feistes le semblable vous & vos galées encontre moy & les miennes, & tant que par mon default & coulpe feust dure bataille entre les parties, en laquelle bataille feurent prises trois de mes galées, & les autres se meirent à la fuite, je vous respons en la maniére qui s’ensuit : Il estvray que au retour de mon voyage je m’en veins vers Rhodes, duquel lieu de Rhodes je partis avec onze galées pour venir en ma compaignée. Et ces miennes galées, pour le long voyage que faict avoye, où j’avoye eu & laissé plusieurs de mes gens morts, blessez & malades, estoyent tres-mal armées, tant de mariniers, comme de compaignons, arbalestriers, & encores moins de gens d’armes. De laquelle chose pour les mieux armer, ne appareiller, nonobstant que bien l’eusse peu faire de gens, comme vous sçavez qu’il y en avoit beaucoup & de bons au dict lieu de Rhodes, je ne me soucioye. Pource que je n’avoye soupçon en mon retour de vous, ne d’autres Chrestiens, que je tenois tous amis ; & par especial de vos Venitiens, pour les belles bourdes polies, & paroles mensongeres que vous Carle Zeni m’aviez dictes & par plusieurs fois mandées, combien que je sceusse bien que és dictes parties de Modon vous estiez avec les galées des Venitiens. Ainsi doncques accompaigné des dictes onze galées, m’en veins mon chemin pour venir droict arriver au dict lieu de Modon, devant lequel lieu, s’est à sçavoir en l’Isle de Sapience, moy & mes dictes galées jectasmes le fer le Sabmedy sixiesme jour du dict mois d’Octobre, cuidans estre en lieu d’amis. Et pour donner à chascurn congnoissance de la volonté & intention ferme que j’avoye de non offenser nulle de vos galées, ne naves, ne autres choses Vénitiennes, & que si j’eusse eu autre volonté & intention, je l’eusse bien peu faire : il est vray que peu de jours avant que j’arrivasse au dict lieu de Sapience, j’avois licentié deux galées de Scio qui estoyent en ma compaignée, une galée & une galiote du Seigneur de Metelin, une galée & une galiote de Pera, une galée du Seigneur Desne, une autre de mes galées que j’avois envoyée en Alexandrie, & deux ou trois galiotes. Toutes lesquelles galées & galiotes, si j’eusse eu envers vous autre volonté que bonne, j’eusse amenées avec moy. Car il ne le me failloit que commander. Et en oultre le jour avant que je arrivasse au dict lieu de Sapience, moy estant au cap Sainct Angel, me veinrent trouver deux des naves de mon armée bien fournies de gens d’armes & arbalestriers ; en l’une desquelles estoyent bien huict cens hommes armez ou plus. Lesquels gens d’armes & arbalestriers, si j’eusse voulu, je pouvoye prendre & lever, & les départir sur mes dictes galées à ma volonté. Et d’autre part, en ce mesme lieu, prés du dict cap Sainct Angel, veint un vostre brigantin, ou friperie de Candie, un peu devant le jour, arriver à mes galées, cuidant que feussent les vostres, lequel apportent plusieurs lettres à vous Carle Zeni, & à ceulx de vostre compaignée. Le porteur desquelles estant sur ma galée, & icelles lettres baillées en la main de mon patron, me demanda mon dict patron que je vouloye qu’il en feist, auquel je respondis que je vouloye qu’il les luy rendist sans les ouvrir, & que je ne vouloye point que à luy ne autres Venitiens quelconques, ne à leurs biens feust aulcunement faict tort ou desplaisir, & qu’il le licentiast courtoisement. Et ainsi feut faict. Et encores celle mesme nuict que j’arrivay au dict port de Sapience, peu après ma venue, veint une vostre barque, aux gens de laquelle moy faisant parler par aucuns des miens, & demander des nouvelles, feut par eulx respondu, que vous Carle Zeni estiez à tout onze galées à Portogon, & que deux gresses galées estoyent à Modon, avec plusieurs autres navires grans & petits, de l’une desquelles grosses galées celle mesme barque estoit, comme ils dirent. Laquelle barque, après toute courtoisie à luy offerte, je feis courtoisement licencier. Et le lendemain, qui feut le Dimanche septiesme jour dessus dit, me partis bien matin du dict port de Sapience avec mes dictes galées, pour m’en venir mon chemin devers Gennes- en volonté de lever au port de Ion eaüe, dont mes dictes galées estoyent mal fournies. Et ainsi comme je feusse allé deux ou trois milles tirant droict au dict lieu du port de Ion, pour lever eaüe, comme dessus est dict, vous monstrastes vous Carle Zeni à tout onze galées parties du dict lieu de Portogon, & allant vers Modon, en quoy je ne pris nul soupçon. Auquel lieu vous ayant faict comme nulle demeure, vous apparustes derechef, & monstrastes à tout vos dictes onze galées, & à tout les deux grosses dessus dictes qui par avant ne s’estoyent à nous monstrées, en laquelle chose ne preins semblablement soupçon ne pensée aulcune, fors que de veoir amis. Et mes galées, comme dict est dessus, estant petitement armées, & parce pouvans peu exploictder de chemin, moy n’ayant aussi en ce trop grande volonté, pource que lors je m’appensay que vous estiez party pour prendre vostre chemin droict à Venise, ou que vous aviez volonté de parler ou faire parler à moy, vous qui la trahison & mauvaistié que aviez intention de faire aviez longuement bastie, exploictastes de chemin en telle maniere que en peu d’espace feustes bien prochain de moy & de mes dictes galées. Laquelle vostre venue je voyant hastive sur moy & sur ma dicte compaignée, & aussi voyant vos dictes onze galées & les deux grosses venans en bataille & ordonnance, chargées outre ce qu’il est de coustume de très-grand nombre de gens d’armes, dont les lances, harnois & personnes se pouvoient clairement veoir, ayant aussi faict tous habillemens qu’il convient à guerre & bataille, & mesmement vous, Carle Zeni à tout vostre galée estre mis au milieu des dictes deux grosses pour vostre plus grande seureté. Voyant en outre venir avec vous sept ou huict brigantins ou palestarmes de naves fort chargées de gens d’armes & d’arbalestriers, qui ne sembloit pas maniére de venir demander aulcune restitution, comme en vos dictes lettres est escript : mais droicte manière & manifeste semblance d’ennemis, qui sans parole & sans aucune sommation ou requeste à nous impourveus veniez courir sus. Mesmement que par terre selon la marine faisiez venir grand nombre de gens d’armes, tant de cheval, comme de pied, de laquelle terre nous estions prochains. Comme constrainct & par pure necessité feis tourner les proües de mes dictes galées contre vous, défendant premierement que par nulle de mes galées ne feust faict offense à vous ne à aucun des vostres de bombardes, de traict, ne d’autres armeures où habillemens, ne autrement en aulcune manière, jusques à ce que de moy en eussent signe ou commandement. Laquelle deffence feut bien observée. Mais vous qui la volonté traistreuse de longtemps aviez en vostre couraige, qui à ce faire aviez mis toute diligence & cure; & pour celle cause aviez pris & mis sur vos dictes treie galées & sur vos brigantins ou palestarmes dessus dicts tres-grand nombre de souldoyers, de gens d’armes, & de traict, tant de ceulx de Modon, de Coron, comme de ceulx qui debvoient aller à la garde de Candie, & aussi de ceulx qui estoyent és navires qui pour lors estoyent à Modon, dont il en y avoit tres-grand nombre, comme dessus est dict, en grande ordonnance, avec bombardes & arbalestriers, & autres choses à bataille necessaires, avant que mes dictes galées peussent estre bien en arroy, ne' que ce peu de gens que j’avoye peussent estre armez, qui encores ne l’estoyent, pour l’esperance que jusques lors moy & eulx avions eu envers vous d’amitié, & non de inimitié, me veintes courir sus & investir. Voyant laquelle chose, je feis signe & commandement à tous les miens que chascun feist à son pouvoir, comme en tel cas appartenoit. Pourquoy tous ceulx qui en ont oüy ou orront parler, & qui à vérité adjoustent foy & non à mensonges, peuvent clairement veoir & appercevoir que de vostre tres-malicieuse volonté & trahison pourpensée, non pas par contraincte, comme faulsement est contenu en vos dictes lettres, entrastes & esmeustes la bataille, & que moy & les miens par vostre default & coulpe, & non pas par la mienne, entrasmes en icelle bataille comme contraints & défendeurs. Mesmement que si la bataille dessus dicte j’eusse desirée, je vous feusse plus tost allé trouver à Portlong, où vous n’aviez que onze galées, que je n’eusse vous laisser fortifier des dictes deux grosses, & des brigantins ou palestarmesdessus dicts. Laquelle chose m’estoit allez legere à faire, si j’en en eusse eu la volonté.
Et touchant ce que en vos dictes lettres est escript, que après la dure bataille entre nous feurent prises trois de mes galées, & les autres se meirent à la fuite. De la dureté de la bataille, je m’en rapporte à ce qu’il en feut, & à ce que vous Carle Zeni, si vous en vouliez dire la vérité, en pourriez dire, qui sçavez que deux fois le jour par ma galée, la vostre feut courue & mise comme à desconfiture. Et si la besongne eust esté à partir à nous deux, & que ma galée n’eust eu à autres galées à faire qu’à la vostre, si je l’eusse legerement depeschée : nonobstant vos traistreux pourpensemens & dessein de longue main, tant en grand nombre de gens-d’armes, d’arbalestriers, comme autres choses, oultre le nombre & usance accoustumée, comme dessus est dict.
Et quant aux prises des galées, il est vray que par mes galées feut prise une des vostres, & par vos galées feurent prises trois des miennes. Et se debvroit-on donner grand merveille, que vous qui estiez en nombre de gens comme je croy trois fois plus que nous n’estions, & en nombre de navires plus que le double, & qui de faict à pensé aviez appoincté vostre besongne, nous estans impourveus & mal fournis, & non sçaichans, ne ayans aulcun soupçon, toutes nos galées par les vostres ne feurent prises; Mais Dieu; qui à tard laisse trahisons & manvaistiez accomplir à ceulx qui les entreprennent, nous; garda & defendit, avec la peine que nous y meismes, que vostre orgueilleuse & traictesse intention ne veint à effect.
Et quant à la fuite que vous avez escripte par mes autres galées avoir esté faicte, je me donne grandement merveille, comme d’une chose où il y avoit tant de gens, & dont la vérité peult estre si clairement sceüe, comme de ce vous osez si apertement mentir. Car vous Carle Zeni & vos galées, feustes celles qui après que nous feusmes départis d’ensemble, (laquelle departie feut faicte principalement par vous & par grand part de ceulx de vostre compaignée, de tout vostre pouvoir, lors que nous estions les uns devant les autres,) honteusement & à grand vergongne vous allastes retirer en vostre port de Modon, nous tousjours demeurans en nostre place jusques à ce que vous feustes au dict port. Et de nostre place nous ne bougeasmes jusques à tant que par vostre entrée faicte au dict port, eusmes perdu la veüe de vous. Laquelle chose à vous & à tous ceulx de vostre dicte compaignée doibt estre reprochée à une tres-grande lascheté de couraige & défaillance d’honneur.
Et pour venir à la conclusion de ceste mienne lettre, je dis ainsi & le veux maintenir, que au cas que vous Michel Steno auriez donné à Carle Zeni congé, licence ou commandement d’avoir faict ce qu’il a faict encontre moy & ma dicte compaignée, eu esgard à la bonne paix qui estoit entre le commun de Gennes & le vostre, que vous avez faict comme faulx traistre & mauvais, ensemble tous ceulx qui le vous ont conseillé. Et au cas que vous Carie Zeni l’auriez faict sans le congé ou commandement du dict Michel Steno, qui est vostre- Duc & Supérieur, je dis de vous le semblable que de luy & de tous ceulx qui le conseil vous en auroient donné.
Et pour ce qu’il est d’usance que tout Gentilhomme extraict de franche & noble lignée, doibt vouloir mettre à clairté & effect les choses par luy parlées, par especial touchant son honneur, & que moy qui sçay la vérité de ceste chose le veuil semblablement faire, pour monstrer la faulte & coulpe à ceulx qui l’ont desservy, & afin que ceste mauvaistié congnuë, chascun se garde dorénavant d’en faire une pareille, ou autre, je dis, & diray, & veüil prouver & maintenir, comme tout noble homme doibt faire, que toutes les choses que vous Michel Steno avez escriptes au Roy mon souverain Seigneur ou que vous, & vous aussi Carle Zeni pourriez avoir escriptes à autres, ou dictes touchant ceste matiere, au contraire de ce que en ceste mienne lettre est contenu, qui est la pure vérité, font faulses & mauvaises mensonges, & que faulsement & mauvaisement avez menty, & mentirez toutes les fois que au contraire en escrirez ou direz aulcune chose. Et pour prouver & monstrer que ainsi soit, je vous offre, s’il y a nul de vous deux qui veuille ou ose dire le contraire, de luy monstrer de mon corps contre le sien par bataille, & luy faire confesser & recongnoistre à l’aide de Dieu la vérité estre telle comme je la dis. Et si ce party nul de vous deux n’osoit prendre, comme je croy, pour monstrer plus grande preuve de ma bonne raison & vérité, me confiant entièrement en Dieu, en nostre Dame, & en Monseigneur Sainct George, je vous offre moy cinquiesme combatre lequel que ce sera de vous deux luy sixiesme, moy dixiesme celuy de vous luy douziesme, moy quinziesme celuy de vous deux luy dix-huictiesme, moy vingtiesme, celuy de vous deux vingt-quatriesme, ou moy vingt-cinquiesme celuy de vous deux luy trentiesme. Par ainsi, que tous, ceulx qui de vostre costé seront soyent tous Venitiens, & que ceulx de mon costé soyent François & Genevois. Pource que aux François & Genevois ensemble avez faicte la trahison que faicte avez. Et pour estre teneur de la place & juge de ceste bataille, si de vostre part l’ofez faire & accomplir, je seroye content plus que de nul autre que ce feust le Roy mon souverain Seigneur, si de sa grâce le vouloit faire. Et au cas qu’il ne vouldroit, ou que vous ne le vouldriez acepter, de quelque autre Roy Chrestien que voudriez ellire ou choisir, j’en seray content, & semblablement de maint autre moindre que Roy. Et si la bataille s’accomplit, comme si fera, si Dieu plaist, si par vous ne default, mon intention est que chascun soit armé de telles armes & harnois comme il est accoustumé de porter communément en guerre & bataille, sans autre calice ou malengin desraisonnable. Et si nulle des dictes deux offres ne voulez accepter ne accomplir, pour ce que vostre guerre & vos oeuvres avez tousjours plus pratiquées par mer que par terre, je vous offre, & suis content que l’un de vous lequel que vouldrez prenne une galée, & moi une autre, veüe premièrement la vostre par aucuns miens à ce de par moy commis, mienne par autres des vostres que vouldrez semblablement à ce commettre, afin que les galées soyent semblables, & que icelles galées chascun puisse armer à sa volonté, en tel nombre & quantité de gens comme bon soy semblera. A la charge que tous ceulx d’icelle vostre galée soyent Venitiens, & ceulx de la mienne François & Genevois, pour les causes dessus dictes. Et que en certain lieu par nous accordé nous trouvions à toutes nos dictes deux galées, pour combattre jusques à tant que l’une d’icelles par l’autre soit outrée & vaincue. Toutesfois avant que la dite bataille se face, je vouldrois avoir bonne feureté, que en nulle maniére par vous, ne par vostre pourchas, occultement, ne paloisement, fors seulement par la galée qui seule à moy se debvroit combatre, & par les gens qui dessus icelle seroyent, ne me soit faict offence, & semblablement je le vous veulx faire. Et si l’une de ces trois offres vous est agreable, je vouldroye que l’effect d’icelle que mieulx vouldriez feust brîef. Pource que tout faict de guerre & de bataille se doibt plus mener par œuvres que par paroles. Et eüe vostre responce, à l’ayde de Dieu, de nostre Dame, & de Monseigneur Sainct George, en bref je seray prest de l’accomplir. Et pour monstrer que ceste chose vient de ma certaine science & pure volonté, & que j’ay entier vouloir & parfaict desir de l’accomplir à mon loyal pouvoir, j’ay scellé ces lettres du scel de mes armes ; faictes & escriptes au Palais Royal à Gennes, le sixieme jour de Juin mille quatre cent & quatre.
JEAN LE MAINGRE DIT BOUCICAUT,
MARÉCHAL DE FRANCE.
TROISIEME PARTIE.
Cy commence la troisiesme Partie de ce Livre, laquelle parle des faicts que le Mareschal feit depuis le temps que il feut retourné du voyage de Syrie jusques à ores.
Premièrement parle des Seigneurs Italiens qui desiroient avoir l’accointance du Mareschal pour les grands biens que ils oyoient dire de luy.
Apres que ces choses feurent toutes appaisées, & que le Mareschal estoit à sejour à Gennes, comme la renommée feust ja grande en toutes parts de ses vertus & bienfaits, & toute Italie en feust plaine, feurent aulcuns Seigneurs du dict pays, qui moult l’aimerent, & desirerent son accointance. Entre lesquels feut le Seigneur de Padoüe, qui moult estoit de grande bonté, vaillant aux armes, & bien morigené; & pource aimoit-il le Mareschal : car comme dit le proverbe commun : Chascun aime son semblable. Et pour le grand amour qu’il luy portoit, & le desir qu’il avoit de le voir, veint vers luy à Gennes, après ce que par plusieurs fois luy eust escript. Si le receut le Mareschal à grand honneur, & moult grande chere luy feit. Laquelle il eut tant agreable, & tant le prisa & aima, que tous les François prit à aimer pour l’amour de luy. Et adonc le bon loyal Mareschal, qui tousjours taschoit à accroistre l’honneur & le bien de son souverain Seigneur le Roy de France, ne musa mie : ains tant saigement se gouverna avec le dict Seigneur de Padoüe, que par ses bons admonestemens feit tant qu’il deveint homme du Roy, & recongneut de luy la Seigneurie de Padoüe & de Verone, qui font deux grosses citez, & de tout son pays, & en feit hommaige au Roy en la personne du Mareschal, lequel le receut joyeulsement.
Semblablement comme avoit faict le Seigneur de Padoüe, se tira devers le Mareschal, pour la renommée de sa grande bonté, la Comtesse de Pise[51], & son fils Messire Gabriel Marie, & de leur volonté & propre mouvement feirent hommaige au Roy en là personne du Mareschal, de la Seigneurie de Pise & de tout le Comté. Et moult se offrirent à luy faire tout le service que faire luy pourroient, si besoing en avoit. Et il les en remercia grandement, & moult les honnora & festoya tant que avec luy feurent. Si doibt bien avoir cher tout Roy ou Prince tel serviteur, & loyal Lieutenant & Chevetaine, qui tousjours est en foin d’accroistre, augmenter & multiplier le preu & l’honneur de son Seigneur.
CHAPITRE II.
Comment le jeune Duc de Milan entreprit guerre au Mareschal, dont mal luy en ensuivit.
Environ ce temps ad veint que le jeune Duc de Milan[52], & son frere le Comte de Pavie[53], après la mort de leur pere, qui avoit esté le premier Duc de Milan, prirent contens aux Genevois, tant que ils les assailirent de guerre, & avoient à leur solde & en leur ayde Facin Kan[54], lequel comme allez de gens sçavent a esté longtemps & encores est le plus grand Chevetaine de gens d’armes, & le plus renommé & craint qui soit, ne ait esté en Italie bonne piece a, & qui meilleurs gens soubs soy communément a. Mais nonobstant sa force & hardiesse, & tout ce que il peut faire, ne toute la puissance du Duc de Milan, grande grevance ne receurent mie de eulx les Genevois, car le bon Chevetaine & Gouverneur bien les en sceut garder ; car n’avoient mie affaire à enfant : mais à celuy qui tout duictt & maistre estoit de mener telles danses, & qui peu les craignoit. Si feit assemblée contre eulx tantost le Mareschal, & n’attendit mie que ils le veinssent chercher, ains alla sur leur pays, & par telle vigueur prit à faire ce que à guerre appartient que toute leur terre espouventa, & en peu de temps leur porta grand dommaige.
Et pour dire en brief comment la chose feut demenée, & puis terminée, car long procès seroit à tout dire, & à racompter toutes les envahies & faicts d’entre eulx, ils se trouvèrent par plusieurs fois main à main ensemble. Mais sans faillir oncques n’assemblerent que ce ne feut tousjours au pire & au grand dommaige du Duc de Milan, & qu’il n’y perdist moult de ses gens. Et malgré toute sa deffence le Mareschal alla assieger ses chasteaux & forteresses, & par force & de bel assaut en preit plusieurs, quoy que ils se defendissent de toute leur puissance, & que par maintes fois Facin Kan veinst sur eulx pour cuider lever le siege : mais tout ce rien ne leur valoit. Pour laquelle chose tant y feit & tant y exploita le Mareschal, que à brief parler le Duc de Milan feut tout joyeulx de pourchasser la paix, à laquelle moult se peina avant qu’il la peust avoir; car à son grand tort la guerre avoit commencée. Toutesfois à la parfin le Mareschal, qui en nul ças n’est trouvé desraisonnable, s’y condescendit. Et ainsi feut faicte la paix entre le Duc de Milan & les Genevois, au profict du Roy, & à l’honneur du Mareschal, & au bien des Genevois.
CHAPITRE III.
Commen le Mareschàl laboura, afin que il peust mettre paix en l’Eglise, que les Genevois se declarassent pour nostre Sainct Pere le Pape.
Entre les autres biens que le Mareschal dont nous parlons a faicts sur terre, ne faict mie à oublier, mais à ramentevoir, comme chose à tousjours digne de grand mémoire, la grand peine & travail, & mise de ses propres deniers, que il a employez pour le bien de la Chrestienté au faict de l’Eglise, en laquelle ja par si long temps, dont c’est dommaige & pitié, a eu & encores a douloureux schisme & division, comme chascun sçait. Et qui est celuy en vie aujourd’huy Prince ne autre qui plus ait travaillé au bien d’union & paix que a le dict Mareschal ? Certes nul. Et c’est chose notoire. Et pour venir à celle fin, c’est à sçavoir de paix, comme tres-chrestien, prudent & saige, a tenu subtile maniére de ce qu’il luy a semblé que bon feust à faire, comme sçavoir se peut manifestement. Mais afin que le temps advenir ses faicts soyent tousjours cuse de bon exemple, il est bon que cy soit representé tout au long.
Il est à sçavoir que après que le Mareschal feut retourné du voyage de Syrie, comme j’ay dict cy devant, quand il se veid un peu à repos, luy qui oncques temps n’employa en oisiveté, voulut adonc vaquer à mettre à effect le bon desir que tousjours avoit eu en l’esprit. C’estoit de trouver voye comment union & tranquillité peust estre au faict de l’Eglise. Et pour à ce advenir, se pensa que moult grand bien feroit s’il pouvoit tant faire que il peust advenir à deux conclusions. L’une estoit qu’il peust à ce tourner les Genevois, lesquels croyoient en l’Antipape de Rome, que ils se declarassent pour nostre Sainct Pere, & luy rendissent obeissance. L’autre conclusion estoit, que il se peust tant travailler que nostre dict Sainct Pere-pour le bien de paix en la Chrestienté, feust d’accord de ceder toutes les fois que on auroit trouvé voye, ou par force, ou par amour que l’Antipape cedast.
Si advisa temps & lieu au plus brief que il peut de arraisonner les Genevois de ceste chose. Et un jour assembla à conseil tous les plus saiges & les plus suffisans Gentilshommes, bourgeois & marchans d’entre eulx. Là leur preint à dire par moult belles & saiges paroles, que il leur avoit à proposer aulcunes choses, lesquelles le grand amour que il avoit à eulx le mouvoit à ce faire. Si ne voulurent avoir mal à ce que il leur diroit, ains leur pleust le recevoir à la bonne fin & intention qui le mouvoit, Lors commencea à dire tout ainsi que le bon pasteur qui a le gouvernement de ses brebis doibt avoir soin de prendre garde que elles ne se fourvoyent, luy qui estoit estably, encores qu’il n’en feust digne, pour estre leur garde & Gouverneur, avoit grand pitié de ce que par si long temps avoyent esté endormis en l’erreur, & encores y persévéroient, de croire, obéir, & adjouster foy à l’Antipape de Rome : mais par advanture c’estoit parce que suffifamment n’avoyent mie le temps passé esté informez de: la vérité du faict, comme on avoit esté en France, & pour ce les en vouloit informer. Et qu’après ce qu’il auroit faict son debvoir de les faire certains de la vérité, de laquelle chose s’il ne le faisoit il feroit grand conscience, & s’il ne les enhortoit de leur sauvement comme il debvoit, ils feroient neantmoings par eulx, quand tout dict leur auroit, ce que bon leur sembleroit, car à chose qui touche l’ame & la conscience, on ne doibt homme contraindre par force, ne aussi faire ne le vouldroit ; car ce doibt venir de pure franche volonté, ny Dieu ne veult estre servy à force.
Et que à tout le moins il en seroit quitte envers Dieu, quand son pouvoir & debvoit auroit faict de leur suffisamment monstrer & dire.
CHAPITRE IV.
Comment le Mareschal assembla à conseil les plus saiges de Gennes, & les paroles que il leur dit sur le faict de l’Eglise.
Adonc le Mareschal commencea à parler, & prit sa narration dés le commencement du Schisme, & dict, que comme celle douloureuse pestilence en l’Eglise, qui ja avoit duré l’espace d’enyiron trente ans, dont c’estoit grand meschef, commenceast du temps & au vivant du tres-Chrestien & saige Roy Charles cinquiesme du nom, lequel par les mérites de sa juste vie, & la grande vertu & prudence qui en luy estoit, a esté tenu, est & tousjours sera le plus juste Prince, le plus saige & de meilleure vie que Roy qui feust en France depuis le temps de Sainct Louys, ne mesmement autre que on sceust au monde en son vivant, & qui le plus usoit de conseil, sans lequel ne feist quelconque chose.
Si fut vray que dés que les premieres eslections eurent esté faictes, qui feurent cornme chascun sçait, assez prés l’une de l’autre, c’est à sçavoir la premiere à Rome, & puis tantost ensuivant l’autre par deçà, le Roy Charles eut par plusieurs fois lettres des Cardinaux qui luy notifièrent toutes ces choses, & les causes des advenemens des faicts par eulx executez. Mais quoyque ils luy certifiaient la seconde eslection estre juste & vraye, & la premiere de nulle valeur, le saige Prince ne se teint mie à tant : ains voulut par grand soin s’informer de la maniére de toutes les deux eslections, pour avoir advis & conseil pour lequel des deux il se debvoit declarer, Et pour estre de ceste chose certainement & au clair informé; afin que il ne peust errer, envoya certains preud-hommes, Prélats de son Conseil en Avignon, devers les Cardinaux qui adonc là estoyent, pour bien les interroger de la maniére, & pour prendre & avoir les sermens d’eulx, que sans faveur diroient la vérité du faict, & lequel des deux esleus debvoit estre tenu pour vray Pape. Si feut ainsi que quand les dicts envoyez, de par le Roy eurent faict, comme ils deurent leur légation aux Cardinaux, adonc les dicts Cardinaux tous jurerent l’un après l’autre sur le corps de Iefus Christ sacré, & prirent sur la charge & damnation de leurs âmes de dire vérité.
Apres prirent à dire que comme ils estoyent à Rome enclos au Conclave, en intention d’eslire sans nulle faveur, mais comme Dieu leur administreroit par la voye du Sainct Esprit, les Romains par maligne volonté, & à grand fureur de peuple, s’assemblerent autour du Palais, & prindrent à crier sur eulx par grands menaces que ils vouloient avoir un Romain, ou au moins un Italien. Si les tenoient là assiegez les dicts Romains, qui sans cesser, cryoient à leurs oreilles, pour laquelle cause eulx tous troublez d’iceluy tumulte, pour eschever péril de mort, où ils se voyaient, conclurent entre eulx que ils feindroient avoir esleu l’Archevesque de Bari, qui estoit Italien.
Et ainsi le feirent, & par celle voye les Romains feurent appaisez ; mais bien estoit leur intention, que au plus tost que ils pourroient se partiroient de là, & laisseroient le dict esleu, qui par force avoit esté mis en la chaire, & non mie par droicte voye. Si ne le reputoient point pour Pape, nonobstant qu’ils luy eussent faict toutes les ceremonies qui y affierent, pource que ce avoit esté par contraincte, & ainsi qu’ils avoient proposé de le laisser le feirent. Et quand ils feurent venus en Avignon, adonc ils se meirent ensemble, & par bonne & saincte délibération esleurent un autre : lequel ils affermoient sur leur part de Paradis, & sur le péril de leurs ames, que celuy estoit droict & vray Pape, & que à iceluy debvoit toute la Chrestienté obéir comme au vray Pasteur.
A toute ceste certification & lettres scellées des seaulx de tous les Cardinaux, qui ainsi estre vray le tesmoignoient, s’en retournèrent vers le Roy les dicts Ambassadeurs, qui luy rapportèrent ce qu’ils avoient trouvé. Mais encores ne se teint pour satisfaict le couraige du Roy, & ne luy suffit à tant; ains voulut luy mesme oüir parler aulcuns d’eulx, c’est à sçavoir de ceulx qui estoient reputez pour les plus dignes, & les plus saiges preud’hommes Cardinaux, & autres Prélats, qui és dictes eslections avoyent esté. Si les envoya quérir & feit venir vers luy à ses propres cousts & despens. Et pour les oüir quand venus feurent, il assembla le Conseil de tous les Prélats, & des plus saiges Maistres en Theologie de son Royaume & d’ailleurs.
Si feurent à celuy Conseil moult examinez les dicts Cardinaux & les Prélats de tous les poincts qui pouvoient toucher la conscience sur le dict faict, ausquels ils respondirent sur chascun article si suffisamment que il n’y eut que dire, Si feut la chose moult bien discutée, comme il affiert à si pesante besongne, & non mie tost ne hastivement ; mais prolixement, & en longtemps ; afin que point d’erreur n’y peust estre meussée soubs dissimulation, ne que aucun scrupule peust demeurer en conscience. Toutesfois à la par fin, par le conseil de tous les Prélats, & des susdicts solemnels Maistres en Theologie, & de tous les saiges que il peut assembler, feut conclu, que toutes choses regardées & bien discutées, le Roy & toute la Chrestienté se debvoient déclarer & tenir à la seconde eslection, & ainsi l’affermoient pour vérité, & juroient & prenoient sur leurs ames que faire se debvoit. A laquelle chose à bonne cause le Roy adjousta foy, en disant qu’il n’estoit pas à croire ne vray semblable que tant de preud’hpromes se voulussent damner pour la faveur d’un tout seul homme.
Et ainsi délibéra & manifesternent se déclara pour la deuxiesme eslection, laquelle chose il escrivit à tous les autres Roys & Princes Chrestiens ses alliez, comme en Espaigne, en Arragon, en Escosse, & ailleurs, lesquels, considerée l’autorité de sa preud’hommie & de son grand sçavoir, adjousterent foy à l’enquecte qu’il en avoit faicte, & pareillement se declarerent. Toute ceste narration feit le Mareschal aux Genevois en iceluy Conseil, & plusieurs autres choses à ce propos leur dit, que je laisse pour briefveté. Si feit après sa conclusion, en disant que par ainsi pouvaient veoir & congnoitre que sans grande deliberation & advis ne s’estoyent pas condescendus les François à rendre, obeissance à la seconde eslection. Et que s’il leur cheoit au çœur, & sembloit que si digne personne que estoit le saige Roy Charles en eust faicte suffisante information & enqueste comme il leur avoit recordé (laquelle chose estoit assez notoire que maintes gens encores vivans sçavoient, & luy mesme certainement le sçavoit, car ce avoit esté de son temps, nonobstant que il feust moult jeune adonc; mais assez de fois l’avoit depuis oüy recorder ), que ils se voulussent semblablement déclarer pour nostre partie, si leur conscience s’y adonnoit.
Quand le Mareschal eut finy sa parole, les Genevois, qui bien & bel avoient noté ce qu’il avoit dict, respondirent que bien l’avoient entendu, mais que la chose leur estoit rnoult nouvelle, & si touchoit conscience, & ne debvoit estre deliberée sans grand advis, si penseroient sus, & puis luy en respondroient, & il dict que ce luy plaisoit bien. Et à tant se départirent : mais depuis par plusieurs fois en feurent assemblez ensemble, & tant que à dire en brief, à la parfin de leur tres-bonne volonté & sain consentement, comme Dieu pour le bien de chrestienté le voulut, se declarerent pour nostre partie, & rendirent vraye obeissance au Pape. De laquelle chose le Mareschal feut moult joyeux, & en remercia nostre Seigneur.
Et ainsi en veint à chef par son grand sçavoir & prudence : car c’estoit la nation de toute l’Italie qui depuis le Schisme plus soustenoit en faicts & dicts le party de l’Antipape. De quoy tous les saiges & les Clercs de la Seigneurie de Gennes dient & tesmoignent que ils sçavent de vray que si tous les Roys, Princes & Clercs du monde les eussent de ce enhortez, suppliez & requis, que jà n’y feussent advenus pour sermons, ne dons, ne offres que leur sceussent avoir faict. Si doibt estre reputée ceste chose, comme ils dient, & il est vray, entre les grands faicts du dict Mareschal, comme miraculeuse. Car par de là ils tiennent que c’est la plus grand merveille, & le plus grand faict d’en estre venu à chef, que de chose qui adveint au pays d’Italie passé à deux cens ans.
Comment le Mareschal tendoit que l’Eglise feust en union, & soubs l’obeissance d’un seul Pape esleu par Concile général.
Or estoit venu le Mareschal à l’une des conclusions que longtemps avoit desirée à attaindre, qui estoit de rendre les Genevois obeissans à nostre Pape, comme dict est devant. Si voulut tendre s’il pouvoit à l’autre conclusion qu’il désiroit. Il est à sçavoir que il avoit bien en memoire & estoit informé comme, le dict Roy Charles, avant que il trespassast, comme bon & juste Roy & très-Chrestien, qui avoit sur toute chose à coeur le faict de l’Eglise, voyant que il ne pouvoit mettre toute Chrestienté en l’obeissance d’un seul Pape, comme elle doibt estre, & que grand meschef estoit de telle division entre Chrestiens, advisa & considera que bon seroit pour appaiser ce maudit Schisme, que Concile general feust faict de tous les prélats de Chrestienté ou de la plus grande partie assemblez en aucune part, où au mieulx seroit regardé : & que là feust déliberé & ordonné que tous les deux esleus cedassent, & que si par .amour ne le vouloient faire, que à tout l’ayde & le port des Princes terriens, qui tous en feussent d’accord, on les y contraignist par force. Et que quand ce feroit faict, adonc bien & dignement feust un seul esleu par voye du Sainct Esprit, comme faire se doibt.
Telle estoit l’intention du bon Roy, qui l’eust traicté à chef, mais la mort l’en desadvancea, au grand dommaige &. préjudice de toute la Chrestienté, & singulierement de son Royaume. Ceste chose sçavoit le Mareschal, & aussi comment le Roy qui à present regne, fils & successeur d’iceluy, & Nosseigneurs les Princes de France, ont tousjours depuis pretendu à celle voye, pour venir au faict d’union. Et pour ce que bien luy sembloit que ce chemin tenir estoit juste, ne par autre ne pouvoit estre mise paix en l’Eglise, à son pouvoir voulait travailler que ceste chose peust estre terminée, & traictée à chef de paix. Et c’estoit la cause principale & singuliere qui l’avoit meu à tant desirer à travailler que les Genevois se déclarassent pour nostre Sainct Pere : car son intention estoit que quand il auroit tant faict à l’aide de Dieu comme il feit, que les Genevois feussent obéissans au Pape, que adonc par l’ayde de eulx qui est moult grande, & par les autres d’Italie, aulcuns se pourraient pareillement convenir. De laquelle chose se voulut travailler, comme il feit après du Seigneur de Padoüe, & de celuy de Pise, dont cy dessus est parlé, & d’autres, dont mention sera cy après faicte, que il iroit courir sus aux Romains, si besoing estoit, au cas qu’ils ne vouldroient souffrir que 1’Antipape cedast, ou qu’il ne le voulait faire. Plus feit encores le Mareschal : car, comme dict est cy devant, pour sa grande renommée & bonté, il attirait plusieurs nobles hommes à son amour, dont il adveint que mesmement un des plus principaulx-Cardinaulx qui feust à Rome de la partie de l’Antipape, appelle le Cardinal de Flisco, l’aima tant & prisa que il desira son accointance, & luy escrivit plusieurs lectres, & le Mareschal à luy, & dont à la parfin tant bien y ouvra le Mareschal que il se soubstrahit de l’Antipape, & s’en partit, & laissa bien la valeur de seize mille francs de benefices que il tenoit, se rendit obeissance à nostre Pape.
Mais à parler de l’autre conclusion où il tendoit, pour venir par ces deux à une seule fin, c’est à sçavoir de union, par la premiere il entra en l’autre. Car nostre Sainct Père luy sceut merveilleusement bon gré de ce qu’il avoit mené les Genevois qui plus luy souloient estre contraires que gens du monde à son obeissance. Si l’en beneist moult & pria pour luy. Mais encores feit plus pour luy le Mareschal, car pour tousjours le tirer à plus grand amour, luy presta en ses affaires de grands deniers, & luy feit maint secours à ses propres despens. Et tant alla la chose que le Pape alla vers luy, & le Mareschal luy feut à l’encontre, & le receut à très grande reverence & honneur, comme il debvoit faire. Et lors quand il le teint à sejour avec luy, le prist à enhorter que pour le bien & la paix de l’Eglisé, & de toute Chrestienté, il voulust estre d’accord, comme il avoit autresfois promis à Nosseigneurs de France, de ceder toutes les fois que on auroit tant faict ou par force ou par amour (à laquelle chose il travaillerait de toute sa force & puissance), que celuy de Rome cedast, & que requis en seroit.
De ceste chose timonna le Mareschal tant le Pape, que il lui promeit & jura que ainsi feroit-il sans faulte. Et ainsi parveint le dict Mareschal à ses deux conclusions, dont si grand bien en est ensuivy ; que les Romains qui ont bien veu & sceu son intention, ont si redoubté & redoubtent sa vaillance, force & puissance, que après la mort du dernier leur Antipape trespassé, voulurent eulx mesmes & requirent de leur bonne volonté, sans contrainte, C’est à sçavoir les Cardinaulx de delà, par le consentement de ceulx de la cité, que un que ils esleurent cederoit & delaisseroit la chaire toutes les fois que le nostre ainsi le feroit, afin que par saincte & juste yoye un seul pasteur feust eslu.
Toutes fois ceste saincte volonté de ceder & de pretendre à union, qui est venuie à nos adversaires, c’est à sçavoir aux Cardinaulx de Rome, je tiens que ce soit oeuvre du sainct Esprit, qui a pitié de son espouse la saincte Eglise, qui tant est desolée, si la veult mettre en paix. Laquelle chose, si, Dieu plaist, briefvement sera, & non par quelconque autre oeuvre d’homme mortel. Combien que nous avons couleur de penser que le Mareschal, comme dict est, en soit cause, par ce que oncques mais, fors que lorsque ils sçeurent son intention, ne s’y voulurent consentir. Si peut bien estre que ce y a valu. Si ne sera au plaisir de Dieu nul besoing de mouvoir guerre, & aurons vraye union que Dieu nous octroye par sa grâce. Et combien que le faulx hypocrite que les Càrdinaulx de la partie de delà esleurernt dernièrement, se monstrast au premier bonne & saincte personne (car il voüa & promeit de faist devant tous, que il cederoit tantost & sans delay toutes les fois que le nostre le feroit, & ainsi le certifia par ses lettres à tous les Roys & Princes chrestiens) : toutes fois ce ne feut fors que hypocrisie & feintise ; Car sa volonté estoit toute plaine de fallace, comme à la fin y parut, & comme je diray cy après.
CHAPITRE VI.
Cy commence à parler comment les Pisains se rebellèrent contre leur Seigneur, & comment le Maréchal se peina d’y mettre paix.
Pour ce que tout ne se peut dire ensemble, convient racompter les matières l’une après l’autre, combien que plusieurs des choses dont nous parlons soyent advenües en un mesme temps. Si est vray que en l’an mille quatre cent cinq les Pisains se rebellerent contre leur Seigneur, & le chasserent de la Seigneurie de Pise, selon la generale coustume qui est au pays de delà de non eulx tenir longuement soubs une Seigneurie, quand ils se trouvent les plus forts. Donc quand iceluy Seigneur se veid ainsi débouter de son heritaige par ses mauvais subjects, pour ce que il sentoit que il n’avoit mie assez de gens & force pour les remettre en subjection, se va retirer vers le Mareschal, comme à Lieutenant du Roy de France fort souverain Seigneur, à qui il avoit faict hommaige de son dict heritaige, luy requerir ayde au nom du Roy, comme Seigneur doibt au besoing secourir son vassal qui le requiert à son ayde.
Quand le Mareschal entendit ceste chose moult luy en pesa. Si luy respondit que avant que on allast sur eulx par voye de faict & de punition, que luy mesme se mettroit en toute peine pour les remettre en accord & en bon amour, car si par armes destruisoit son pays, le dommaige luy en demeureroit, pour ce ne luy conseilloit, si iroit parler à eulx. Et adonc se partit de Gennes, & alla en un lieu qui est assez prés de Pise que l’on appelle Portouenere[55]. Si feit sçavoir aux Pisains qu’il estoit là venu pour parler à eulx. Adonc veindrent vers luy les principaulx d’entre eulx, & grand peuple en leur compaignée. Lors leur prit à dire le Mareschal par amiables paroles, que il estoit bien courroucé de ce que ainsi s’estoient rendus desobeissans & rebelles à leur Seigneur, qui tant leur avoit esté & estoit bon & amiable, & qui si chèrement luy & sa mere Madame Agnes les avoit aimez & gardez soigneusement de tous encombriers à leur pouvoir, comme bon Seigneur doibt faire ses subjects, & encores avoit volonté de leur faire de mieulx en mieulx. Si se voulussent adviser & venir vers luy à misericorde & à mercy, & luy amender celle grande offense, & il feroit tant vers luy que il les prendrait à mercy & leur pardonnerait leur maltalent ; car pour mettre paix entre eulx estoit-il là venu.
En ceste maniére les prescha le Mareschal, & moult leur dict de belles paroles. Et quand il eut dict, ils respondirent à brief parler qu’ils n’en feroient rien, & que plus ne vouloient de sa Seigneurie : mais que ils le supplioient que luy mesme voulust estre leur Seigneur, & accepter & prendre la Seigneurie de Pise & de tout le Comté : car luy feut avoient agreable, & non autre : car ils sçavoient bien que par luy seroyent gardez, portez & defendus, & que si prendre les vouloit, ils luy obeiroient doucement, & loyauté, honneur & amour luy porteraient si loyaument comme bons & loyaulx subjects doivent faire à leur Seigneur, si ne voulust mie refuser cest offre que de bon cœur luy faisoient. Le Mareschal respondit que jamais telle pensée ne leur veinst au cœur, car ce n’estoit mie l’usaige des François d’user de tels tours, & ne le feroit pour mourir : mais les prioit que ils le voulurent croire, & retournassent vers leur Seigneur, & feussent bons subjects & vrais obeissans, & que il leur promettoit que si ainsi le faisoient, il seroit leur amy, & leur aideoit, & les porteroit contre tout homme, tout en la maniére que s’ils feussent à luy proprement, & mesmement contre leur Seigneur, s’il luy venoit à connoissance que il voulust sur eulx user d’aulcun tort. Que plus en diroye ? Les Pisains respondirent que pour néant en parloit, que jamais Messire Gabriel ne seroit leur Seigneur pour chose qui peust advenir ; & que ainçois tous se laisseroient destrancher. Mais puisque luy mesme ne vouloit estre leur Seigneur, & les prendre à subjects, ils le prioient que il allast à un chastel qui sied sur la mer que on appelle Ligourne[56], & là est le port de Pise, & que là iroient à luy, & se donneroient au Roy de France tout en la maniére que avoient faict: les Genevois.
CHAPITRE VII.
Comment les Pisains feirent entendre au Mareschal par feintise que ils voulaient estre en l’obeissance du Roy de France, & devenir ses hommes, & la mauvaistié quils feirent.
Quand le Mareschal veid que pour prieres, ne sermon, ne belles paroles qu’il sceust dire aux Pisains, ne pour offre que il leur feist ne se vouloient desister de la mauvaise volonté que ils avoient vers leur Seigneur, & que remede n’y pouvoit mettre, ni aucun accord, il se partit de là ; & manda vers luy le dict Messire Gabriel, & luy dit tout ce qu’il avoit trouvé vers eulx, & comment absolurnent luy avoient respondu que plus ne s’attendist d’avoir la Seigneurie de Pise ; car ja n’y aviendroit. De ceste responce feut moule dolent Messire Gabriel, & le Mareschal luy dit qu’il regardait ce qu’il vouloit faire de ceste chose, & que puis que ainsi estoit que il n’y avoit remède que jamais il en joüist, & ils se vouloient donner au Roy de France, que mieulx vauldroit que le Roy les eust que autre Seigneur estranger, consideré que luy mesme luy en avoit faict hommaige. Toutesfois, que il ne vouloit mie que on peust dire que le Roy voulust s’attribuer les terres & Seigneuries de ses vassaulx, feaulx & subjects.
Et pource, si de sa bonne volonté & accord se demettoit de la Seigneurie de Pise & de tout le Comté és mains du Roy, & luy transportoit son droict, que il le feroit recompenser de aultant de terre & de Seigneurie, & de revenu aultre part. Et de ce que il se chargeoit de ceste chose, feut d’accord & bien content Messire Gabriel. Et parce le Mareschal alla au chastel de Ligourne, comme les Pysains luy avoyent dict, en intention que là veinssent à luy pour eulx donner au Roy, & qu’il en receust d’eulx les hommaiges. Mais eulx qui oncques ne l’eurent en pensée, & qui ne taschoient que à mauvaistié, & toute trahison & decevance, comme après bien le monstrerent, avoient pris autre conseil, & luy dirent quand ils: feurent devers luy, que avant que ils se donnassent au Roy ils vouloient que les gens de Messire Gabriel, qui estoyent en une forte place de la cité de Pise, que on nommoit la citadelle, vuidassent, & que le Mareschal l’eust en sa main, & que lors ils feraient ce qu’ils avoient dict. Et ainsi luy promirent & jurerent de faire sans nulle decevance.
Et le Mareschal encores leur agréa ceste chose, & en feit tantost aller les gens qui tenoient la dicte citadele, & la feit garnir des siens, desquels feut chef Messire Guillaume de Muillon. Mais pour ce que les vivres y estoyent ja comme faillis, il feit charger une galée & une grande barque de tous vivres. Et avec ce, pour plus renforcer la garnison de la forteresse, envoya avec son propre nepveu le Barrais[57], & la plus grand part de Gentils-hommes de son hostel, & aussi foison de Gentils-hommes & de citadins de Gennes, & menoient avec eulx une grande partie des meubles & des habillemens du corps du Mareschal qui y pensoit aller, & deux mille escus en or que il envoyoit aux gens de Messire Gabriel, afin qu’ils se teinssent pour contents & bien payez, & plus volontiers delivrassent la place, ne plaindre ne se peussent, Et ainsi se partit du port la dicte galée & la barque, & cuidoient aller en terre d’amis, & de nul encombrier ne se donnoient garde. Mais guand ils se feurent bouter en la riviere de Pise, & ja feurent arrivez près de la citadele, les desloyaux Pisains, qui bien les avoient advisez, s’assemblérent : mais ce feut coye ment, qu’ils ne les apperceussent, & se meirent en embusche.
Et quand nos gens eurent pris port, & feurent tous descendus en terre, sans avoir quelconque doubte de nul, ainçois cuidoient que si les estrangers lès venoient assaillir, que les Pisains qu’ils reputoient amis & à qui oncques n’avaient mesfaict, les veinssent ayder, il alla tout aultrement ;j car ils leur veindrent courir sus plus de six mille. Et accourut là tout le peuple à grand cry & à grand fureur, disant grandes vilenies du Roy de France, du Mareschal & des François, & comme chiens enragez les environnèrent, dont nos gens se trouvèrent moult esbahis, car en piece ne le’ussent pensé, Si prirent, bâtirent navrèrent & tuerent aucuns, & menerent en obscure & vilaine prison. La galée & la barque pillerent, & pour plus les injurier prirent la banniere du Roy de France qui sur la galée estoit, & l’allerent traisnant au long des boües, & marchèrent & crachèrent sus, disans, comme dessus est dist, très grandes vilenies du Roy & des François. Et en faisant ce vilain exploict, par devant la dicte citadele à tout grande procession de peuple pour faire despit aux gens du Mareschal, tant François que Genevois, qui là dedans estoient, que ils allaient menaceant, & disant que ainsi feroient ils d’eulx. Si faict icy à noter leur grande trahison & mauvaistié : car oncques le -Mareschal ne les siens ne leur avoyent meffaict, ains leur avoit faict maints biens ; car les Florentins si tost que ils avoient sceu que ils estoyent en division avec leur Seigneur leur voulurent courir sus, & ils les en avoit gardez ja par deux fois, & les desloyux plains d’ingratitude, le sçavoient bien, & comment tousjours avoit tendu à leur bien, si luy en rendoient mauvais guerdon.
CHAPITRE VIII.
Comment le Mareschal se travailloit tousjours que ceulx de Pise se donnassent au Roy de France.
Quand les desloyaux Pisains eurent faict cest exploict, ils doubterent l’ire du Mareschal, & qu. il leur voulust courir sus pour les destruire, comme bien l’avaient desservy, & que faire le vouloit. Mais pour diffimuler & couvrir, leur mauvaistié, & pour en faire encores une plus grande, envoyerent des principaulx d’entre eulx en ambassade devers luy, lesquels luy dirent que pour Dieu il ne se voulust mie courroucer contre eulx, & que ce qui avoit esté faict oultrageusement & à leur grand tort, que ce avoit faict le menu peuple sans le consentement des principaux, & qu’ils estoyent tous prests de luy en faire telle satisfaction & amende qu’il sçauroit mander, & que ils estoient bien d’accord de eulx donner au Roy, comme ils avoient promis.
Le Mareschal qui ainsi les oüit parler, ne voulut mie user envers eulx de grand rigueur, pour ce que il tendoit tousjours que il peust tant faire que il les teint subjects du Roy. Si leur dict que voirement tant avoyent meffaict que plus ne pouvoient, & plus luy pesoit de ce que le Roy avoient injurié, que de luy, ne de ses gens : mais que au fort tout leur seroit pardonné ; mais que ils se donnassent au Roy, ainsi que promis avoyent. Et ils dirent que si feroient-ils sans faillir. Si retourneroient par son bon congé devers les autres citoyens de Pise, leur dire la bénignité qu’ils avoient trouvée en luy, & qu’ils veinssent là pour du tout confirmer la chose. Mais que pour Dieu ils le prioient que pendant ce traicté il ne voulust aulcunement procéder rigoureusement contre eulx, Et il leur promeit que non feroit-il. Et à tant partirent les desloyaux, qui tout ce ne faisoient que pour le tenir en paroles, pour tandis mettre à fin le desloyal exploict où ils tendoient, car au temps que ce traicté duroit, de toute leur puissance assailloient la citadele de jour & de nuict d’engins de traict, & de canons. Et plus grande mauvaistié firent, car chascun jour à force d’engins jectoient en la forteresse plus de cent cacques plains des ordures de la ville, de poisons, de charognes pourries, & de toutes punaisies. Si feirent grands fossez entre eulx & la citadele, & la separerent de la ville. Et pource que elle sied à un des bouts de la cité, comme faict le chastel de la Bastille Sainct Anthoine à Paris, ils les enfermèrent du costé des champs à fossez & bastilles que ils fortifièrent, afin que ils ne peussent avoir secours. Et ainsi les assiegerent de toutes parts, & s’efforçoient sans cesser de les prendre par force. Mais ce n’estoit mie legere chose, car moult est la place forte. Et avec toutes ces choses, bien faisoient garder tous les passaiges, afin que le Mareschal n’en peust avoir nulles nouvelles. Plus grande trahison voulurent encores bastir & faire, car ils envoyerent leurs Ambassadeurs à Florence garnis de belles lettres de puissance de pouvoir donner à la dicte Seigneurie de Florence quatre chasteaux, lesquels ils vouldroient prendre & choisir en leur Seigneurie de Pise, & avec ce les affranchir de toutes les marchandises que ils feroient jamais en leur Seigneurie, mais que ils voulurent aller à toute leur puissance avec eulx mettre le siege devant chastel de Ligourne, où le Mareschal estoit, & leur Seigneur Messire Gabriel avec luy, & faire tant que ils feussent pris & livrez à eulx.
Mais à ceste chose ne voulurent point les Florentins se consentir. Et en ces entrefaictes que ils bastissoient ceste chose, les Ambassadeurs de Pise retournerent devers le Mareschal, afin que il ne s’apperceust de rien de ce que ils faisoient ; afin que ils peussent tandis que ils le tiendroient en paroles, prendre la citadele, & aussi trouver voye s’ils pouvoient de l’assieger à Ligourne. Si luy dirent que les Pisains estoyent tousjours; bien d’accord de eulx donner au Roy comme ils avoyent promis : mais ils vouloient que ainçois qu’ils s’y donnassent, que le Mareschal leur baillast &. delivrast trois chasteaux en leurs mains, c’est à sçavoir la citadelle & chastel de Ligourne, & celuy de Librefaicte, que tenoit encores Messire Gabriel en sa main. Et le Mareschal leur respondit adonc que voulez-vous faire de la citadele ? Et ils respondirent, nous la voulons raser par terre, & tenir les autres deux chasteaux en nos mains. Quelle Seigneurie ce dict le Mareschal aura doncques le Roy sur vous, ne quel pouvoir auroit-il de justicier les mauvais & de les punir? Nous ne voulons ce dirent-ils que il y ait autre Seigneurie fors que le nom d’en estre Seigneur. Peu de chose, ce dict le Mareschal, seroit au Roy celuy tiltre, mais donnez-vous y comme ceulx de Gennes ont faict, ou ainsi que vous vous donnastes à Messire Girard de Plombin, duquel le Duc de Milan eust depuis la Seigneurie & le tiltre.
Adonc respondirent les Pisains une fois pour toutes que rien n’en feroient, & à tant se départirent. Si veid bien & apperceut le Mareschal que leur faict n’estoit fors toute tromperie, & que pour le mener à la longue l’avoient ja tenu en paroles l’espace de vingt deux jours. Et Messire Gabriel qui voyoit que tout ce n’estoit que decevance, prit à traicter avec les Florentins de leur vendre Pise & tout son droict du Comté. Mais le Mareschal qui toujours y avoit la dent, encores se voulut mettre en son debvoir de s’essayer avant que aux Florentins aulcune vendition en feust faicte. Si envoya six des plus notables de la ville de Gennes devers eulx, pour leur remonstrer & dire qu’ils ne se voulussent pas eulx-mesmes destruire ; car leur Seigneur estoit en paroles de les vendre aux Florentins, lesquels ils sçavoient bien que point ne les aimoient, & qui mal les traicteroient, si se advisassent bien, & se donnassent au Roy comme ils avoyent promis, & grand bien & profit leur en viendroit, si vivroient en paix & à seur.
Tandis que ces Ambassadeurs estoient allez à Pise, les Florentins envoyerent au Mareschal la coppie des lettres du pouvoir que les Pisains avoient baillées aux Ambassadeurs de Pise, pour faire tant avec les Florentins que ils allassent affieger le Mareschal à Ligourne, comme dict est. Et ce mesme jour eust messaige & nouvelles de son nepveu le Barrois, & des autres prisonniers, comme vilainement estoyent traictez, & que on les avoit mis à rançon, & que pour Dieu, nonobstant que la rançon feust assez grande, que il les voulust délivrer de celle chartre ; car ils estoyent à grande souffreté & péril de leurs corps.
De ceste chose feut moult dolent le Mareschal, & bien luy estoit manifeste la grande trahison & mauvaistié des Pisains. Et si ne feust que il avoit ja mandé en France au Roy & à son Conseil que ceulx de Pise s’estoyent donnez à luy, il n’eust pour rien tant attendu de leur courir sus, & de leur monstrer leur trahison & mauvaistié. Mais il aimoit plus tost souffrir que les envieux, dont bien sçavoit que assez en avoit en France & ailleurs, peussent dire que le Roy eust par son arrogance perdu sa Seigneuri. Si ordonna tantost: de la délivrance des prisonniers. Et les messaigiers Genevois qui feurent envoyez à Pise n’y feirent rien : ains leur respondirent les Pisains telles paroles. De tout ce que vous nous requerez nous ne ferons rien, & ne nous en parlez plus, mais faictes mieulx, ostez la Seigneurie à vostre Roy, & tuez Boucicaut & tous ses François, & vivez en Republique comme nous, & soyons tous unis comme freres vous & nous, & vous ne serez que saiges. Ceste response rapportèrent les dicts Ambassadeurs, qui autre chose n’en peurent tirer.
CHAPITRE IX.
Comment le Mareschal dit & manda aux Pisains que s'ils ne se donnoient au Roy leur Seigneur, les vendroit aux Florentins.
Le Seigneur de Pise qui veid que il n’y avoit plus d’attente que les Pisains se consentissent à vouloir estre subjects du Roy, pristl adonc fort & ferme à continuer son traicté avec les Florentins de la vendition de Pise, c’est à sçavoir de leur transporter son droict entièrement. Si pourparlerent tant ceste chose, que ils feurent d’accord ensemble pour quatre cens mille florins que les Florentins debvoient bailler à Messire Gabriel. Mais toutesfois les Florentins vouloient tout avant œuvre que le Mareschal consentist, jurast & agreast cest accord, ou autrement marché nul.
Si le veint dire Messire Gabriel au Mareschal, & luy requist que il luy rendist la citadele que il tenoit encores, laquelle il luy avoit juré & promis de luy rendre sans contredict, au cas qu’il ne feroit d’accord avec les Pisains, si ne le pouvoit ny debvoit re- fuser. Le Mareschal respondit que il luy tiendroit sans faillir ce qu’il luy avoit promis ja n’en doubtast. Mais quand estoit de accorder les convenances qu’il avoit faictes avec les Florentins de la vendition de Pise, jour de sa vie il ne seroit d’accord que le Roy perdist sa Seigneurie, dont luy-mesme luy avoit une fois faist hommaige, & estoit entré en sa foy. Et que il vouloit veoir les lettres de l’accord & des convenances qu’il avait faictes avec les Florentins, & il dit que volontiers les luy bailleroit. Et quand le Mareschal les teint, & que bien les eut visitees, il .en envoya la coppie à Pise, & manda aux Pisains que nonobstant toutes les trahisons mauvaistiez que ils luy avoyent faictes & voulu faire, si avoit-il grand pitié du grand meschef qui leur estoit à advenir, & de leur destruction, où eulx-mesmes par leur follie se fichoient. Et que pour eulx adviser, leur envoyoit la coppie du traicté qui estoit ja tout consommé & parfaict entre leur Seigneur & les Florentins, auquel il ne s’estoit pas encores voulu consentir. Afin que Dieu, ny le monde ne le peust accuser que il n’eust suffisamment faict son debvoir de les bien adviser avant que ils feussent destruits.
Si les admonestoit derechef que ils se donnassent au Roy comme ils avoient promis & il les jetteroit hors de celle tribulation, & les mettroit en paix, & que ceste fois pour toutes, leur disoit. Car plus ne pouvoit dilayer ne empescher la dicte vendition, & que si alors ne l’accordoient, deux jours après passez jamais plus n’y pourraient advenir. Car il luy convenoit consentir la chose,. & promis avoit à leur Seigneur que il s’y consentiroit, au cas que ils ne se vouldroient donner au Roy, si le tenoit de si prés de sa promesse que plus reculer ne pouvoit. Si feussent certains que quand il l’auroit consenty, juré & promis, que jour de sa vie n’iroit au contraire. Si deliberassent à ceste fois ce que faire en vouldroient. A ceste chose respondirent les Pisains que brief & court rien n’en feroient, & que plus on ne leur en parlast.
CHAPITRE X.
L’accord qui fut faict entre le Mareschal & les Florentins du faict de Pise.
Adonc voulut parfaire Messire Gabriel son traicté avec les Florentins : mais le Mareschal s’y opposa, & dict que il ne consentiroit point que autres eussent la Seigneurie de l’heritaige dont une fois avoit esté faict hommaige au Roy, & que plustost il feroit bonne guerre aux Pisains, & les conquerroit par force. Quand Messire Gabriel veid ce, il se conseilla avec les Florentins. Si conclurent un tel appointement ensemble, que afin qu’il s’y consentist les dicts Florentins deviendroient hommes & feaulx du Roy de la Seigneurie de Pise, tout en la maniére que l’estoit Messire Gabriel. Et quand ainsi l’eurent appointé, ils le veindrent dire au Mareschal, lequel leur respondit, que quelque chose que il accordait, ils feussent seurs que jour de sa vie ne consentiroit que le chastel de Livourne issist hors de ses mains, ne allast en Seigneurie estrangere. Car ce seroit au prejudice des Genevois, desquels il debvoit garder & accroistre les jurisdidion & puissance- Mais au surplus il y penseroit, & le lendemain retournassent.
Adonc va dire Messire Gabriel qui là estoit, que dés-lors desja vouloit & se consentoit, & belles lettres luy en feroit, que quelque marché que il feist avec les Florentins, ou à aultre, que le dict chastel de Livourne feust nuëment & absolument an Mareschal. Car tant avoit pour luy travaillé & faict de bien, que assez l’avoit desservy. Et iceulx respondirent que pour celle cause il n’y auroit débat entre eulx. Celle nuict pensa le Mareschal à ceste chose, & advisa que au fort par celle maniére que ils luy avoient offert le Roy n’y perdait rien ; ains y gaigneroit. Car il auroit pour une puissance & Seigneurie deux, c’est à sçavoir Pise, voulsissent les Pisains ou non, & les FIorentins avec, qui moult est grande puissance, qui seroyent par cest accord hommes du Roy.
Si délibéra que il s’y accorderoit, mais que ils voulussent encores luy conceder & octroyer aulcunes choses que il leur requerroit. Esquelles requestes le bon Chrestien. n’oublioit point sa mere Saincte Eglise, de laquelle tousjours & sans cesser en avoit à coeur la paix & union, comme dict est devant.
Le lendemain quand ils feurent retournez vers luy, il leur dict que à ce de quoy ils luy avoyent parlé s’accorderoit assez, c’est à sçavoir que les Florentins teinssent Pise, la citadele, & toutes les appartenances du Comté, excepté le dict chastel de Livourne, & que ils en feissent hommaige au Roy, & deveinssent ses hommes liges : mais que ils voulussent accorder, promettre, jurer, & eulx obliger, que à tousjours & à jamais ne y a feroient marchandise sur mer, fors sur les naves & vaisseaux de Gennes, & des Genevois.
Item, que un mois après que ils auraient gaigné la Seigneurie par force, ou autrement, ils se declareroient pour nostre Sainct Pere le Pape, & feurent chargez d’y faire obéir les dicts Pisains.
Item, que six mois après la dicte conqueste, si l’esleu de Rome estoit encores en son erreur, & y voulust perseverer, que ils feussent obligez de luy faire guerre avec les François & Genevois, si mestier estoit, & si on les en requeroit, & manifestement se monstrassent ses ennemis.
Item, que posé que ils luy accordassent toutes ces choses, que il vouloit que la maniére de leur accord & traicté feust envoyée en France au Roy & au Conseil, sans lequel assentement il ne vouloit point passer la chose, ne que ce feust du tout à sa charge, & que ce debvoient-ils bien vouloir. Car si la chose estoit passee par le Roy & par son Conseil, plus grande seureté à tousjours seroit pour eulx. Et que s’ils se vouloient tenir à cest accord, que il se faisoit fort de leur en faire avoir lettres passées & scellées du Roy & de. son Conseil, & de Nosseigneurs de France.
Quand le Mareschal eust tout dict, les Ambassadeurs de Florence dirent que ils iroient sçavoir la volonté sur ces choses de leur Seigneurie, & puis retourneroient luy dire la responce. A brief parler ils retournèrent à tout lettres de puissance de pouvoir passer le dict accord que ils agreoient entièrement. Si fut là Messire Gabriel, & bien cent des plus suffisans Gentilshommes & citadins de Gennes, que le Mareschal y avoit faict venir : car il vouloit que ils feussent presens, & que la chose feust faicte par leur accord & bon vouloir. Si fut adonc la chose du tout accordée, jurée & promise à tenir entre eulx, sans jamais aller à l’encontre, & belles lettres passées scellées, & certifiées au gré des parties.
CHAPITRE XI.
Comment le Mareschal envoya par escript au Roy de France, à Nosseigneurs, & au Conseil, l’accord quil avoit faict avec les. Florentins du faict de Pise; lequel le Roy & Nosseigneurs agréerent par leurs lettres. Et comment depuis par fèintise les Pisains: se voulurent donner au Duc de Bourgongne.
Le dict accord faict & passé, tantost le Mareschal le’scrivit au Roy, à son Conseil, & à Nosseigneurs les Ducs, & manda par escript toutes les clauses & la maniére des convenances, en suppliant au Roy, que au cas que par son Conseil seroit veu que le dict accord luy feust bon y profictable. & honnorable, & que nos dicts Seigneurs l’eussent agreable, que il luy pleust le ratifier & confirmer par ses lettres, scellées & passees par son Conseil, presens ses dicts oncles, desquels il requeroit aussi avoir les certificattions & verifiement par leurs féaulx autentiques, à celle fin que la chose feust stable & ferme à tousjours, & sans que jamais nulle, des parties repentir se peust, ne desdire le dit accord.
Quand ces nouvelles feurent venües au Roy, fut en Conseil regardée la chose. Si fut par le Roy, par nos dicts Seigneurs & tous les saiges moult loué le Mareschal, de sa prudence & de son sçavoir, qui si saige maniére avoit tenue que il avoit amené au Roy deux Seigneuries pour une, qui moult pouvoit estre chose valable à ce Royaulme, grand honneur & grand bien pour l’Eglise, & profict pour la Seigneurie de Gennes. Et pour toutes ces choses, & les autres biens que le dict Mareschal avoit achevez & achevoit chascun jour par son grand sçavoir, moult le loüerent, & grand gré luy en sceurent, & ainsi l’agréerent. Si confirma le Roy la chose par ses lettres patentes, tout en la maniére que le Mareschal l’avoit accordé, & Nosseigneurs pareillement, qui tous jurerent de n’aller jamais à l’encontre, & ainsi le certifièrent par leurs scellez. Et feurent les dictes lectres de certification envoyées au Mareschal, qui tantost les bailla aux Florentins, qui grand joye en eurent, & pour contents s’en teindrent.
Toutes ces choses faictes, tantost & sans delay les Florentins envoyerent le vidimus des lettres de leur achapt aux Pisains, & leur manderent que ils obeissent à leur Seigneurie, comme faire le debvoient, comme apparoir leur pouvoit, ou ils leur meneroient guerre, & par force les conquerraient. Si leur seroit de tant plus dur, comme plus rebelles les auraient trouvez. Les Pisains de tout ce ne feirent compte, ains respondirent que rien n’en feroient, & que qui guerre leur feroit, bien & bel se defendroient, & qu’ils ne craignoient ame. Adonc fort & ferme les Florentins les assaillirent & coururent sus, & en peu de jours moult les endommaigerent. Et de faict assiegerent Pise ; & les Pisains moult bien se défendirent, si que n’estoit mie legere chose à les conquérir.
Quand la guerre eut duré ja plus d’un an, les Pisains qui bien voyoient que au dernier tenir ne se pourroient contre la force des Florentins, & de leurs aydes, voulurent pour avoir secours, user de cauteles & malices que autresfois avoient faict. Si envoyèrent leurs messaigers à Lancelot, qui se dict Roy de Naples, & luy manderent qu’ils se donneraient à luy, mais que il les veint secourir à grande armée, & lever le siege qui les tenoit enclos. Il respondit que si feroit-il sans faulte. Et par l’esperance que il leur donna se teindrent plus forts. Mais ce fut en vain : car autre occupation le destourna, si qu’il n’y peut venir ny envoyer. Et tousjours alloit affoiblissant la force des Pisains, & estoit merveilles comment tenir se pouvoient; car plus de deux ans avoient ja souffert celle pestilence, où on leur livroit souvent de durs assaults. Si preindrent moult à diminuer : car la famine de dedans fort les destraignoit, & la guerre de dehors mal les menoit. Si ne sçavoient quel tour prendre : car ils disoient que plustost se donneroient aux Sarrasins si faire le pouvoient, ou que tous plustost mourroient que ils se rendissent aux Florentins, Si voulurent derechef user de leurs cauteles, en esperance de faillir par celle voye hors du meschef qui les contraignoit.
Àdonc envoyerent leurs Ambassadeurs en France garnis de belles paroles, & mandèrent au Duc de Bourgongne (a) que ils se donnoient à luy entièrement: mais que il les voulust secou rir contre les Florentins, & faire tant que le siege feust levé. Le Duc n’accepta pas tost ceste chose, veu l’accord devant dict que il avoit agréé, & ne debvoit aller à l’encontre. Parquoy les dicts Ambassadeurs qui assez sçavoient le tour de leur baston, se retirerent devers aulcuns des Conseillers du Duc d’Orleans frere du Roy, & largement leur promeirent, si tant pouvoient faire que aulcun remede feust mis en ceste chose. Dont il s’ensuivit que par l’enhortement d’iceulx Conseillers, le dict Duc d’Orleans & le Due de Bourgongne cousins-germains, se tirerent devers le Roy, & le prierent que il leur voulust donner licence d’accepter icelle donation, & leur transporter tel droict qu’il y pouvoit avoir. A bref parler tant l’en timonnerent, que luy qui envis rien n’eust refusé à son frere, & aussi conseillé par aulcuns de ce faire, le va octroyer. Parquoy tantost & sans delay ils escripvirent à ceulx de Florence que ils se departissent du siege, & se deportassent de plus guerroyer les Pisains. Pareillement ils escripvirent au Mareschal que plus ne donnast confort ne ayde aux Florentins, ains aydast de toute sa puissance à ceulx de Pise qui à eulx s’estoyent donnez, & feist tant par force qu’il levast le siege.
Quand le Mareschal entendit ceste chose il feut moult esmerveillé, veu l’accord qu’ils avoyent agréé, & que luy-mesme avoit juré & promis de non aller à l’encontre. A laquelle chose, comme preud’homme qu’il est, pour mourir ne se voulut parjurer, ne aller contre son scellé. Si respondit que ce ne pouvoit-il pas faire sauf son donneur. Si n’estoit pas legere chose de forçoyer contre si grand puissance comme estoit celle des Flo rentins. Car moult y conviendroit grand foison de gens d’armes, dont mal estoit garny pour l’heure, & grande finance d’argent pour telle chose entreprendre. Si conviendroit que par especial à ces deux choses pourveussent, s’ils vouloient la chose encommencer, pour en venir à leur intention. De leurs lettres, les Florentins ne teindrent compte, ny ne se deporterent de la guerre, ains procéderent de plus en plus, nonobstant que plusieurs Capitaines, & François se departissent du siege, & de l’ayde des Florentins, pour non encourir le mal-talent de nos dicts Seigneurs. Et à brief parler, tant continuèrent la guerre, que plus ne se pouvoient les Pisains tenir, qui souvent envoyoient en France requerir secours ; mais c’estoit parce que plus n’en pouvoient, & on les secouroit de lettres envoyer aux Florentins que ils se déportassent, ou ils encoureroient leur ire. Mais tout ce rien n’y valoit, ains s’en mocquoient, & disoient que c’estoit jeu d’enfant d’octroyer, & puis vouloir retollir, & que ainsi n’iroit mie. Et n’estoit pas grand honneur à la maison de France telle variation, comme d’aller contre ce qui estoit promis & scellé.
Ainsi: arguant, tant continuèrent la guerre les Florentins, que ils veinrent à chef de leur emprise, & par force preindrent la cité de Pise, & entrèrent dedans malgré les Pisains, nonobstant que le Roy à l’instigation de nos dicts Seigneurs les eust envoyez defier pour celle cause. Si pouvons dire & penser qu’il en est aux Florentins de tenir ou non les convenances du susdict traicté ; puis que le Roy avoit revocqué l’accord faict avec eulx, & depuis sont venus à leur intention. Ainsi & par ceste maniére que racomptée au vray, qui que aultrement le vouldroit dire, fut commencé & terminé le faict de Pise suibjuguée par les Florentins.
CHAPITRE XII.
Comment Nosseigneurs les Ducs d’Orléans & celuy de Bourgongne sceurent mauvais gré au Mareschal, pource qu’il n’avoit esté en l’ayde des Pifains contre les Florentins.
De ceste chose ont sceu mauvais gré nos dicts Seigneurs d’Orléans & de Bourgongne au Mareschal, & eulx & leurs adhérens en ont parlé en le blasmant. Et pource plusieurs gens qui ne sçavent point le faict au long, en parlent & ont parlé à l’adventure comme on faict de maintes choses sans sçavoir la vérité ne les causes de la chose, & ont dict que par son deffault nos dicts Seigneurs ont perdu la Seigneurie de Pise, qui seroit une belle chose à avoir pour eulx. Mais vrayement ils veulent tourner à blasme ce de quoy grand honneur luy appartient, & si aultrement eust faict, reproche seroit à luy ; car homme qui va contre ce que par délibéré sens & bon loyal conseil a une fois accordé, juré & promis, encourt reproche d’inconstance & deffault de foy.
Ce que nos dicts Seigneurs en ont dict & faict, & le mauvais gré qu’ils luy en ont sceu, je tiens fermement qu’il n’est venu de leur premier mouvement; mais d’aulcuns flateurs envieux d’entour d’eulx, comme assez de telles gens a en Cour communément, qui bien vouldroient trouver maniére s’ils pouvoient de desadvancer la bonne fortune & prosperité du Mareschal; mais si Dieu plaist à ce n’adviendront ja; car Dieu gardera son servant, & iceulx descherront en leur iniquité. Si pouvez veoir & noter vous qui ce livre lisez en ce pas cy, ou oyez, que homme ne peult estre si parfaict, ne tant de bien faire & dire, qu’il puisse avoir la grâce d’un chascun. Et tout ce vient par le vice d’envie qui court sur la terre.
(Le reste de ce Chapitre se réduit à des réflexions contre l’envie.)
CHAPITRE XIII.
Cy devise par exemples comment les bons sont communément enviez.
(Encore des réflexions inutiles.)
CHAPITRE XIV.
Cy preuve par exemples que on ne doibt mie tousjours croire ne adjouster foy en paroles & opinion du peuple.
(Même inutilité dans ce Chapitre.)
CHAPITRE XV.
Cy dit comment le Mareschal par la vaillance de son couraige entreprit d'aller prendre Alexandrie. Et des messaigers qu'il envoya pour ceste cause au Roy de Cypre.
En l’an mille quatre cent sept le bon Mareschal, qui ne pensé à autre chose fors comment tousjours augmenter & accroistre le bien de la Chrestienté, & l’honneur de Chevalerie, advisant la grande pitié & honte aux Chrestiens que les Sarrasins soyent Seigneurs & subjuguent les nobles terres d’oultre sner, qui deussent estre propres heritaiges des Chrestiens, si mauvaistié & lasche couraige ne les destournoit de les aller conquérir, luy va venir une haulte emprise au couraige. C’est à sçavoir que faisable chose feroit & assez legere qui l’oseroit entreprendre, & par bon moyen, que la cité d’Alexandrie, qui tant est noble & de grande renommée feust prise & ostée des mains des Sarrasins : laquelle chose s’il advenoit feroit grand honneur aux conquesteurs, & très-grand profit à toute la Chrestienté.
Si proposa que en ceste chose mettrait corps, chevance & pouvoir, & une saison y employeroit, plus long temps si mestier estoit. En ce temps estoit venu à Gennes un Ambassadeur de la part du Roy de Cypre, le tres-noble & reverend Messire Raymond de Lesture, Prieur de Thoulouze, & Commandeur de Cypre, homme de grand honneur, saige, preud’homme, & expert en toutes choses. Si pensa le Mareschal que il se descouvriroit à luy de ceste chose, tant pour en oüir son bon advis,comme pource que il avoit hanté le pays & grand piece frequenté avec les Sarrasins en la dicte ville d’Alexandrie. Si le pourroit adviser d’aucun bon point. Et comme le Mareschal a de coustume de ne lien entreprendre sans premièrement y appeler le nom de Dieu, & son ayde, alla un jour en pelerinaige à une devote Eglise qui est à une lieüe de Gennes, que on appelle nostre Dame la couronnée, & manda le Prieur de Thoulouze. Et après la Messe qu’il feit dire à grande solemnité, luy descouvrit le dict secret & toute son intention de ceste chose, de laquelle le dict Prieur feut tres joyeulx, & moult l’en réconforta. Et dit que sans faillir par ce que il luy pouvoit estre advis estoit chose tres-faisable, & que luy mesme volontiers y ayderoit de son corps, de gens & de chevance ; car l’emprise estoit agreable à Dieu, proffitable à la Chrestienté, & très honnorable à qui s’y employeroit. Si fut de ceste chose encores plus réconforté le Mareschal.
Et quand toute la maniére de ce faire eut bien advisée & tout délibéré en son couraig, & advisé ceulx qui propices & bons luy sembloient pour descouvrir ceste chose, & envoyer en ambassade là où convenable luy sembloit, comme sera dit cy après, il les feit appeller, C’est à sçavoir un tres-noble & notable Religieux de l’Ordre de Sainct Jean, appellé frere Jean de Vienne, & son Escuyer Jean de Ony cy dessus nommé. Et leur dit toute son intention, & leur devisa ce qu’il luy plaisoit que ils feissent. Mais pour ce que memoire ne peult bonnement toutes choses que les oreilles oyent si enclorre en foy que retenir les puisse, afin que rien n’oubliassent de leur commission, leur bailla par bel memoire escripte la maniére que il vouloit que ils teinssent. Laquelle dicte instruction & memoire, affin que rien je n’y adjouste du mien, comme elle veint de luy, celle mesme par articles, comme elle m’a esté baillée, ay incorporée & mise cy endroit, comme il s’ensuit.
« C’est l’instruction de toutes les choses que nous Iean je Maingre dict Boucicaut, Mareschal de France, avons donné en commission de poursuivre par nous és lieux cy après declarez, le septiesme jour du mois d’Aoust, en l’an de nostre Seigneur mille quatre cent sept, à vous noble Religieux frere Iean de Vienne, Commandeur de Belleville, & à vous Iean de Ony, nos très féaux & bien aimez.
Premièrement voulons & vous enjoignons que celle chose teniez secrete sur toute chose, par telle maniére que personne quelconque appercevoir ne le puisse, & à nul soit descouverte fors au Roy de Cypre vers qui vous envoyons, & à aulcun de son Conseil. Pource que si apperceüe estoit, nous pourroit tourner à destourbier. Et que vous partis de nous, au plaisir de Dieu, avec la charge que nous vous commettons & ordonnons, pour accomplir nos desirs, comme ceux en qui specialement nous nous fions, que mettiez toute diligence & peine de à vos pouvoirs l’accomplir, selon là forme & maniére de vostre instruction. Et suppofé que vous avons très-bien informez dés besongnes selon nostre volonté, lesquels sçavons bien que vostre bon sens les aura tres-bien en memoire, & que les mettrez à effect très-diligemment selon vos pouvoirs ; neantmoings pour vostre seureté, & affin que ayez plus parfaicte memoire de nous & de nostre plaine intention, vous baillons par escript ce qu’il nôus plaist estre par vous accomply au dict voyage.
Tout premièrement vous en irez à Venise, & là prendrez vostre passaige jusques à Rhodes. Si nous plaist bien que là puissiez demeurer de huict à neuf jours, si bon & expedient vous semble, & visiterez Monseigneur le Grand Maistre de Rhodes, auquel nous recommanderez, & aux autres Seigneurs, & de nos nouvelles leur direz, l’estat de par deçà, & que la cause de vostre allée est pour aucunes besongnes qui bien nous touchent, c’est à sçavoir pour les joyaux du Roy de Cypre, qu’il bailla en gaige aux Genevois au temps que nous feusmes en Cypre, pour recompense de trente mille ducats de despens que les dicts Genevois avoyent faict en l’armée de Famagouste, laquelle ville le Roy cuida usurper & tollir aux dicts Genevois, & par la paix & accord que nous feismes la rendit, & s’obligea à la dicte somme de deniers pour nos frais. Et luy dictes la forme & la manière que nous avons tenue avec le Prieur de Thoulouze, & la somme de deniers que luy avons baillée pour rachepter les dicts joyaux au nom du Roy. Et en cest espace de temps vous pourvoyez de navire pour vous porter en Cypre, & si par advanture ne le trouvez ; vous prierez de par nous le dict Monseigneur le Grand Maistre qu’il luy plaise le vous faire avoir.
Estans partis de Rhodes, quand il plaira à Dieu que soyez en Cypre, tout droict vous en irez à l’hostel de Sainct-Jean en Nicosie, & par le Lieutenant du Prieur de Thoulouze ferez sçavoir au Roy de Cypre vostre venue, & quand luy plaira que luy alliez faire la reverence. Et de luy oüye la responce, & venus en sa presence, nous recommanderez à sa Seigneurie. & à Messeigneurs ses freres, puis luy baillerez nos lettres de creance. Et quand son bon plaisir fera d’oüyr vostre creance, priez-le de par nous que ce soit si secretement que nul fors que luy entendre le puisse, ne s’en donner de garde. Et vous mesmes soyez bien advisez que si secretement soit que ne pussiez estre entendus.
Et tout premièrement le prierez de par nous très à certes que les choses que luy aurez à declarer veuille bien tenir secretes, pour les périls qui s’en ensuivroient, & pour son propre honneur & exaussement, Apres commencerez vostre narration, en disant que la bonne renommée qui en France & par tout le monde court desja de ses grands bienfaicts & des belles envahies qu’il a par plusieurs fois faictes sur les Sarrasins, & chascun jour faict, en s’efforceant de les grever, en quoy comme il appert n’espargne corps, vie, ne avoir, par tres-grande diligence, le faict tenir aujourd’huy un des jeunes Princes du monde qui le plus bel commencement a, & qui plus faict à louer.
Parquoy on espere que il veult & a desir d’ensuivre en hault honneur & pris de Chevalerie ses tres-nobles predecesseurs, qui tant acquirent de los en terre par les mérites de leurs vertus, & des grandes guerres & nobles emprises que ils feirent en leurs propres personnes contre les mescreans, & ennemis de la foy de Jesus Christ, qu’à toujours mais avec les vivans sera memoire de leurs grands bontez & vaillance. Et pource nous qui désirons de tout nostre cœur l’honneur & exaussement de son noble Estat & Seigneurie : pour laquelle chose vouldrions exposer corps & avoir, par plus grande affection que pour Prince qui vive, après la personne du Roy de France & de nos Seigneurs de son sang, pour les dicts grands biens qui sont dicts de son bel & bon gouvernement és terres voisines, & en toute part desirans d’estre cause que tousjours sa belle jeunesse continue de mieulx en mieulx, avons advisé une haulte & noble emprise digne de memoire à tousjours mais, & de souverain los pour luy, si Dieu par sa grâce la donnait venir à bonne fin, ainsi que elle est bien faisabie, si à ce luy plaist entendre.
Et pour ceste cause, c’est à sçavoir pour luy annoncer la chose que avons bien discutée en nous mesmes ayant que deliberée l’avons, laquelle nous semble agreable à Dieu, & proffitable à toute Chrestienté si Dieu la donne achever, vous avons envoyez devers sa Royale Majesté. Et adonc vous envoyer de par nous descouvrirez au dict Roy de Cypre tout le dessein que pris avons sur la prise de la cité d’Alexandrie. Et tousjours bien luy notez & repliquez si mestier est où il escherra, que pour ce que nous voyons sa bonne volonté, voulons employer nostre propre personne, & celle de nos parens, amis, & serviteurs, en sa compaignée, ayec nostre chevance. Et que à ce faire nous meuvent quatre principales raisons.
La premiere est, pour le pur amour de nostre Seigneur, voulons nous employer à son service, & le bien & exaussement de Chrestienté. La seconde pour acquérir merite à nostre ame. La tierce, pour ce que nous vouldrions estre cause, cornme dict est, que sa force & sa belle jeunesse s’employast à tout bien faire ; parquoy los à tousjours luy en demeure. Et la quarte, pour la cause qui doibt esmouvoir tout Chevalier & Gentilhomme que son corps incessamrnent employé en la poursuite d’armes, pour acquérir honneur & renommée. Et après ces choses dictes, pour mieulx animer & accroistre le desir du dict Roy à entendre à ceste chose, luy monstrerez par bonne maniére comment Dieu luy monstre grand signe d’amour, quand il luy mect en main si haulte chose, sans grand coust de sa part, mais le plus aux depens & labeur d’autruy. Et que s’il le refusoit, peur debvroit avoir que Dieu s’en courrouçait, & que aussi jamais nul n’auroit fiance que de grand & hault couraige feust ne entreprenant ».
CHAPITRE XVI.
Encores de ce mesme, de l’instruction que le Mareschal bailla à ses Ambassadeurs de ce que dire debvoient au Roy de Cypre.
« Apres que vous aurez dict bien & bel ordonnément toutes ces choses au dict Roy de Cypre, vous prendrez bien garde au changement de son visaige, mesmement quand vous parlerez à luy; car par ce vous pourrez adviser si la besongne luy plairra, ou non, & par ce pourrez estre plus advisez de parler. Et s’il vous demande comment se pourrait faire celle entreprise sans qu’il feust sceu, & où feroit prise si grand finance comme il y conviendroit. A ces deux choses yous respondrez, en luy demonstrant comment il pourrait faire son armée en son pays, tenant maniere que ce feust pour la guerre que il a au Souldan, & nous prest au temps & au terme que luy mesme vous diroit. En telle maniére que quand nous luy ferions sçavoir nostre venue montast sur mer, se partist, & feist semblant de venir à Rhodes. Et adonc luy ferions au devant à Chastel rouge, & là nous assemblerions, & partirions à tout nostre ost au nom de Dieu tout-puissant, & tiendrions nostre chemin vers Alexandrie.
Et aussi seroit bien au feift, que il trouvait maniére d’envoyer secretement un Cyprien ou un Arménien demeurer dict lieu cf Alexandrie., par lequel il sceust toutes nouvelles, & feist à croire à ce luy mesme que ce seroit pour la guerre qu’il a au dict Souldan, & ceste voye seroit bonne. Et quand à la mise qu’il y conviendroit, luy direz que nous sçavons bien que soustenir ne pourroit si grands charges & despens que feirent ses predecesseurs, par lesquels la dicte cité feut autrefois prise, mesmes de nostre aage, car trop a esté du depuis le pays grevé. Et pour ce tout ainsi que le voulons ayder de nos personnes & de gens, semblablement nous plaist le faire de nostre chevance. Et affin que il voye & sçaiche que ceste chose avons bien en tous les points advisée, nous semble que pour ce faire telle quantité de gens d’armes suffiroit, toutesfois selon nostre advis, lequel remettons tout en sa bonne ordonnance & discretion.
Tout premièrement mille hommes d’armes de bonne estoffe, mille varlets armez, mille arbalestriers, deux cent archers, deux cent chevaulx, sans ceulx que nous prendrions par delà. Item de navire cinq grandes naves, deux galées, & deux galées huissieres, garnies de vivres pour six mois. Apres ces choses dictes, vous luy pourrez dire la despense qu’il convient, laquelle n’est pas grande selon l’effect, & peult monter environ cent trente deux mille florins. Les deux galées & les deux dictes huissieres valent de naule pour mois cinq mille florins, qui monte pour quatre mois vingt mille florins. Les mille arbalestriers valent pour mois cinq mille florins. Les deux cent archers valent pour mois mille florins, qui monte pour quatre mois quatre mille francs. Les mille hommes d’armes, avec les mille varlets, & les deux cent chevaux, valent pour mois douze mille florins, font pour quatre mois quarante huict mille florins. Item pour les vivres dix mille florins, & pour ‘lartillerie & autres habillemens necessaires dix mille florins. Somme pour toutes choses cent trente deux mille francs. Laquelle finance conviendrait toute avoir en la ville de Gennes, qui feust preste environ le mois de Décembre prochain venant, affin de faire les provisions comme il appartiendrait, nonobstant que toutes ne seroient mie prises à Gennes, mais en plusieurs lieux, affin que la chose ne peust estre imaginée. Et conviendroit que la dicte armée partist de par deçà environ le mois d’Avril.
De ceste dicte finance que mettre hors conviendroit vouldrions de bon cœur payer nostre part ; mais veu & consideré que ceste chose viendra tout à l’honneur & renommée du dict Roy, nous semble que bien est droict que à tout le moins en paye la moictié, qui feroit en somme soixante six mille florins. Et encores au cas qu’il ne pourrait fournir à ceste dicte somme, payast soixante mille. Mais; besoing seroit que le plutost que faire se pourrait que on les eust à Gennes ; car le mieulx seroit tost que tard. Et encores s’il n’avoit toute la dicte somme preste à temps, que besoing on le supporteroit jusques à qu’il feust retourné en son pays jusques à la somme d’environ dixhuict ou vingt mille florins : mais que faulte n’y eust que lors on les trouvast prests. Et sur ce point dire au Roy comment Monseigneur de Thoulouze, qui tant l’aime, & desire loyaument le bien, l’honneur & exaussement de sa personne, loue ceste chose plus que autre chose du monde, auquel il pourroit envoyer fiablement la dicte finance ; & mesmement si le Roy ne l’avoit, le dict Monseigneur de Toulouze en feroit finance au nom du Roy par deçà, ayant de luy le commandement & puissance : car de ce faire po’ur lauthorité de luy est suffisant, & de plus grande chose, si mestier estoit. Ainsi & par celle forme direz au dict Roy de Cypre. Et s’il repliquoit que il eust aucune doubte d’aucun de son Royaume, pourquoy pourroit estre péril pour luy à aller hors, respondre luy pourrez que il mene avec luy tous ceux de qui doubter se pourroit. Item, s’il disoit qu’il sçait bien que les Genevois ne l’aiment mie, si se douteroit de la quantité des Genevois qui viendraient en la dicte armée. Responce, que les gens d’armes, varlets & archers qui seroyent de France, seroyent tous à son commandement & obéissance de çe ne feist nulle doubte. Et s’il advenoit que le Roy feust bien d’accord de ceste chose, & que il voulust y mettre plus grande mise du sien, & plus grande quantité de gens-d’armes & de navire qu’il n’est devisé : dire luy pourrez que de tant que plus y mettroit, de tant prendroit-il plus en butin, & raison feroit : car qui plus y, mettra, plus prendra. Par ceste maniére direz toutes les choses sus escriptes au Roy de Cypre ; & du surplus que il escherra à dire, si mestier est, nous en attendons à vostre bonne discretion ; & tenons à faict & dict ce que vous en ferez ».
CHAPITRE XVII.
Cy devise la grande chere & belle responce que le Roy de Cypre feit aux Ambassadeurs du Mareschal.
Tel que j’ay devisé fut le Memoire de la commission baillée du Mareschal au Commandeur de Belleville, & à Iean de Ony, envoyez au Roy de Cypre, pour l’emprise d’aller prendre Alexandrie. Lesquels deux Ambassadeurs se partirent de leur Seigneur, & à brief dire tant exploicterent de leur erre, que ils arrivèrent au dict pays de Cypre, où ils parfournirent bien & bel & saigement leur ambassade, tout en la maniére que commis leur estoit. Si nous convient dire la responce que on leur fist.
Le Roy de Cypre si tost qu’il sceut la venue des Ambassadeurs, tantost les envoya quérir, & à très-grand honneur & chere les receut. Et quand il eut assez demandé de l’estat & santé du Mareschal, & de l’estre de Gennes, & qu’il les eut à certains jours oüy parler tout au long, respondit à joyeulse chere en telle maniére, & par moult belles paroles. Comment il debvoit bien remercier Dieu qui si grand grâce luy donnoit, que il: noble & haulte entreprise luy estoit annoncée de si vaillant homme que estoit le Mareschal, & que il appercevoit bien la grâce, amour, & affection que il avoit à luy & à son advancement, & le desir que il avoit que luy qui estoit jeune, & encores de petit sens & vaillance, se peust advancer en pris & los, & que il y paroissoit bien, quand luy- mesme en personne, ses amis & son avoir y vouioit employer. Si ne le pouvoit assez louer ne remercier à la centiesme partie de ce grand bénéfice, ne jamais faire chose qui y peust suffire. Et que moult avoit .grand joye de ceste chose, laquelle estoit notable & de grande entreprise, & pour ce ne se debvoit encommencer sans grand advis & délibération. Si penseroit sans cesser la voye & la maniére comment feroit le meilleur d’en faire, & tost & en bref leur en rendroit si bonne responsce, que son honneur y seroit, & que pour contents s’en tiendroient, & que ils feissent bonne chere, que tres-bien feussent venus, & que si rien leur failloit que ils prissent le sien comme le leur propre.
Adonc luy demanderent les Ambassadeurs si c’estoit son plaisir que un de son Conseil qui nommé estoit Perrin le jeune, que il moult aimoit, sceust ceste chose. Car au cas que il luy plairroit, ils luy bailleroient unes lettres que le Mareschal luy avoit escript de ceste besongne : car il sçavoit que le Roy l’aimoit moult, & se fioit en luy. Si respondit qu’il luy plaisoit trés-bien.
Les dictes lettres presentées de la part du Mareschal à iceluy, & la chose descouverte, & tous les points monstrez comme au Roy avoient faict, feit semblant que de ceste besongne eust une merveilleuse joye. Et sur tout remercioit le Mareschal de toute son affection de ce qu’il luy en avoit daigné escripre, & que il luy plaisoit que il le sceult. Si y tiendroit si bien la main, en monstrant au Roy que comment que il feust ne feust refusant à si grand offre, que on s’en apperceveroit bien. Ne demeura gueres après que le Roy arraisonna les dicts Ambassadeurs, & leur prit à compter l’achoison que il avoit eue de faire guerre aü Souldan, & que avant la guerre il souffroit ses gens marchander, & aller & venir en sa terre & pays paisiblement, jusques à ce que Messire Raimond de Lesture, Prieur de Thoulouze, & Commandeur de Cypre, fut detenu en Alexandrie, & mené au Kaire, Pour laquelle detenue & encombrier il escrivit au dict Souldan que il le voulust délivrer, & moult luy recommanda, desquelles lettres ne feit nul compte, ne rien n’en feit. Parquoy, ce dict le Roy, quand je veis cela, considerant que j’avois faict autres fois aux siens de grandes courtoisies, je fus moult indigné, & poursuivis tant qu’il en feut hors moyennant vingt cinq mille ducats que il paya. Et après en despit de ce envoyay deffier le dict Souldan, qui peu de compte en teint. Si envoyay tantost une galée courir sur le pays du dict Souldan, qui moult grand dommaige luy porta, & prit la plus belle nave que ils eussent chargée de marchandises.
Et ainsi pays gastant, & prenant proyes, alla ceste galée courir contremont le fleuve du Nil bien quinze milles, Parquoy j’apperceus leur lascheté, & depuis leur ay porté maint dommaige, dont je remercie nostre Seigneur Dieu qui a voulu que j’aye eu achoison de leur faire guerre, & affin que je les prise & doubte moins, m’a donné caufe de les congnoistre avant que l’emprise que annoncée m’avez me veint entre mains. Car je fais, moins de compte d’eulx cent mille fois que devant ne faisoye, & plus les essaye & moins les redoubte. Car des plus lasches & plus foibles, encores qu’ils soyent grand nombre, les trouve, tant que je veois bien que pour multitude de gens que ils soyent, on ne les doibt accomparer à un peu de bonnes gens. Si congnois bien que nonobstant que soye peeheur, & non digne que Dieu m’aime, qu’il veult qu’en moy soit relevée & renouvellée la renommée de mes vaillans predecesseurs, qui celle mesme entreprise acheverent, ausquels de tout mon cœur je desire ressembler. Et Dieu m’en doint la grâce. Car quant est du coust & mise je n’en fais compt, ne de quelconque autre peine.
CHAPITRE XVIII.
Cy devise comment le Roy de Cypre s'excusa vers les messaigers du Mareschal de non aller sur Alexandrie.
Sur ceste forme & manière parla au commencement de leur venue le Roy de Cypre aux dicts Ambassadeurs du Mareschal. Mais avant que guéres de jours passassent après, il ne se parforçoit pas moult de leur tenir compte de la dicte besongne. Parquoy ils peurent bien appercevoir que autre conseil l’avoit desineu, & que celuy Perrin dessus-dict, à qui les lettres de par le Mareschal avoient baillées, n’avoit pas bien tenu ce qu’il leur avoit promis. Si commencèrent à solliciter le Roy que response absolüe de son intention leur voulust bailler : car ja avoyent assez demeuré, & ainsi plusieurs fois luy dirent, & luy aucunes fois leur faisoit response, qui leur donnoit esperance que il y voulust bien entendre. Mais il disoit que il y convenoit grand regard, pour la chose qui estoit moult pesante. Et autres fois faisoit response assez froide, pour les doubtes que il y mettoit.
Toutesfois tant le solliciterent que le vingt quatriesme jour d’Octobre, l’an dessus dict, leur feit absolue response, qui fut telle. Il dist que sans faillir depuis leur venue, n’avoit cessé de penser à celle besongne, comme à la chose en ce monde à quoy il desiroit plus entendre. Mais que moult luy estoit griefve, & de grand poids pouvoit bien estre, pour sa petite congnoissance. Car ce qui feroit paradvanture leger à une aultre, & de briefve délibération à un Saige, estoit un grand travail & obscur pensement à luy pour son jeune aage, qui excusoit son petit sens. Et pour ce avoit conclu, nonobstant que il sçavoit bien que son tres-cher & especial amy le Mareschal l’avoit imaginé & pensé pour sa très-grande vaillance, & luy avoit annoncé loyaument pour son bien & advancement, que il n’y entendroit mie pour ceste fois. Et que à ce le mouvoient trois principales raisons. L’une estoit le très-grand péril où il se mettroit de laisser son pays, veu & consideré les Turcs qui luy sont voisins, qui sont gens de grande puissance, qui pourroient tandis courir son pays, & par advanture l’en desheriter. Combien que de ce premier point se departiroit assez legerement. Mais quant au deuxiesme, que il doubteroit plus la guerre couverte que la guerre ouverte. Car il sçavoit bien que luy party de son pays,il y en avoit maints par advanture que on cuideroit qui feussent ses meilleurs amis, lesquels ne se faindroient mie de luy tollir sa Seigneurie, & ainsi pourroit perdre le seur pour le non seur.
La tierce raison estoit pour le doubte que il avoit des Genevois, qui de longtemps l’avoient si mal traicté, comme chascun pouvoit sçavoir, & pis luy eustent faict, ce sçavoit-il bien, si ne feust son bon amy le Mareschal qui les en avoir gardé. Et que ainsi ces trois principales raisons, avec leurs dépendances, c’est à sçavoir le doubte du faict de guerre, dont nul ne peut sçavoir la fin, fors Dieu, ne à qui la victoire en sera, luy font sembler 1a chose trop perilleuse & doubteuse pour luy. Et veu mesmes que le Mareschal ne seroit mie à Gennes, qui garder peust les dicts Genevois de luy porter dommnaige. Et que ce n’estoit mie par faulte de couraige ne lascheté, ne de petit desir de n’y vouloir entendre, mais seulement pour les susdictes doubtes. Car feust le Mareschal certain que la chose ne luy partiroit du cœur jour de sa vie, quoyque pour le present n’y entendist. Mais que au plaisir de Dieu mettroit toute peine de disposer tellement & de longue main ses besongnes, qu’encores un temps viendroit qu’il y entendroit. Et que il prioit le dict Mareschal, en qui il avoit fiance sur tous les hommes du monde, que il ne voulust départir son cœur de ceste chose, ains luy pleust l’ayder à se préparer & ordonner, comme il le pouvoit bien faire. Si que eulx deux peussent encores user leurs vies ensemble au service de nostre Seigneur. Et que il luy pleust le reputer & tenir à fils, car quant à luy il le tenoit pour père, & par son bon conseil se vouloit gouverner. Et pour conclusion, que il se reputoit tant tenu à luy de ce que tel soin avoit de son bien & advancement, & des grandes offres que il luy faisoit, que jamais meriter, remercier, ne guerdonner assez suffisamment ne le pourroit. Et à tant se teut le Roy, & les dicts Ambassadeurs prirent congé de luy, & au plus tost que ils peurent s’en retournèrent à Gennes vers le Mareschal, & tout luy racompterent ce que trouvé avoyent.
CHAPITRE XIX.
Cy parle du faict de l’Eglise, & comment le Mareschal voulut empescher le Roy Lancelot que il n’allast prendre Rome.
En la maniére dessus dicte le bon Mareschal a employé son aage & tout son temps en bien faire perseveramment de mieulx en mieulx. De laquelle chose n’est encores lassé, ny ne sera toute sa vie, si comme on peult, par raison penser : car le Proverbe commun lequel est vray dit : La bonne vie attraict la bonne fin. Si ne pourroye racompter toutes les choses, belles & notables en faicts & dicts que il a faictes, & continuellement & par chascun jour & heure faict & sont par luy terminées : car tant en y 'a que c’est un abysme. Si me passe seulement de dire grossement & en général ses principales emprises, & les advantures qui luy adviennent, & où il se treuve ; afin de continuer mon propos, qui est de monstrer sa grande vaillance, pour ce que ce peult estre un exemple à tout noble Chevaleureux. qui oüir le pourra, d’estre bon en faicts & en mœurs. Si ay racompté cy-dessus comment entre les autres bons desirs & nobles faicts, que il avoit en volonté, estoit son intention & est par grande affectioa de travailler à la paix de saincte Eglise. Lequel desir nulle heure ne départ de son bon couraige, comme il le monstre par effect, comme celuy qui ne cesse à son pouvoir, & tousjours a faict. Mais la faulse convoitise attisée emflambée par l’ennemy d’enfer és cœurs d’aucuns Prélats de l’Eglise, aveuglez par detestable & mauvaise detraction, & par rnale ambition & desordonnée avarice, ne souffre, quelque peine que le dict bon Mareschal & les autres bons y mettent, terminer si tost la chose, ne tirer à bon effect. (Nous supprimons ici une page drexclamations ridicules contre les ambitieux).
Mais à venir à nostre propos; de monstrer comment le bon preud’homme, dont nous parlons, c’est à sçavoir le Mareschal, mect tousjours toute peine à tirer à fin d’union, pource que toutes choses ne se peuvent dire ensfemble, comme dict est, adveint comme assez de gens le sçavent, que nostre Pape d’Avignon & celuy esleu de Rome, (tant y avoit travaillé le bon Mareschal, & plusieurs autres bons Seigneurs,) feurent tous deux d’accord ou feignirent estre, ( car feintise voirement estoit ce, comme il y a paru, ) de ceder. Si avoit chascun d’eulx promis que pour mettre l’Eglise de Dieu en paix il cederoit, à condition que l’autre le voulust semblablement faire. Mais les faulx hypocrites, (tels se peuvent-ils par l’effect de leurse ouvres appeller,) s’entre entendaient bien. Car ceste malicieuse voye ont faict à sçavoir entre eulx, pour se excuser chascun sur son compaignon, disant : mais que il cede, je cederay. Et semblablement respond l’autre. Et ainsi est la fable du Ricochet. Car ils ont plus cher avoir ce morceau eulx deux, que un tiers y soit mis, & eulx deposez. Mais C’est le morceau qui les estranglera. Dieu advance l’œuvre.
Et ainsi par ceste voye passent & dissimulent le temps, & font muser en vain après eulx & leurs fallacieuses responses tous les Princes du monde. Et debvoit lors que le dict accord fut pris le Pape de la Lune[58], dict d’Avignon, aller en un chastel appellé Portovehere, qui sied au bout de la riviere de Gennes, & celuy de Rome[59] debvoit aller en la ville de Lucques, qui est à une petite journée du dict chastel de Portovenere. Et là debvoient ordonner un certain lieu, auquel s’assembleroient pour renoncer au Papat, presente l’assemblée .des Cardinaulx & du Concile général, à ce que eslection d’un seul Pasteur feust faicte par la voye du Sainct Esprit, .comme Dieu l’a ordonne.
Ponr conclusion de ceste chose, tant feurent timonnez du Mareschal & des autres bons, qui tendoient & tendent au bien de paix, tous les deux, que excuser bonnement ne se peurent que ils n’allassent es dicts lieux; ordonnez. Mais leur venue peu profita. Car à le faire brief, la conclusion feut telle, que la difficulté du lieu trouver où s’assembler debvoient feut si grande, que ils n’en peurent estre d’accord. Et quand l’un vouloit une chose, l’autre le contredisoit, & eslisoit une autre voye, laquelle semblablement l’autre desnioit. Si s’entendoient bien les faulx damnez. Car il n’est pas doubte, que entre eulx avoyent faict celle faulse conspirration, pour abuser le monde par telles fallaces, & ainsi feirent semblant de non pourvoir accorder. Et dire les causes de leurs frivoles excuses, feroit long procès sans necessité. Mais à dire en bref vrayement; tout ainsi que un diable est plus imnalicieux que l’autre, & s’entredeçoivent, nonobstant qu’ils soyent compaignons, nostre Pape de la Lune sceut tenir telle voye & maniere, que de ce desaccord bailla tout le tort à celuy de Rome, au dire de tous, tant d’un costé que d’autre. Pour laquelle cause les Cardinaux de Rome le laisserent, & s’en allèrent malgré luy en la cité de Pise, & tant que il ne demeura en toute Italie Seigneur ne terre qui le favorisast.
Parquoy quand il veid ce, envoya requerir au Roy Lancelot de Naples que il le secourust, laquelle chose volontiers accorda; en intention d’usurper & tirer à foy par celuy moyen & voye la cité de Rome & tout le patrimoine, comme il feit après, comme il sera dict. Si promeit le dict Lancelot que il luy aideroit de tout son pouvoir par tout & contre tous, dont pour celle cause tant s’orgueillit le dict Pape de Rome, que du tout fut obstiné en son propos de non condescendre à la volonté d’un Concile général. Si alla tant ceste susdicte alliance de Lancelot avec l’Antipape de Rome, que ils traicterent entre eulx par leurs messaigers, que par certains moyens, comme dict sera, Lancelot prendroit la Seigneurie de Rome, par telle condition que quand il l’auroit, luy-mesme à grande puissance que nul ne luy oseroit contredire, l’iroit quérir à Lucques & l’emmeneroit. Et ainsi feut deliberée ceste chose.
De ce mesme, & comment Paul Ursin Romain meit le Roy Lancelot à Rome par argent qu'il receut.
Les nouvelles de la susdicte emprise, comment le Roy Lancelot debvoit favoriser & secourir le Pape de Rome, & comment son intention estoit de se parforcer de prendre la cité de Rome, veindrent aux oreilles du Mareschal. De laquelle chose feut durement irrité. Car bien luy sembla que ce pourroit estre grand empeschement & empirement de traicté de paix au faict de l’Eglise. Et aussi moult luy pesa que la cité de Rome, qui doibt estre & est le droict patrimoine de l’Eglise, deust par telle tyrannie estre ravie & usurpée. Et par especial d’un si mauvais Chrestien comme il est, & ennemy du Roy de France, & si grand adversaire du Roy Louys, cousin-germain du dict Roy de France. Si sceut comment le dict Roy Lancelot allait ja à toute sa puissance par mer & par terre, pour y mettre le siege. Si feut moult en grande pensée de trouver aulcune voye que ceste chose feust empeschée.
Et quand il eut délibéré de ce qui estoit le meilleur à faire, il appella un de ses Gentilshommes que il sçavoit vaillant, saige, bon & diligent, nommé Iean de Ony, duquel est parlé autrefois en ce livre. Si luy dit en ceste maniére. Vous vous en irez de tire à Rome, & parlerez à Paul Ursin, auquel me recommanderez, & de par moy luy direz, que luy qui est comme le chef & principal de Rome, & qui l’a en gouvernement, veuille monstrer par effect à ce grand besoing la loyauté, preud’hommie & vaillance qui tousjours a esté en luy, & en ses nobles & anciens devanciers, si que.de toute sa puissance & force il monstre la feauté & bout amour que il porte, comme il est tenu à la cité de Rome, En telle maniére que il ne veuille souffrir que elle soit ainsi contre droict & raison baillée, ne soufferte en mains estrangeres, & en Seigneurie de nouvel Tyran. Laquelle chose s’il advenoit feroit tres-grandement à l’empirement de l’honneur de la cité & des Romains, Et que s’ils, ont esté & font grands & de noble couraige, desprisans servitude plus que gens du monde, à teste fois le veuillent monstrer. Et que de ce je le prie tant comme je puis, & le fais certain, & luy promects que s’il se tient hardiement, & s’il deffend par grand vigueur contre le dict Lancelot, si y aura grand honneur à tousjoursmais, & que je le secoureray à tout grand puissance sans nulle faulte dedans quinze jours.
Iean de Ony à tout ceste comission s’en alla batant à Rome, & avec luy par le commandement du Mareschal un autre Escuyer bon & appert, nommé le Bourt de Larca. Si feit sa légation à Paul Ursin bien & saigement, tout en la forme & maniére que enjoint luy estoit. Et oüyes les paroles, à dire en brief ce que Paul Ursin en feit, il monstra semblant que moult estoit liez de ce que le Mareschal luy mandoit, en disant qu’il l’en remercioit de bon cœur. Et que par faulte de couraige, & de mettre toute peine, diligence, corps, avoir, & vie, ne demeureroit mie que Lancelot ne trouvast grande resistance. Et que à Rome y avoit assez vivres pour cinq mois, & puissance pour souffrir tant que ils feustent secourus. Si mettroit grand soin que ils se teinssent forts contre le siege. De ainsi faire & tenir loyaument le jura & promeit Paul Ursin à Iean de Ony, & que sans faulte deffendroit la cité hardiment jusques au dict terme, & tousjours à son pouvoir, attendant le dict secours. Et pour mieulx monstrer au Mareschal la voye que il debvoit tenir, luy-mesme figura de sa propre main la cité de Rome sur un peu de papier, & la cité d’Ostie qui là prés sied, & la maniére & place où l’on pourroit combatre par mer le navire du Roy Lancelot, aussi devisa l’ayde que il feroit au Mareschal, bailla enseigne comment on le congnoistroit, & dict la maniére comment Lancelot pourroit estre desconfit par terre.
Toutes ces choses certifia à tenir le desloyal Paul Ursin, qui oncques rien n’enbteint. Car deux jours après que le dict Iean de Ony partit d’avec luy, il meit luy-mesme le Roy Lancelot dedans Rome, moyennant vingt-six mille florins que il receut, & deux chasteaux, Et Iean de Ony, qui en piece n’eust pensé ceste mauvaistié, s’en retourna devers le Mareschal, Toutesfois il laissa son compaignon à Rome, c’est à sçavoir le susdict Bourt de Larca, pour faire sçavoir toutes nouvelles au Mareschal, & pour tousjours solliciter Paul Ursin des susdictes choses. Mais en s’en retournant trouva la venue du Roy Lancelot plus advancée que luy ny le Mareschal ne pensoient. Car ja estoit; le dict Roy à toute sa puissance par terre & par mer au siege devant la cité d’Ostie, qui sied à la rive du Tibre prés de Rome» Et avoit en sa compaignée par terre environ de huict à neuf mille chevaux, & deux cens hommes à pied. Et par mer avoit en navire sept galées subtiles, & deux grosses galées huissieres, & bien soixante dix barques chargées d’habillemens de guerre & de victuailles.
Ces choses veües & sceües, le dict Iean de Ony, qui veid le besoing de tost haster la chose, exploicta tant son erre, que en quatre jours feut de Rome à Portovenere. Auquel lieu trouva le Mareschal, qui après le rapport ne musa mie, ains meit telle diligence en la besongne que le quatriesme jour d’aprés il appresta toute son armée, tant de gens d’armes, comme de naves, d’arbalestriers, de vivres, & de toutes choses à ce necessaires. Et celuy jour monta en galée. Si avoit en sa compaignée huict galées & trois brigantins, les mieux armées & fournies de gens d’armes & d’arbalestriers que on peut veoir. Desquelles dictes galées avoit faict Capitaines ceulx de qui les noms s’enfuivent. Luy-mesme feut le Capitaine de la premiers nave. Dom Iames de Prades de la secondé. Iean de Lune, nepveu du Pape, de la tierce. Messire Girard de Cervillon, & le Mareschal du Pape, de la quatriesme. De la cinquiesme Frere Raimond de Lesture, Prieur de Thoulouze. De la sixiesme le Seigneur de la Fayette. De la septiesme Messire Robert de Milly. Et de la huictiesme Iean de Ony. Si estoyent en ceste compaignée entre les autres nobles & renommez gens, ceulx dont les noms cy enfuivent, Messire Guillaume Muillon, Messire Lucas de Flisco, Messire Gilles de Pruilly, Messire Beraut du Lac, Guillaume & Hugues de Tholigny, le Sire de Montpesat, Robert de Fenis, Capitaine de l’un des brigantins, Gilet de Grigny, Chabrulé de Ony, nepveu du susdict Iean de Ony, & plusieurs autres, qui long feroit à dire.
A tout ceste belle compaignée se partit le Mareschal. Mais comme Dieu le voulut pour son mieulx tantost se leva un vent contraire, & un oraige si très-grand, que nullement ne pouvoit aller avant, dont tout vif enrageoit. Et contre le vent par droicte force alla jusques devant Moutron ; mais pour néant. Car la tempeste s’enforcea si, tres-grande que il luy conveint tourner arriere. Et dura cest oraige par trois jours. De laquelle chose tant, estoit dolent le Mareschal que plus ne pouvoit.
Et ainsi en attendant tousjours que la tourmente cessast, pour le grand desir que il avoit de parfournir son emprise, ne souffroit que nul de ses gens ississent hors du navire, jusques à tant que le susdict Bourt de Larca, que le dict lean de Ony avoit laissé à Rome, comme dict est devant, arriva, qui venu estoit à grand haste, & par maints périls. Lequel dict les nouvelles comment Lancelot avoit esté par Paul Ursin mis à Rome, comme dict avons devant. Laquelle chose moult pesa au Mareschal. Mais tous ceulx qui avec luy estoyent regracierent nostre Seigneur de l’oraige & tourmente qui les avoit empeschez d’aller plus avant. Car sans faillir si jusques la feussent allez, tous eussent esté trahis, morts & péris. Mais Dieu, qui tousjours défend les siens, garda adonc son servant le bon Mareschal, qui demeura dolent & courroucé de ce qui advenu estoit. Mais ne défaillit mie pourtant en luy l’ardente volonté de tousjours travailler au bien & paix de Saincte Eglise.
Ains puisqu’il avait failly à une de ses voyes, pour venir où il tendoit, C’est à sçavoir d’empescher celuy de Rome que il ne feust favorisé par la puissance de Lancelot, comme dict est, il prist à penser que il cercheroit voyé & manière de tant faire par toutes les parties d'Italie qui au dict Pape de Rome obeissbient, que ils feussent advertis congneussent les grands maulx & inconveniens qui à cause de l’erreur du dict Pape de Rome, & aussi de celuy d’Avignon, & par leur obstination, advenoit en la Chrestienté. Et à ce tant se peina que il leur ouvrit les yeux de vérité en ceste cause. C’est à sçavoir que bon feroit que un seul Pasteur feust esleu par saincte voye, & ces deux maudits deposez. Et semblablement feit tant par ses saiges & bonnes maniéres, avec l’ayde de Dieu, vers tous les Roys, & les terres & pays qui au dict Pape de Rome obeissoient, comme en Angleterre, Alemaigne, & ailleurs, & pareillement de celuy d’Avignon, comme France, Arragon, Espaigne, & autre part, que tous les Princes de la Chrestienté, & chascune puissance de pays mettrait peine à tendre à l’union, & que plus nul de ces deux ne feroit favorisé ny soustenu en son erreur.
Et ainsi par long travail, non mie tout en un jour, mais en l’espace de plus de trois ans, ( car trop y a à faire de ramener infinies opinions, & diverses faveurs à une seule,) a tant faict par son saige pourchas, que il est venu à ce que il tendoit. C’est que tous les Princes de la Chrestienté qui leur obeissoient, & toutes les terres & pays sont aujourd’huy d’accord, & mesmement le Roy Lancelot, (qui fouloit favoriser celuy de Rome, comme dict est,) que tous deux cedent, & un vray Pape soit esleu. Et chascun endroict soy y travaille. Et au cas qu’ils y soient contredisans, & ne aillent à la journée, qui pour ceste cause est prise à certain jour au mois ci’Avril, en cest an mille quatre cens huict, en la cité de Pise, où le Concile général doibt estre assemblé, & eulx-mesmes y sont appellez, & ja de toutes parts y vont Preslats, & Ambassadeurs de tous les Princes & pays, ( en laquelle chose France a grand honneur, le Roy & les Princes d’icelle, avec la noble Université de l’estude de Paris, qui grand peine & par longtemps y a mis, ) ils seront delaissez seuls comme heretiques damnez, mauvais & detestables, de tous leurs Cardinaux, de tous les Princes, & de toute gent, & leur sera ostée toute puissance, & punis s’ils peuvent estre tenus, & un nouvel esleu par le sainct College, sans contraincte, en maniére deüe, par la voye du Sainct Esprit.
Laquelle chose Dieu par sa saincte misericorde, veuille terminer briefvement, au bien & paix de toute la Chrestienté, comme mestier est, par il n’est; nul doubte que à cause de ce Schisme sont venus par l’ire de Dieu les maux qui depuis sont venus au monde moult merveilleux. Et en cest estat, & soubs la forme que en brief je devise, est à celuy jour dixiesme de Mars, mille quatre cens huict, le faict de l’Eglise ; environ lequel jour doibvent partir pour aller au dict Concile les Envoyez du Roy de France, c’est à sçavoir le Patriarche d’Alexandrie, & autres notables Prélats, & nobles Clercs de la dicte Université de Paris, & mainte gent d’authorité. Si en lairray à tant, & diray des autres bien faicts du vaillant Chevalier en qui prenons nostre matière.
CHAPITRE XXI.
Cy devise comment le Mareschal en venant par mer de Gennes en Provence, combatit quatre galées de Mores, où grande foison en y eut d'occis.
Le bon champion de Jesus-Christ, s’est à sçavoir le Mareschal, qui est de coeur, de Volonté & de faict le vray perscuteur des mescreans, eut volonté d’aller en Provence veoir sa belle & bonne femme, & visiter sa terre. Si se partit de Gennes le vingtiesme jour de Septembre, en l’an mille quatre cent huict, & monta sur la galée de la garde de Gennes. Et ainsi comme il alloit par mer, oüit nouvelles que quatre galées de Mores estoyent en son chemin. De ceste chose demanda advis aux vaillans hommes qui avec luy estoient, & que il leur sembloit qu’estoit bon faire. Et ils respondirent que il estoit presque nuict & que ils conseilloient que il demeurast ceste nuict à Porto Morice, & que il envoyait tout coyment sçavoir où ils estoyent, & que le lendemain feist ce que bon luy sembleroit : mais que ils le prioient que sa personne descendit à terre, pour eviter tous périls; car trop grand meschef adviendroit s’il avoit mal ne encombrier, dont Dieu deffendre le voulust. De tout ce que dict avoient les creut le dict Mareschal, excepté de descendre, & de ce ne les voulut escouter. Delà ne se bougea. Si eut environ minuict nouvelles que iceulx, Sarrasins estoyent en son chemin ancrez au plus prés d’un chastel nommé Roquebrune, ne semblant faisoient de s’en aller. Oüyes ces nouvelles, quoy que chascun feist la chose moult perilleuse & doubteuse, pour ce que grand foison estoyent, le Mareschal dit que pour ces Mores ne laisseroit son chemin : & se tourna vers ses gens & comme en soufriant leur dit : On y apperra de ce que vous sçaurez faire ; voicy bien à besongner. Mais és fortes besongnes acquiert-on le grand honneur. Adonc pour leur aller courir sus prist à faire ses ordonnances. Cinquante arbalestriers prist sur sa galée, & ordonna par la dicte galée les lieux où il vouloit que ses gens combatissent.
Premièrement coste luy pour combattre en pouppe, feurent les principaux ceulx de qui les noms icy s’ensuivent, Messire Choleton, le Seigneur de Montpesat, Guillaume de Tholoigny, Pierre Castagne, Messire Thomas Pansan, Genevois, & plusieurs autres Gentilshommes. Et pour combatre en proue feit mettre Iean de Ony, Macé de Rochebaron, le bastard de Varanes, le bastard d’Auberons, & plusieurs autres. Et au long de la galée ordonna Louys de Milly, accompaigné de plusieurs autres. Le matin se meit en son chemin au nom de Dieu le Mareschal, & droict sur l’heure de Vespres arriva au lieu où les dicts Mores avoient reposé, mais partis s’en estoyent, & allez ancrer devant le port de Villefranche. Si teint vers là son chemin au plutost que il peut, tant que trouver les veint, comme une heure devant soleil couchant. Et adonc par grand ligne de hardiesse, faisant toute monstre de fier assault, courut à eulx, qui attendre ne l’oserent. Et tant feussent effroyez, que ils coupperent à grand haste les cables, & laisserent les autres. Et de tout leur pouvoir se meirent à fuir. Là feurent huez, en criant après, & tant seulent poursuivis que on les attaignit devant la ville de Nice après soleil couchant. Si feurent durement envahis. Et là feut faict de moult belles armes, & moult s’y esprouva bien chascun endroict soy.
Mais pource que long seroit à dire les faicts que chascun y feit, vous dis-je que l’oeuvre loue le Maistre. Car de tel randon y feurent heurtez les dicts Sarrasins, qu’en la propre place où acconsuivis feurent mourut de eulx de quatre vingt à cent, que la mer jecta le lendemain à terre. Et iceulx taschoient de fuir, mais de si près estoyent requis qu’espace n’en avoient, & non pourtant se mettaient à deffence par grande vigueur, & aux nostres fort lançoient. Et ainsi toute nuict dura entre eulx l’escarmouche, où le traict fut si grand, que de la galée du Mareschal feurent tirées sept grosses casses de viretons. Et le lendemain, ainsi tousjours escarmouchant allèrent jusques devant le chastel de Briganson, auquel lieu le Mareschal veid la nuict. Et les Sarrasins se retirèrent en une isle qui est devant le dict chastel, & à la rninuict se partirent secretement, & teindrent leur chemin en Barbarie. Mais des leurs y perdirent plus de quatre cent hommes que morts que affolez, comme rapportèrent les Chrestiens qu’ils avoient pris, lesquels leur estoyent eschappez en la dicte Isle.
Et des gens, du Mareschal que morts que blessez y en eut dixneuf : mais moult estoyent lassez, & à bon droict, car ceste n’avoient de combattre ou escarmoucher une nuict & un jour. Si teint son chemin le Mareschal, & veint trouver le Roy Louys[60] à Toulon, qui moult grand chere & honneur luy feit, louant Dieu de la belle adventure qui advenue luy estoit. Et quand assez eurent esté ensemble, & devisé de leurs affaires & advantures, le Mareschal prit congé, & vers sa femme alla, qui à la plus grande liesse que son coeur pouvoit avoir le receut au chastel de Marargues, en plorant de joye.
Cy devise comment Messire Gabriel Marie Bastard du Duc de Milan cuida usurper au Roy la Seigneurie de Gennes, & comment il eut la teste couppée.
Dict vous ay cy devant comment Messire Gabriel, bastard du premier Duc de Milan, vendit la cité de Pise aux Florentins, & comment le Mareschal à toutes ses besongnes luy avoit esté amy, voire si amy luy avoit esté, que par maintes fois luy avoit sauvé la vie, & gardé de faim, & de maints autres encombriers. C’est chose vraye. Mais iceluy Gabriel mauvais & desloyal, comme il y parut, luy en cuida rendre si petit guerdon, comme de se parforcer de usurper au Roy & souotraire la Seigneurie de Gennes comme par moy vous oera devisé. Il est vray que quand iceluy Messire Gabriel eust faicte la dicte vendition de Pise, il alla demeurer avec le jeune Duc de Milan & le Comte de Pavie ses freres, qui benignememt le receurent. Et à brief dire, quoy que ils le traictassent aimablement comme frere, il se porta si mal vers eulx, que il attira tant de gens vers soy, par ses tromperies, que il osa faire la guerre à ses dicts freres.
Et de faict se bouta en une forte place de Milan, que on dit la citadelle, & la teint par force, en cuidant pouvoir forçoyer contre eulx. Mais sa presomption le deceut, car il conveint au dernier que par nécessité de vivres & par force famine il se rendist. Laquelle chose feut saufve sa vie. Et le Duc de Milan pour celuy meffaict le bannit à certain terme, & le confina à aller demeurer en la cité d’Ast, qui est au Duc d’Orleans. Laquelle chose jura & promeit. Mais de ce serment se parjura, & feit tout le contraire. Car il s’en alla au pays de Lombardie devers Facin Kan, qui est un grand tyran, & meneur de compaignées de gens d’armes, ennemy de Dieu, & de nature humaine ; car tous maulx, occisions & dommaiges font & ont esté par long temps par luy faicts & executez.
Ce Facin Kan est ennemy du Roy de France, & tres-grand adversaire du Duc de Milan, & du Comte de Pavie son frere. Et se teint le dict Gabriel en une cité que Facin avoit usurpée, laquelle se nomme Alexandrie de la paille, l’espace d’un an, en portant de tout son pouvoir mal & dommaige à ses dicts freres. En ces entrefaictes ne luy suffit pas ceste; seule mauvaistié, ains luy & son desloyal cominpaignon le dict Facin Kan vont machiner grande mauvaistié, si à chef l’eustent peu mectre. Mais Dieu de sa grace ne le voulut consentir. Ce feut que ils proposerent d’oster au Roy la Seigneurie de Gennes, y occire tous les François, & l’attribuer à eulx, ou au moins, si tout ce faire ne pouvoient, mettre la ville à sac, qui est à dire la courir & piller, & eulx en aller à tout la proye.
Ceste chose deliberée entre eulx, feirent tant que aucuns Guibelins feurent de leur accord. Si estoit telle leur intention que le dict Gabriel, qui tousjours avoit trouvé amitié & courtoisie au Mareschal, viendroit à Gennes devers luy, & demanderoit marque sur les Florentins pour aulcun reste de deniers que encores luy debvoient à cause de la vendition de Pise, & par celle voye, tandis que à Gennes seroit pourroit adviser la maniére de mettre à fin cette entreprise. Ceste chose deliberée, manda au Mareschal que il luy pleust que devers luy veinst ; laquelle chose il octroya volontiers. Mais non pourtant Gabriel, avant qu’il y veinst envoya demander au dict Mareschal un saufconduict, pource qu’il avoit demeuré avec Facin Kan, ennemy du Roy & des Genevois. Et il luy donna mais non pourtant pour faire dommaige en nulle maniére à luy ou à la dicte Seigneurie de Gennes. Et ainsi y veint Messire Gabriel, & le Mareschal luy donna la marque que il demandoit, & le traictoit aussi aimablement pour l’amour de son feu pere, comme si ce feust son frere. Et à ses depens y feut environ fix mois, en monstrant signe de poursuivre la dicte marque, mais à autre chose pensoit, car c’estoit pour tousjours adviser son point, pour à son pouvoir parfournir sa trahison. Mais la saige prévoyance du Mareschal ne luy souffroit avoir opportunité, ny espace.
Toutesfois pour entrer en son faict, avoit ja demandé au dict Mareschal congé de passer huict cent chevaux par la ville & rivaige de Gennes, lesquels il vouloit mener de Toscane en Lombardie, pour certain sien affaire, comme il disoit. Lequel congé il luy avoit donné. Mais Dieu qui ja partant de fois a gardé de mal & d’encombrier son servant le Mareschal, ne voulut que plus feust ceste mauvaistié celée, laquelle feut par estrange maniére, descouverte en telle maniére. En celuy temps le Mareschal faisoit tenir le siege devant un chastel que on nomme Cromolin, que tenait contre le Roy & la Seigneurie de Gennes un mauvais rebelle nommé Thomas Malespine qui estoit de l’entreprise de Gabriel & de Facin Kan. Adveint une fois entre les autres, comme Dieu le voulut que un autre Genevois qui estoit dehors au siege, prist fort à debatre avec celuy Thomas qui sur le mur du chastel estoit, en disant, que mal luy viendroit d’estre ainsi rebelle au Roy & à sa Seigneurie, & que mieulx feroit de se rendre, & donner obeissance, comme raison estoit.
A brief dire, grosses paroles eurent entre eulx, & s’entredirent de grandes vilenies, tant que le dict Genevois dit à celuy Thomas que il luy verroit coupper la teste sur la place de Gennes. Adonc l’ire extresme & le despit que le dict Thomas eust, le feit eslargir de paroles, selon la vanité de son couraige. Si respondit, & je te promets que avant que il soit gueres de jours tu me verras aller par entre les changes de Gennes. Là parole que cestuy dict feut moult pesée des oyans, qui tantost penserent que jamais cestuy- cy n’auroit la hardiesse de se tant tenir, s’il n’avoit & esperance d’aucun. Si feut tantost tenu suspect le dict Gabriel, à cause de Facin Kan. Mais pour en sçavoir la certaineté, feut par secret Conseil ordonné une certaine quantité de bons hommes d’armes, loyaux au Roy & à la Seigneurie, qui feurent envoyez sur les montaignes environ Gennes, pour prendre garde si nul messaige ne pourroit aller ne venir de Gabriel à Facin Kan.
Dont il adveint un jour, comme ils estoyent là en espie, que ils veirent venir un compaignon à cheval. Tantost coururent sur luy à tout dagues & espées nues, disans traistre tu es mort ; car nous voyons bien à la devise que tu portes que tu es à ce faulx traistre Gabriel, qui est amy du Mareschal que nous hayons sur tous. Car par luy sommes bannis de Gennes, si compareras le maltalent que nous avons à luy. Adonc celuy qui cuida que ils deissent vray, & que ils feussent des bannis de la ville, haineux du Mareschal, leur dict que pour Dieu ne le tuassent pas, & que puisque ennemis du dict Mareschal estoyent, telle chose leur annonceroit, que s’ils en vouloient estre participans, ils seroient tous riches.
Adonc iceulx faisant semblant que bien leur pleust ceste chose, luy tirerent de bouche toute l’entreprise, & comment il portoit lettre à Facin Kan de par Gabriel, que il avoit entre les semelles de ses souliers. Lors iceulx faisans accroire que ils le meneroient sauvement avec eulx, le mènerent à Gennes.
Dont il se trouva esbahy, & secretement fut examiné, & tantost recogneut toute la chose. Si feut pris Messire Gabriel, qui garde ne s’en donnoit, au Palais de la ville, auquel habite le Mareschal, où s’estoit allé esbatre, pour adviser le lieu, afin de mieulx parfournir sa trahison.
Et à tant feut mené, que de sa propre bouche recogneut tout le faict. Et comment à certain jour Facin Kan debvoit venir à tout deux mille chevaux & trois mille hommes de pied devant les portes de Gennes, & crief vive partie Gibeline. Que adonc quand les gens du Mareschal & les Genevois sortiroient dehors contre luy, Messire Gabriel à tout ses huit cent cent chevaulx debvoit faire semblant de faillir en leur ayde, & avec eulx contre le dict Facin. Mais il tiendroit la porte ouverte, pour donner lieu au dict Facin d’entrer dedans. Et que au cas que les Gibelins de Gennes se feussent voulu rebeller, ils eussent esté avec eulx si forts que tous les gens du Roy eussent tué. Et au cas qu’ils ne se rebellassent, que au moins courroient-ils la ville & la pilleroient, puis s’en iroient. Si eut après cette confession Messire Gabriel la teste trenchée, comme il l’avoit bien desservy (26).
MÈMOIRES OU LIVRE DES FAITS
DU BON MESSIRE JEAN LE MAINGRE, BOUCICAUT,
MARÉCHAL DE FRANCE.
QUATRIEME PARTIE.
Cy commence la quatriesme & derniere Partie de ce livre, laquelle parle des vertus, bonnes mœurs, & conditions qui sont au Mareschal, & de la maniére de son vivre.
CHAPITRE PREMIER.
Devise le premier Chapitre de la façon de son corps.
Or ay dit & racompté, Dieu soit loué, les faicts dignes de memoire jusques à aujourd’huy accomplis & tirez à chef par Messire Boucicaut, Mareschal de France, de qui procéde ceste Histoire, & comme on me les a baillez par memoires les ay mis par ordre au mieulx que j’ay sceu, & non mie si bien comme la matière le requiert. Car à ce mon entendement n’est suffisant. Si n’en dirons plus à present, & irons à ses mœurs & conditions.
(Ici le Panégyriste prend la place de l’Historien, comme on le verra aisément à la seule inspection du titre des Chapitres, dont nous avons jugé à propos de conserver l’énoncé, en nous imposant la loi d'en extraire fidèlement le très-petit nombre de faits & anecdotes consignés dans cette dernière partie de l’ouvrage; qui nest qu'une longue suite de réflexions morales, appuyées sur les exemples des Héros Grecs & Romains.)
CHAPITRE II.
Cy dict de la dévotion que le Mareschal à vers Dieu en œuvres de Charité.
Moult volontiers aussi ayde à secourir Convents & Eglises, & faict réparations de Chappelles & lieux d’oraisons. Si comme il appert en maints lieux, & mesmement à Sainct Innocent à Paris, auquel lieu par l’argent qu’il a donné font faicts les beaux charniers qui font autour du cimetiere, vers la drapperie.
CHAPITRE III.
La reigle que le Mareschal tient au service de Dieu.
Comment le Mareschal se garde de trespasser la loy de Dieu & ses Commandemens, mesmement en faict de guerre, & de la mesure que il y tient.
Comment le Mareschal est hardy & seur en ses saiges entreprises.
Comment le Mareschal est sans convoitise, & large du sien.
Oncques en sa vie n’achepta ne acquist Seigneurie, terre, ne heritaige, & mesme ment de ce qu’il a de son patrimoine peu de compte en tient.
Ainsi ce bon Mareschal dont nous parlons, qui vrayement tout ainsi que les anciens appelloient les saiges Philosophes Chevaliers de Sapience, se peult bien appeller Philosophe d'armes.
CHAPITRE VII.
Comment la vertu de continence & de chasteté est au Mareschal.
Et vrayement Dieu a commis tout tel Gouverneur à Gennes comme il y convenoit. Car comme par delà ils soyent moult jalouse gent, ny liront desir que on leur aille desbaucher leurs femmes, de cestuy leur est bien advenu. Car plus de semblant n’en faist que si de pierre estoit, nonobstant que les Dames y soyent bien parées & bien attiffées, & que moult de belles en y ait. Et semblablement veult que ses gens s’y gouvernent, & si plainte luy en estoit venue d’aulcun, mieulx luy vauldroit n’y estre oncques entré. Car avec ce que il feist pour le bien de vertu, outre ce il veult garder l’amitié des Genevois, que il congnoist en leurs mœurs & coustumes. Si ne veult que ils ayent cause de eulx tenir mal contents de luy, ne des liens, pas seulement mesmes au regarder. De laquelle chose j’ay oüy dire à un de ses Gentilshommes que une fois entre les autres, le Mareschal chevauchoit par la ville de Gennes, si y avoit une des Dames de la ville qui au Soleil peignoit son chef, qui moult estoit blond & bel, comme par delà en sont communément curieuses. Si adveint que un des Escuyers, qui chevauchoit devant, luy, la veid par une fenestre, & va dire, O que voilà beau chef ! Et quand il fut passe oultre, encores retourna pour regarder la Dame. Et adonc le Mareschal, qui le veid ainsi retourner, va dire : C’est assez faict[61].
CHAPITRE VIII.
Comment le Mareschal suit la reigle de Justice.
A Gennes court une telle générale parole entre grands & petits, quoyque ils ayent à faire ensemble : Fay moy raison de toy mesme, ou Monjeigneur me la fera.
CHAPITRE IX.
Comment avec ce que le Mareschal est justicier, il est piteux & misericordieux Et preuve par exemples que ainsi doibt estre tout vaillant homme.
Qu’il soit vray que pitié & misericorde soyent en luy, bien l’a monstré n’a pas grandement, que il luy veint à congnoissance que plusieurs de ses serviteurs, c’est à sçavoir de ceulx qui avoyent le gouvernement de sa despence le desroboient, & avoient desrobé bien de quatre à cinq mille francs, l’un plus, l’autre moings. Si feit tant qu’il en sceut la vérité, non mie par gehenne, ne par force, mais par faire prendre garde par bonnes gens que pouvoit monter chasque jour sa despence, à le prendre au large. Si fut trouvée clairement la mauvaistié. Mais le bon Seigneur ne voulut que aultrement en feussent punis, ains leur feist bailler de l’argent tres-largement à chascun selon le temps que ils l’avoient servy, & courtoisement leur donna congé. Et pour ce que ils disoient que on pourroit avoir aulcun mauvais soupçon sur eulx, pour ce que ils estoyent congédiez de son service, il voulut que bonnes lettres eussent que ils estoyent en sa bonne grâce, & que de son bon gré se partoient tant que il les remandait.
CHAPITRE X.
De la belle éloquence que le Mareschal a.
CHAPITRE XI.
De l'ordonnance de vivre du Mareschal.
Il se leve par chascun jour coustumierement moult matin. Et ce faict-il, affin que il puisse employer la plus grande partie de la matinée au service de Dieu, avant que l’heure vienne que il doibt vacquer aux autres besongnes mondaines que il a à faire. Si se tient en œuvre d’oraison environ trois heures. Après ce il va au Conseil, qui dure jusques à heure de disner. Après son disner, qui est assez brief, & en public, (car nulle fois ne mange que d’un mets de viande, ny ne sçait que l’on luy doibt apporter à manger, ne jamais mange faulte d’espice, ne autre, fors verjus & sel, ny n’est servy en argent, ny en or,) il donne audience à toutes manières de gens qui veulent parler à luy, & luy faire aucune requeste. Si n’y a mie petite presse souvent advient, mais si grande, que toute la sale en est plaine, que d’estrangers, que de ceulx qui nouvelles luy apportent de.divers pays, & d’uns & d’autres. Et à chascun il parle gracieusement, & rend responces si benignes & si raisonnables que tous s’en tiennent contents selon leurs demandes, & tous expedie l’un après l’autre. Et tost & brief les délivre, sans leur faire longuement en la ville en long séjour despenser le leur. Après il se retire, & adonc faict escrire lettres, où il les veult envoyer, & ordonne à ses gens ce qu’il veult qu’il soit faict. Puis va à Vespres, s’il n’a autre trop grande occupation. Après Vespres derechef il besongne un petit, ou parle à ceulx qui ont à parler à luy, jusques à l’heure que il se retire. Et adonc acheve ce qu’il a à dire de son service, & puis va coucher.
Cy çonclud comment homme ou tant y a vertus doibt bien estre honnoré.
CHAPITRE XIII.
Cy dict en parlant au Mareschal, que que pourtant ne se veuille fier en fortune, qui tost se change, & donne exemples.
CHAPITRE XIV.
La fin du livre où la personne qui l’a faict s’excuse vers le Mareschal de ce que il l’a faict sans son sceu & commandement, & non si bien mis par escript que il appartiendroit.
Or est temps que je tire à fin la matière de mon livre, nonobstant que dire encores assez se pourroit. Mais pource que l’entendement de l’homme se travaille aulcunes fois de moult oüir, tant soyent les choses bonnes, icy conclueray mon dire, delaissant à parler de luy au temps, qu’il est; encores en la droicte fleur de son aage, dont j’espere que ses biensfaicts ne fauldront mie à tant, ains croy que tousjours iront croissans de mieulx en mieulx. Car tout ainsi que on veoict que l’un vice attire l’autre, pareillement croissent & multiplie les vertus; Donc comme nous soyons tous mortels, s’il advient que mort ou autre encombrier me defende à plus escrire & adjouster à mon livre ce que le dict Mareschal fera doresnavant, je supplie tous saiges Escrivains que aucun d’eulx veuille parfaire le surplus, jusques à la fin, que Dieu bonne luy octroye.
Si prie & requiers humblement aux nobles, & notables personnes par l’ordonnance desquels il a esté faict, que ils me veuillent pardonner si suffisamment que la haulte matière le requiert ne l’ay sceu traicter, ne mettre en ordre. Car vrayement il n’a mie tenu à faulte de bonne volonté, mais à non plus sçavoir. Si leur plaise corriger les défauts, & avoir agreable mon labeur tel comme il est. Et aussi je supplie très-humblement le bon Chevalier de qui il est faict, que s’il advient que en son vivant il vienne entre ses mains, ou en oye parler, que pareillement me veuille pardonner, si suffisamment que il appartient n’y ay enregistré & mis ses nobles faicts & dignes moeurs, ne mauvais gré ne. me veuille sçavoir, si j’ay eu hardiesse d’entreprendre à parler de luy, & de sa vie, sans en avoir auparavant congé de luy licence, & sans son sceu. Car j’ay reçeu la charge & commission de ce faire volontiers, & à bonne intention, pour ce que la belle matière dont il traicte, pourra à tousjours mais estre cause de bon exemple à ceulx qui désirent hault attaindre, & qui mirer s’y voudront. Si ne luy debvra pas desplaire d’avoir le payement de ce qu’il a bien desservy, c’est à sçavoir los & renommée à tousjoursmais au monde par les mérites de ses biensfaicts. Car il ne desplaisoit pas jadis aux vaillans preux, que mémoires authentiques & perpetuels feussent faicts de leurs bontez.
CHAPITRE XV.
Exemples des vaillans hommes trespasses qui sceurent bon gré à ceulx qui avoyent escript & enregistré leurs gestes, & leurs vaillants faicts.
Fin des Mémoires de Jean le Maingre, dit Boucicaut.
OBSERVATIONS S UR LES MÉMOIRES DE JEAN LE MAINGRE DIT BOUCICAUT.
(1) Jean le Maingre, Maréchal de Boucicaut, père de celui dont nous donnons les Mémoires, fut furnommé le Brave. Il facilita par sa rare prudence la conclusion du traité de Brétigni, qu’il signa en qualité de Plénipotentiaire, le Dimanche huitième jour du mois de May de l’année 1360. Par ce traité la liberté fut rendue au Roi Jean, que les Anglois avoient fait prisonnier à la funeste bataille de Poitiers. (Note des Ed.)
(2) « Charles VI n’avoit que douze ans lorsqu’il succéda au Roi Charles V dit le Sage, son père. La querelle des Princes, frères du feu Roi, n’empêcha point le Sacre du jeune Roi. Il fut conduit à Reims par l’élite de ses troupes commandées par Olivier de Clisson, qui venoit de recevoir l’épée de Connétable, en exécution des dernières volontés de Charles V. Les Princes & les grands Seigneurs du Royaume firent ce voyage avec des trains magnifiques, & Boucicaut y parut avec l’éclat qu’ajoutoit à sa bonne mine, la faveur du nouveau Monarque. Le festin Royal, qui termina la cérémonie, eut cela de remarquable, que le Connétable, le grand Echanson & les autres grands Officiers de la Couronne, y firent les fonctions de leurs charges, montés sur des chevaux de prix richement harnachés ». (Hist. mod. de Boucicaut, in-12. 1697, pag. 9.)
(3) Nos Mémoires racontant d’une manière trop peu détaillée cette guerre de. Flandres, qui remplit trois campagnes consécutives, nous croyons devoir insérer ici le récit de l’Histoire moderne.
« L’hyver qui étoit proche lorsque l’armée fut mise sur pied, ne pût ralentir l’ardeur de Charles, il se rendit vers la fin d’Octobre dans la ville d’Arras, où ses troupes avoient eu ordre de s’assembler, & il en partit pour la Flandre, après les fêtes de la Toussaints. Il passa par Lille & fut camper à quelques lieues de la Lis. Le Comte de Flandre prit son quartier à l’Abbaye de Marquette ; & sachant de quelle importance il luy était de s’assurer des ponts de Comines & de Varneton sur la Lis, les fit attaquer par I’élitte des Flamans fideles. Ils furent emportés avec beaucoup de vigueur, & regagnés quelques heures après, par les milices de Courtray. Cette derniere action qui fut fort chaude, fit connoître au Roi qu’il avoit à faire à des opiniâtres qui se deffendroient bien. Ce fut pour cela qu’il renvoya le gros bagage de son armée, & qu’il fit défense aux soldats de s’écarter. Il commanda ensuite le Connétable & les deux Mareschaux de France, de Sancere & Blainville, avec deux mille hommes d’armes pour gagner ces ponts. Comme on étoit sûr que cette occasion alloit être sanglante, & qu’il y auroit de l’honneur à acquérir, la plupart de la jeune Noblesse de l’armée voulut s’y trouver. Boucicaut se présenta des premiers, mais comme il n’avoit, pas encore été armé Chevalier, il se jetta aux pieds du Duc de Bourbon qui lui donna l’épée.
L’on. marcha fièrement aux ennemis, & on les attaqua avec vigueur. Comme ils se deffendirent de même, & qu’ils avoient rompu les premieres arches du pont, du côté de l’armée Françoise, l’attaque dura jusqu’à la nuit sans aucun avantage.
Soixante jeunes Seigneurs dont les principaux étoient Sampi, Laval, Boucicaut, Rohan, Rieux & Rochefort, indignés de ce que des milices les arrêtoient si long-temps, se jetterent pendant là nuit à cheval dans la riviere, & la passerent à la nage. Arrivés à l’autre bord, ils formèrent un escadron pour couvrir le passage des archers commandés par le Maréchal de Sancere, qui persuadé que les ennemis n’avoient rien sçu de cet heureux succès, mit des troupes en embuscade dans un marais planté d’arbres, où l’infanterie avoit de l’eau jusqu’à mi-jambe. Le Capitaine du Bois qui commandoit pour les révoltés au pont de Comines, averti de cette embuscade par ses coureurs, vint y chercher les François à la pointe du jour. Il les y attaqua, mais avec tantde malheur pour lui qu’il y perdit la vie, & que ses gens furent défaits, & poursuivis jusques au pont par les vainqueurs, qui les chasserent après un carnage affreux.
Ce malheur ne rebuta pas les Flamans, ils formèrent un corps de neuf mille hommes, vinrent charger les François commandés par Sampi, à qui Sa Majesté avoit donné ordre de faire réparer ce pont & de le conserver. Les troupes que commandoit ce Seigneur étant bien moins nombreuses que celles des rebelles il les auroit chassees, si le Connétable ne fut accouru au secours avec de la cavalerie qui poussa les attaquans jusques aux portes de leurs villes.
Les François demeurés maîtres du pont, passerent la riviere, & allèrent se camper entre Courtray & Rosebeque. Philippes Artevelle, brasseur de bierre, Général des Gantois, les y vint trouver à la tête d’une grosse armée toute fiére de ses vidoires précédentes. Il eut l’insolence d’envoyer un cartel de défi à Sa Majesté, & de lui présenter la bataille. On ne la refusa pas, elle fut sanglante : les rebelles se battirent avec une opiniâtreté surprenante, ils eurent même dabord quelques avantages, qu’on ne leur laissa pas longtemps : enfin ils furent enfoncés de toutes parts, on en tua vingt-cinq mille sur le champ de bataille; car je ne parle point de ceux que Charles Sire d’Albret & Enguérant Sire de Couci que le Roi avoit mis à leurs trousses avec quatre cent hommes d’armes, tuerent dans la fuite. Artevelle fut trouvé parmi les morts, prêt à expirer. Sa Majesté le fit pendre en punition de son crime.
Boucicaut fut un de ceux qui se distinguerent le plus dans cette action célébre. Au plus fort de la mêlée, il voulut decharger un coup de hache d’armes sur un rebelle d’une taille de géant. Cet ennemi croyant le jeüne guerrier indigne de sa colere, se contenta de lui faire tomber sa hache d’armes, & de le railler avec insolence sur sa jeunesse. Boucicaut outré de ce mépris mit l’épée à la main, en perça ce grand corps, & le jetta sur le carreau.
Sans entrer dans le détail de mille prodiges de valeur qui se firent dans cette occasion, il me suffit de dire que Charles VI qui avoit fait dans cette bataille tout ce qu’on dévoie attendre, non d’un Prince de quatorze ans, mais d’un très grand Capitaine, reprit peu de jours après la route de Paris, & laissa la garde de la frontiere au Connétable, ayec l’élite de ses troupes : Boucicaut bien loin d’imiter prefque toute la Noblesse qui retournoit à la Cour passer l’hiver; dans les plaises de la saison, resta à l’armée, où il ne fut pas inutile.
La victoire de Rosebeque, reveilla la jalousie de Richard Roi d’Angleterre, & lui fit écouter favorablement les rebelles de Flandres, qu’il avoit jusqu’alors meprisés ; il fit embarquer l’armée qu’il avoit sur pied, & en donna le commandement au Duc de Glocester son oncle, qui prit terre à Calais, où il fit débarquer ses troupes»
La nouvelle de cette arrivée obligea le Connétable de passer tout l’hiver à Teroüenne, tant pour observer les nouveaux venus, que pour arrêter les rebelles. Comme il étoit beaucoup plus faible qu’eux, il ne put les empêcher de faire quelques conquêtes, & de mettre le siege devant Ypres.
Charles VI qui n’étoit pas d’humeur à voir perdre cette ville, se remit en campagne à la tête d’une puissante armée ; les assiégeans n’oserent l’attendre, ils decamperent au plutôt, & s’enfermèrent dans Bourbourg. Charles les y assiégea, & alloit les y forcer, lorsque Jean de Montfort Duc de Bretagne, fit consentir le Roi à un traité, par lequel Bourbourg lui fut rendu, avec des conditions avantageuses pour lui, & assez honnorables pour les assiégés.
La troisieme campagne ne fut pas moins glorieuse au Roi. Il finit la guerre, & força les Gantois & les autres Flamans d’obéir à leur nouveau Comte». (Hist. Mod. de B. p. 10 & suiv.)
(4) Nos anciens Historiens employent souvent le nom de Sarrasins pour désigner les peuples qui étoient soit Idolâtres, soit Mathométans. Les peuples de la Prusse, & de la Lithuanie, que l’Ordre Teutonique avoient pour ennemis, vivoient encore dans les ténèbres du Paganisme, & C’est-là ce que l’Auteur inconnu des Mémoires de Boucicaut, désigne ici, en les appellant Sarrasins. (Note des Editeurs.)
(5) Comme nos Mémoires ne disent rien du mariage du Comte de Nevers, dont les fêtes rappellerent Boucicaut en France, nous suppléerons à leur silence « Boucicaut quitta la Prusse au commencement de l’hyver, pour revenir en France prendre part à la joie qu’y causoit le mariage de Jean Comte de Nevers, fils aîné du Duc de Bourgogne avec Margueritte de Bavière, fille aînée d’Albret Comte de Hainaut. La ville de Cambray fut choisie pour la cérémonie du mariage que Sa Majesté honora de sa presence. On y fit des tournois qui durèrent plusieurs jours, & le Roi bien que fort jeune voulut y courre la lance contre Colard d’Epinoy, Chevalier des plus renommés de ce tems & qui joignoit à une taille des plus avantageuses beaucoup de force, d’adresse & de valeur. » (Hist. Mod. de B. p. 17.)
(6) «Pierre de Courtenay, Anglois d’Angleterre, lequel estoit des plus prochains du Roi d’Angleterre en service, & auquel il se fioit moult, vint en France, voulant faire armes contre le Seigneur de la Trimouille, en luy requérant qu’il voulust accomplir ce qu’il requeroit. Et le Conseil du Roy respondit, que telles maniéres de faire n’estoient à souffrir, ne point honnestes, vu qu’il n’y avoit point de matiere. Et le Seigneur de la Trimouille respondit qu’il le combattroit, & qu’il y avoit assez cause, vu qu’il estoit François & Courtenay Anglois. Et fut journée assignée à la couture Sainct Martin. Il y avoit des Astronomiens à Paris, lesquels vindrent dire au Seigneur de la Trimouille qu’il combattist hardiment, & que au jour assigné il feroit très-beau temps, & qu’il vaincroit son adversaire. Au jour assigné, ils apparurent en la présence du Roy, & des Seigneurs, & faisoit un temps très pluvieux. Et quand ils furent tous prests de besogner, & de faire armes, le Roy les fit prendre, & deffendre qu’ils ne combattissent point. Et ainsi se départirent. Ledit Anglois s’en partit de Paris, & le fit le Roy deffrayer, & donner du sien bien & honnestement. Et s’en vint devers le Comte de Sainct Paul, qui avoit espousé la soeur du Roy d’Angleterre, & se vantoit qu’en la Cour du Roy s il n’avoit trouvé François qui l’eust ozé combattre. Un Gentilhomme Seigneur de Clary estoit present, qui luy respondit, que s’il le vouloit, il le combattroit le lendemain, ou quand il luy plairoit. Et estoit homme de petite stature, mais de grand courage. Et en fut l’Anglois content, & jour assigné au lendemain, & comparurent le François & l’Anglais au champ, & combattirent bien & vaillamment. Et finalement l’Anglois fut blessé, & cheut à terre, & fut desconfit, & y eut le Seigneur de Clary grand honneur. La chose venue à la connoissance du Duc de Bourgongne, il en fut trés-mal content, & disoit que ledit de Clary avoit mérité de mourir-, & qu’on luy couppast la teste, pour ce que sans le congé du Roy il avoit fait armes, & combattu ledit Anglois. Et il respondit que ce pouvoit avoir lieu entre gens d’un party : mais un François pouvoit combattre un Anglois son ennemy mortel, en tous les lieux qu’il le trouvoit. Toutesfois ledit de Clary craignant le courroux & mal-talent du Due de Bourgongne, se absenta, & en divers lieux se latita, & mussa. Et à la fin, le Roy luy pardonna l’offense qu’il luy avoit peu faire, en faisant armes contre son congé. » (Hist. de Charles VI par Juv. des Urs. in-fol. 1653, p. 53).
(7) Le Duc- de Berry, oncle du Roi, fut accusé d’avoir fait manquer ce projet de descente en Angleterre, pour le succès de laquelle, on avoit préparé neuf cens navires garnis de vivres, & huit mille chevaliers & écuyers, & gens de trait & gros varlets sans nombre..... « Le Duc de Berry après l’entreprise faillie de passer en Angleterre, & par sa faute, comme on disoit, feignit de vouloir tant faire qu’on passast. Et disoit en soy excusant, qu’il ne pouvoit plustost venir. Et estoient les excusations apparemment vaines & frivoles. Et de faict, vint jusques à l’Escluse, où le Roy estoit. Mais le temps n’estoit pas bien disposé. Car sur mer estoient merveilleuses tempestes. Et si estoient les gens de guerre tellement separés en divers lieux, qu’il estoit tout apparent qu’il n’estoit pas possible de passer, & les maniéres que tenoit le Duc de Berry, n’estoient que mocqueries & derisions. Et estoit-on très-mal content, & en, disoit-on plusieurs meschantes paroles. Et furent tous les navires péris par la tempeste de la mer, ou gagnés par les Anglois. Et y avait vaisseaux pleins de vivrez & de vins, jusques à deux mille tonneaux, lesquels furent gagnés par les Anglois. Et fut contraint le Roy s’en retourner à Paris». (Juvenal des Ursins, idem 58.)
(8) En ce temps y eut grande guerre entre le Roy d’Espagne & le Roy de Portugal, lequel estoit fort allié des Anglois, & l’année de devant, le Roy d’Espagne avec dix mille combatans, étoit entré au Royaume de Portugal, & y faisoit forte & aspre guerre, & vint devant Lisbonne une grosse ville de Portugal. Le Roy de Portugal assembla gens de toutes parts, & si avoit des Sarrasins & des Anglois. Et avec le Roy d’Espagne étoit Messire Geofiroy de Roye, avec huict cens hommes bien armés. Et furent contens les Espagnols & les Portugalois de combatre, & se mirent sur les champs, & se rencontrèrent l’un l’autre, & y eut dure & aspre bataille, & foison de morts d’un costé & d’autre, & finalement les Espagnols furent desconfits, & s’enfuit le Roy d’Espagne. Et le Roy de Portugal encores non content d’avoir gagné la bataille, voulut faire forte guerre, & envoya en Angleterre pour avoir gens, & en écrivit au Duc de Lanclastre, lequel avoit épousé la fille de Pierre, qui se disoit Roy d’Espagne. Et se disposa le Duc de Lanclastre de venir en aide au Roy de Portugal, & passa par emprès Brest, comme dessus est dit. Quand la chose vint à la cognoissance du Roy d’Espagne, il envoya aussi hastivement devers le Roy de France, querir aide & secours, Le Duc de Bourbon, un vaillant Prince s’offrit d’y aller, & d’y mener gens le plus qu’il pourroit. Et cependant qu’il faisoit son armée, le Roy y envoya mille combatans, estant soubs Messire Pierre de Villaines, & Olivier de Glisquin & firent grande diligence d’aller vers le Roy d’Espagne. Dont il fut moult joyeux, & les mit en garnison en ses villes. Quand le Duc de Lanclastre sçut que les François estoient venus, il fust bien esbahi, & leur envoya dire que la chose ne touchoit le Roy de France, & que s’ils le vouloient servir, il les contenteroit tres-bien, Les François respondirent, que si la chose touchoit le Roy ou non, ils n’en avoient point à cognoistre, & qu’il leur avoit commandé qu’ils vinssent servir le Roy d’Espagne, & pour ce y estoient-ils venus, en luy obeissant, pour le servir. Et commencerent à faire forte guerre, & aspre, & merveilleuse, & se monstroient bien les François estre vaillans en armes. Le Duc de Lanclastre considérant que aisément il ne pourroit pas venir à son intention, & que grandes nouvelles étoient de la venue du Duc de Bourbon, & que dès avant son parlement, il sçavoit que les François devoient passer en Angleterre, & faisoient grand appareil, délibéra d’entendre à trouver moyen d’aucun traité, & accord. Et y eut aucunes tresves entre les deux Rovs, & finalement ils furent amis. Et avoit le Duc de Lanclastre deux filles, & les deux Roys étoient à marier, & eut le Roy d’Espagne l’une des filles, & le Roy de Portugal l’autre. Et y eut paix & bon accord, & par ce moyen les François s’en retournerent, & ne fut aucune nécessité que le Duc de Bourbon s’en allast en Espagne. Et devoit ledit Duc de Lanclastre porter des armes d’Espagne un quartier. Et tous les ans avoit certaine somme d’argent, à cause de sa femme qui étoit fille de Pierre, soy disant Roy d’Espagne. (Juv. des Ursins, page 50. )
(9) C’étoit Sigisinond, fils de Charles IV, & frère de Venceslas, qui fut élu Roi de Hongrie eu 1386, & Empereur, en 1410. Depuis son règne, l’aigle à deux têtes a toujours été conservée dans les armoiries des Empereurs. A sa mort la Couronne Impériale rentra dans la Maison d’Autriche, qui l’a toujours gardée, jusqu’à son extinction en 1740. (Note des Ed.)
(10) Nos Mémoires ne disant rien de quelques évènemens publics, qui remplirent le reste de l’année 1389, nous suppléerons à cette lacune par le récit de l’Historien moderne.
« La noblesse Anglaise profitant de la treve qui étoit alors entre la France & l’Angleterre, vint à la Cour de Çharles VI, & visita les meilleures villes de ses Etats. Quelques-uns s’étant vantés devant des Gentilshommes françois, que les Anglois avoient fait les plus beaux exploits dans les guerres précédentes, Boucicaut qui ne put supporter cette insolente vanité, pensa dès-lors aux moyens de faire connoître à toute la terre, que la noblesse Françoise l’emporte en valeur, sur celle de toutes les autres nations. Il communiqué » ses desseins à Roye & à Sampi, ils les approuverent, s’offrirent à les seconder, & ils ne furent empêchés de les mettre à exécution que par deux evenemens, qui remplirent toute cette année. Le premier fut l’entrée de la Reyne à Paris y c’étoit Isabeau de Baviere, fille aînée d'Etienne, surnommé le jeune Duc de Baviere, & de Thadée Viscomti, dite de Milan. La cérémonie de mariage s’étoit faite dans Amiens, dès le 17 Juillet de l’année 1385. Cette entrée fut magnifique, & les Parisiens se surpasserent dans les arcs de Triomphe, & les autres préparatifs. Le Roi voulut se donner le plaisir de voir toutes ces magnificences, il fut incognito dans tous les quartiers de cette grande ville, porté en trousse par Savoisi qui étoit dans sa faveur, où il essuya les railleries de la populace, & même les coups des archers.
« La Reine fut portée à cause de sa grossesse dans une litiere fort riche; les Dames montaient des haquenées blanches, richement harnachées, ou étoient dans des chars dorés d’une magnificence achevée.
Le couronnement de cette Reine suivit de près son entrée dans Paris, la cérémonie se fit dans l’Àbbaye de St. Denis, où l’on n’oublia rien de ce qui pouvoit la rendre plus auguste. Elle fut suivie d’un carrouzel qui eut quelque chose; de particulier, & qui dura trois jours. Au premier les Seigneurs de la plus haute qualité furent menés au camp par des Dames de leur rang, montées sur des hacquenées richement harnachées. Elles tenoient en main un riche cordon tissu d’or & de soye, attaché à la têtière de la bride du cheval de leur cavalier. L’ayant introduit dans le » camp, elles mettoient pied à terre, & alloient se placer sur un amphithéâtre » qu’on avoit dressé exprès. Les Ecuyers parurent au second jour sur la lice, conduits de la même maniére par les Damoiselles. Au troisieme, les Cavaliers & les Ecuyers se rendirent seuls au camp, & coururent indifféremment les uns contre les autres.
Le Roi termina ces magnificences, faisant les deux Princes d’Anjou, Chevaliers; l’aîné étoit Louis Roi de Naples, de Jérufalem & de Sicile, Duc d’Anjou, Comte du Maine & de Provence ; & le cadet étoit Charles, Prince de Tarente; ils étoient cousins-germains de Sa Majesté, & fils de Louis de France, Duc d’Anjou, & de Marie de Châtillon dite de Bretagne.
Le second incident qui retarda l’exécution des projets de Boucicaut, fut le voyage du Roi en Avignon, pour une entrevue » avec le Pape Clement VII, qui le regardoit comme le plus puissant de ses protecteurs contre Urbain VI, qui tenoit son siege à Rome.
Les Princes du sang accompagnèrent sa Majesté en ce voyage, où Boucicaut parut avec éclat. Toutes les villes s’empresserent à faire de magnifiques entrées au Roi, celle de Lyon l’emporta sur les autres. Je ne m’arrêterai point à décrire toutes les magnificences de cette entrée, je dis seulement que Sa Majesté marcha depuis la porte de la ville, jusques à l’Archevêché sous un riche dais porté par quatre jeunes Damoiselles de la premiere qualité, toutes brillantes de pierreries.
Sa Sainteté reçut Charles VI dans Avignon avec toutes les démonstrations de joye & d’amitié qui lui furent possibles, & comme il lui étoit de la derniere importance de maintenir le St. Siège dans l’investiture du Royaume de Naples, elle la donna au Duc d’Anjou, & le jour de la Toussaints, lui mit sur la tête la couronne de ces deux Royaumes.
Le Roi étant sur son départ d’Avignon, le Pape lui accorda la nomination de sept cens cinquante bénéfices, & de quelques Evêchés dans la France, à son choix; en un mot il n’oublia pour se l’attacher, ni grâces, ni caresses, & il n’en fut avare aux Princes & aux grands Seigneurs, surtout à ceux qui avoient du crédit.
Sa Majesté fut enfuite à Toulouse, & y reçut le Comte de Foix, Gaston Phébus, d’une maniére si obligeante, que ce Comte qui étoit venu lui faire hommage de son Comté, & à qui son grand âge ôtoit l’espérance d’avoir d’autres enfans que le fils qu’il avoit perdu, crut ne pouvoir marquer dignement sa gratitude, qu’en faisant ce généreux monarque son héritier.
Enfin la Cour revint à Creil, & comme la trêve avec l’Angleterre durait encore, Boucicaut crut qu’il étoit temps de faire la fameuse jouxte dont il étoit convenu avec » Roye & Sampi ». (Hist mod. de Boucicaut, page 34. )
(11) Juvenal des Ursins, comme tous les Historiens du temps, parle de ce fameux pas d’Armes, mais d’une manière qui diffère beaucoup de celle de l’Auteur des Mémoires. Il n’est pas inutile de rapprocher ici le premier du second, afin qu’ils s’expliquent tous les deux l’un par l’autre.
« Les Anglois qui conversoient aucunes fois avec les François, à Calais, disoient que les François étoient lasches de courage. Et y avoit deux Barons ou Chevaliers d’Angleterre, qui maintenoient qu’ils n’avoient trouvé François, qui avec eux ou contre, eux voulussent faire armes : laquelle chose venue à la cognoissance de Messire Regnaud de Roye & de Messire Jean Boucicaut, vinrent devers le Roy en lui suppliant, qu’il leur voulust donner congé de faire armes. Et de ce le Roy fut très-content, & s’en allèrent à Boulogne, & les Anglois estoient à Calais. Et comparurent les Anglois, & aussi firent les François. Et combattirent fort & asprement & assez longuement. Et finalement fut dit par les Juges que c’estoit assez fait, & eurent honneur les uns & les autres, & disnerent & soupperent ensemble. Et firent très-bonne chère les uns aux autres, & se firent de beaux & gratieux présens. Les François présentèrent leurs chevaux & harnois en l’église de Nostre-Dame de Boulogne. (Juv. des Urs. p. 83.)
Non-seulement Charles VI donna son consentement à cette entreprise, mais voulant l’honorer de sa présence, il partit de Creil, où il avoit laisse la Reine, & arriva incognito à Ingelbert, suivi d’un seul Ecuyer. (Note des Ed. )
(12) Le motif de cette expédition en Afrique est ainsi raconté dans la nouvelle Histoire.
« Les Ambassadeurs de la République de Gènes arrivèrent quelques jours après à la Cour, pour prier le Roi de leur accorder du secours contre les corsaires de Barbarie, auxquels ils alloient déclarer la guerre. Ils représenterent si fortement au Conseil du Roi, les insultes que ces Pirates faisoient aux Chrétiens, leurs vols, & leurs irruptions continuelles, & enfin l’utilité qui reviendrait à toute la Chrétienté de leur destruction, que Charles fort zélé pour le bien du Christianisme, leur promit le secours dont ils avoient besoin. Il y a des Auteurs qui assurent que le Roi fut ravi de trouver cette occasion pour faire sortir hors de ses Etats quantité de gens, accoutumés à vivre du port d’armes, qui étoient fort incommodes aux paysans & aux Voyageurs dans ce temps de trêve.
Quoiqu’il en foit, sa Majesté enyoya de belles troupes en Barbarie, sous la conduite du Duc de Bourbon; les Comtes d’Eu, d’Auvergne, de Foix, de Harcourt, & celui de Sancerre, frere du Mareschal du même nom, Henry fils aîné du Duc de Bar, Gui de la Trimouille, le Sire de Coucy, Jean de Vienne Amiral de France, Geoffroi de Boucicaut, Seigneur du Luc, & de Roquebonne, frere puisné de notre Boucicaut, le Comte de Derbi Anglois, & quantité d’autres Seigneurs François & Anglois, se trouvèrent à cette expédition » (Hist. mod. de Boucicaut p. 42.)
(13) Ce Duc prit terre à Calais, le Duc de Bourbon qui le fut recevoir de la part de Sa Majesté, eut le soin de le faire défrayer avec toute sa suite aux dépens du Roi.
La Cour s’étoit rendue dans Amiens, où Charles VI vouloit traiter en personne avec ce Duc, qui fut reçu dans cette capitale de la Picardie avec beaucoup de pompe & conduit à l’audience par les Ducs de Berry & de Bourgogne.
Il trouva le Roi assis sur un trône magnifique, sous un riche dais, & revêtu de ses habits royaux, entouré des Princes de son sang, du Connétable, des deux Maréchaux de France, des autres grands Officiers de la Couronne & de bon nombre de Seigneurs de la premiere qualité.
Le Duc de Lancastre, entrant dans la salle où étoit le Roi, mit un genouil à terre, il fit la révérence au milieu de la salle, & au pied du trône. Sa Majesté qui s’étoit levée prit le Duc par la main & le releva. Cette premiere audiance se passa en civilités.
Le lendemain Charles VI fit l’honneur à ce Duc de le, faire diner à sa table, il lui donna même une place sous le dais, il sit le même honneur aux principaux Seigneurs de sa suite, & voulut que les Ducs d’Orléans & de Bourbon fissent la charge de Grand-Maître. Pour donner plus d’éclat à cette cérémonie, il mit des habits semés de perles & de pierreries d’un prix inestimable, & il reçut l’après-dînée, les respects de tous les grands Seigneurs de la suite du Duc de Lancastre.
Ce Duc ayant eu une seconde audience, y fit des propositions si déraisonnables, qu’il ne fut pas possible de rien conclure ; on continua seulement la trêve pour quatre ans, & on se promit de travailler sérieusement pendant cet intervalle, à une pajx ». (Hist. mod. de B. p. 50.)
(14) Le Roy fortit de cette capitale du Maine, sur la nouvelle que le Gouverneur de Sablé avoit fait refus d’ouvrir les portes de cette ville à ceux qui y étoient allés de sa part, & arriva dans la forêt du Mans tout transporté de colere, & tout brûlé de l’ardeur du soleil. Un paysan sorti du plus épais de cette forest saisit brusquement la bride de fort cheval, & lui dit de ne point passer, parce qu’il étoit trahi. La voix horrible de ce paysan, le bruit d’une lance, que laissa tomber un page endormi, la colere, la fatigue & la chaleur firent un effet si prodigieux sur la cervelle de ce Monarque qu’ils la renverserent. Il mit aussitost l’épée à la main, & ne cessa de frapper ceux qui l’accompagnoient que quand elle fut rompue. Depuis ce tems-là, il n’eut plus l’esprit sain, & s’il avoit de bons intervalles, il en avoit d’autres pendant lesquels il étoit si peu raisonnable, que les États assemblés ordonnèrent que pendant sa maladie les Princes du Sang gouverneroient le Royaume. Je me fuis un peu étendu sur la- maladie de ce Prince, bien qu’elle fasse peu à l’Histoire de Boucicaut. Mais nous n’avons pas d’époque plus fatale dans notre Histoire ; elle causa la brigue des Princes pour la regence ; cette brigue donna lieu à mille désordres, & appella l’Anglois dans le Royaume, où il se rendit en si peu de tems si puissant, qu’il fallut un miracle pour l’en chasser. » (Hist. mod. de B. p. 52.)
« Et couroient divers langages entre le peuple disant que la maladie du Roy étoit punition divine, pour les grandes exactions qui se faisoient sur le peuple, sans rien en employer au fait de la chose publique. ». (Juv. Des Ursins, p. 130.)
(15) Nos Mémoires ne disant rien de l’origine du grand schisme qui désoloit alors L’Eglise, & à l’extinction duquel Boucicaut fut chargé de s’employer, nous sommes obligés de recourir à l’Historien moderne.
«Comme Boucicaut n’étoit pas moins habile dans les négociations, que brave dans la guerre, Sa Majesté le nomma avec le Maréchal de Sancerre, Renaud de Roye son Chambellan, & le Sieur Bertaut l’un de ses Secrétaires pour Ambassadeurs extraordinaires vers le sacré College des Cardinaux d’Avignon, pour tâcher de mettre fin à ce grand schisme qui partageoit alors toute l’Eglise.
Comme il y a peu de personnes qui ayent plus travaillé à l’extinction de ce schisme que le Maréchal de Boucicaut, j’ai jugé à propos, de parler de son origine.
Après la mort de Gregoire XI qui avoit remis le siége à Rome, les Romains voulurent un Pape de leur nation, & qui demeurât chez eux. Les Cardinaux ne pouvant tenir contre leurs violences, donnèrent leurs voix à Barthélémy de Prignan, Archevêque de Bari, persuadés qu’il étoit trop habile pour croire son élection légitime, étant faite avec si peu de liberté. Il arriva néanmoins tout le contraire ; l’Archévêque ne trouva rien à redire à son élection, & prit à son couronnement le nom d’Urbain VI. Les Cardinaux dont la liberté avoit été violentée, & qui n’avoient donné leurs voix que pour ne pas perdre la vie, comme on les en menaçoit, obtinrent du Pape la permission de sortir- de Rome sous prétexte de changer d’air, & se retirèrent à Fundi ville du Royaume de Naples, où, protégés par la Reyne Jeanne, ils protesterent de nullité touchant l’élection d’Urbain, & élurent un autre Pape. Il prit le nom de Clément VII & vint mettre son siége à Avignon. Le nouveau Pape fut reconnu de la plus saine partie de la Chrétienté, & entre autres des François, parce que, disoit-on, un Pape élu par violence n’est pas légitime.
Clément étant mort, Charles VI crut avoir trouvé le tems propre à l’extinction du schisme. Il choisit les Ambassadeurs que je viens de nommer, & leur ordonna de tout faire pour porter les Cardinaux d’Avignon à se reconcilier avec Urbain, en cas qu’il fut le véritable Pape, ou du moins à se joindre avec ceux de Rome pour procéder conjointement a l’élection d’un Vicaire de Jesus-Christ. Comme il n’étoit pas possible aux Ambassadeurs de faire assez de diligence pour arriver en Avignon avant la clôture du Conclave, Sa Majesté écrivit aux Cardinaux d’une maniére aussi forte que respectueuse, & les pria de ne point faire d’élection qu’ils n’eussent donne audience à ses Ambasadeurs.
Le courrier arriva quelques heures avant que les Cardinaux fussent entrés au Conclave, & donna ses dépêches au Cardinal de Florence, Doyen du sacré Collège. Ce Prélat & ses confreres ayant pressenti les volontés du Roy, furent d’avis de ne faire l’ouverture de ses lettres qu’après l’élection, ils y procédèrent sur le champ, & élurent Pierre de Luna Cardinal Diacre, qui prit le nom de Benoit XIII.
Les Ambassadeurs reçurent la nouvelle de cette promotion, & dépêcherent à sa Majesté pour recevoir ses ordres ; elle les rappella tous, excepté le Maréchal de Boucicaut, à qui elle ordonna de se rendre en Provence pour terminer les différent d’entre Raymond, Vicomte de Turenne son beau-pere, & la Reine Douairiere de Naples , Duchesse d’Anjou & Comtesse de Provence. Cette Princesse ne pouvant digérer l’affront que le Vicomte lui avoit fait, préférant comme j’ai déjà dit, notre Maréchal au Prince de Tarente son fils puisné, faisoit à ce Seigneur une espéce de guerre qui accabloit entièrement la tranquillité de la Provence parce que le Vicomte étoit puissant, & qu’il avoit des amis.
Le nouveau Pape fut à peine sur le Trône, qu’il pensa tout de bon aus moyens de mettre Charles VI dans ses intérêts. II lui dépêcha l’Evesque d’Avignon, pour lui faire part de son élection, & le pria de lui envoyer des Ambassadeurs, avec d’amples instructions de tous les moyens que son Conseil jugeoit les plus propres pour donner la paix à l’Eglise, protestant qu'il ne souhaitoit rien avec plus de passion; que les Cardinaux lui avoient fait violence, le choisissant pour Chef de l’Eglise, & qu’il n’avoit accepté cette haute dignité que pour être plus en état de mettra fin au schisme & que pour rendre le paix à l’Eglise, il étoit pret de déposer la Tiare, & de se renfermer dans une solitude si on le jugeoit à propos.
Le Roi donna toute sa créance aux sentimens de Benoît, & lui envoya la plus célébre ambassade dont l’Histoire fasse mention. Le Duc d’Orleans frere de Sa Majesté, & les Ducs de Bourgongne & de Berry ses oncles en étoient les chefs, & ces Princes étoient suivis d’un grand nombre de Théologiens, de Jurisconsultes & d’autres personnes habiles dans les sciences & éclairées dans les affaires pour les assister de leurs conseils. Le Pape fit à ces Princes tous les honneurs qu’il crut leur être dus, il les envoya complimenter à Villeneuve lez-Avignon par les plus considérables de ses Cardinaux, suivis de tous les Officiers du sacré Palais, les reçut à l’audience d’une maniére toute distinguée, & prit les lettres de Sa Majesté avec de grandes marques d’estime & de respect : en un mot, il n’obmit rien de tout ce qui pouvoit faire plaisir aux Princes, & de tout ce qui étoit dû au Roi, mais il ne voulut jamais consentir à l’abdication qu’ils lui proposoient, comme l’unique moyen de rendre la paix à L’Eglise. Tout le sacré College, au Cardinal de Pampelune près, ne fut pas écouté, & Benoît se retrancha toujours sur une entrevüe avec Urbain VI dans quelque lieu du Royaume de France, ou du moins sous la protection de Sa Majesté.
Les Princes se retirerent fort mécontens du procédé de Benoît, & revinrent à la Cour. Leur retour & l’obstination du Pape fit grand bruit en France ; le Clergé s’assembla & résolut de ne plus le reconnoître pour véritable Successeur de St Pierre & Chef légitime de l’Eglise.
Le sacré College d’Avignon approuva cette résolution & protesta par une lettre adressée à Sa Majesté, qu’il alloit déclarer Benoît Anti-Pape & fauteur du schisme, s’il refusoit encore la voye d’abdication qu’il avoit promise avec serment avant que de recevoir la Tiare.
Le dessein du sacré Collège allarma Benoît. Les Cardinaux de Pampelune & de Terracine qui lui étoient entièrement dévoués, lui conseillerent de se servir de la violence pour en arrêter les suites. Il les crut & fit couler sans bruit dans son Palais; neuf cens hommes, qu’il venait de recevoir du Roi d’Arragon, auquel il les avoit demandés. Quelque précaution qu’il eut pris pour tenir cette arrivée secrette, les Cardinaux l’apprirent, & se retirèrent au plutôt, dans Villeneuve lez-Avignon qui est du domaine de France.
Les Bourgeois d’Avignon craignans quelque violence de ces troupes étrangères, & d’ailleurs scandalisés des maniéres de Benoît, prirent les armes en faveur des Cardinaux & investirent le Palais. Les Arragonois firent une furieuse sortie sur eux, & en tuerent ou blesserent un grand nombre. Les Cardinaux se croyans obligés de les soutenir, implorèrent le secours de Boucicaut qui étoit encore en Provence, Il vint avec de bonnes troupes, attaqua vivement le Palais, y mit la famine, y fit brèche, & étoit à la veille de le prendre, quand les amis que Benoît avoit en Cour, firent si bien que le Roi consentit à un traité par lequel les Arragonois vuiderent le Palais à la réserve de cent, & 1e garde en fut confiée aux François, qui tinrent Benoît pendant trois ans dans une captivité assez dure, Boucicaut ne commanda pas longtems cette garnison, il revint à la Cour quelque tems après l’exécution de ce traité, (Hist. mod. de B, pag, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61.)
(16) Cette armée se mit en çampagne vers la fin du mois de Mars de l’année 1396, & après une marche de trois mois, elle entra dans la Hongrie.
«On composa plusieurs compagnies de cette illustre Noblesse, & on leur donna pour Commandans, le Connétable, le Maréchal de Boucicaut, le grand Admiral Jean de Vienne, le Sire Jean de Couci, & le Comte de St Paul Valran de Luxembourg. Ils eurent pour Lieutenant Jean de Bourbon Comte de la Marche & de Vendôme, Henry & Philippe fils de Robert Duc de Bar, Gui de la Trimouille furnommé le Vaillant, & garde de l’oriflame de France, Gui son fils aîné, & les Seigneurs de Roye, de Sampi, & de Montmorel. » (Hist. mod. de B. p. 65.)
(17) « L’admiral se trouva avec dix Chevaliers au milieu des troupes ennemies. Il les exhorta à faire de leur mieux, ou pour sauver leur vie, ou pour la vendre chèrement. Alors le vieillard vénérable, & qui avoit blanchi dans le commandement des armées, s’élança comme un lion sur un escadron des Infidèles, le perça plusieurs fois, & démonté, releva jusqu’à sept fois son étendard, dans lequel, accablé sous la multitude des flèches qu’on lui lançoit, il s’enveloppa & rendit là sa grande ame à son Créateur. On le trouva le lendemain parmi les morts tout couvert de blessures, & dans son étendard. Philippe de Bar, le jeune de la Trimouille, & grand nombre d’autres Seigneurs de marque périrent en cette occasion ». ( Hist. mod. de B. p. 73. )
(18) « Ce barbare en fit égorger près de trois mille, irrité de ce qu’ils lui avoient tué plus de trente mille hommes. Poussant la vengeance plus loin, il voulut que les corps de ces braves & des autres qui étoient restés sur le champ de bataille, demeuroient sans sépulture ». ( Hist. mod. de B. p. 75.)
« Les Sarrasins laisserent les Chrestiens morts emmy les champs, pour les faire dévorer aux loups & bestes fauvages, sans vouloir souffrir qu’ils fussent mis en terre. Et furent treize mois tous nets & blancs, sans ce que oncques beste y touchait, & disoient les Sarrasins que les bestes n’en daignoient manger ». (Juv. des Ursins, p. 127.)
(19) Ce Gui de la Trimouille étoit un des plus grands hommes de ce temps-là & un des plus gros Seigneurs : il fut grand Chambellan de nos Rois, charge alors si relevée, que le Comte de Nevers se tint honoré de celle de simple Chambellan ou premier Gentilhomme de la Chambre, bien qu’il fut sans contredit plus riche qu’aucun Prince de l’Europe qui ne portât point l’auguste titre de Roi. Ce même Seigneur de la Trimouille fut encore garde de l’Oriflâme de France ; il refusa l’épée de Connétable que Sa Majesté lui présenta après la retraite du Sire de Clisson; sa haute valeur lui mérita le nom de Brave. Le Pape Clément VI rechercha son amitié; Galéas Duc de Milan & Amédée Duc de Savoye voulurent qu’il fût de leurs amis, & de leurs pensionnaires, & firent des traités d’alliance avec lui. Il faudroit un volume entier pour faire l’éloge de ce Seigneur, qui de Marie, Dame de Sulli, de Craon, &c., eut plusieurs enfans, entre autres Gui, jeune Seigneur de belle espérance, & qu’une mort trop prompte, mais très-glorieuse empêcha d’égaler les beaux exploits de ses illustres ayeulx; & Georges Comte de Guines, de Boulogne & d’Auvergne, si célèbre dans l’Histoire de Charles VII & de qui descendent tous ceux qui portent aujourd’hui le nom de la Trimouille » (Hist. mod. de B . p. 77).)
(20) « Enguerant VII du nom, Sire de Couci, Comte de Soissons & de Belfort en Angleterre, grand Bouteillier de France » survécut peu le Connétable ; il étoit fils d’Enguerant VI, Sire de Couci, & de Catherine d’Austriche, fille de Léopold I, Duc d’Austriche & de Catherine de Savoye, & petite fille de l’Empereur Albert d’Austriche, fils du célèbre Rodolphe de Hasbourg, premier Empereur de la Maison d’Austriche. Cet Enguerant VII passa pour le Seigneur de son temps qui avoit le plus de mérite. Un grand Roi & un puissant Duc en furent si persuadés, qu’ils le choisirent pour leur gendre, quoiqu’il ne portât que la seule qualité de Baron, & qu’il ne fût pas Prince. Il est vrai qu’il l’auroit été, si Albert, dit le sage & le Boiteux, n’eût usurpé l’Archiduché d’Austriche, qui appartenoit à Catherine, mere de notre Enguerant, & ne se fût maintenu dans cette usurpation, par le plus désespéré de tous les moyens, C’est-à-diré en brûlant les petites villes, & les bourgs, & gâtant tout ce qui étoit à la campagne, pour ôter à l’armée du Sire de Couci, les moyens, de subsister. Je ne parleray point des victoires qu’il remporta en Allemagne, en France & en Italie, ni de plusieurs traités qui durent leur conclusion à sa rare prudence; j’ajoute seulement que le Duc de Bourgogne qui voyoit peu de Rois aussi puissans que lui, le choisit entre dix mille pour apprendre par son exemple le métier de vaincre au Duc de Nevers son fils aîné, dans un temps que toute la terre avoit les yeux tournés sur ce jeune Prince. Le corps d’Enguerant fut embaumé & apporté en France. Il reçut l’honneur de la sépulture dans l’église Abbatiale de Nogent sous Couci, auprès d’Elisabeth d’Angleterre sa premiere femme, seconde fille d’Edouard III Roi d’Angleterre & de Philippe de Haynaut. Sa seconde femme le survécut ; c’étoit Isabeau fille de Jean Duc de Lorraine & de Sophie de Virtemberg. En luy finit la Maison de Guines de Couci ». (Hist. mod. de B. p. 81.)
(21) « L’Historien moderne observe que le Comte de Périgord perdit tous ses biens qui lui furent confisqués. « Le Duc d’Orléans eut la confiscation du Comté de Limoges, & s’en assura la possession par une grosse somme d’argent que ce Comte infortuné fit porter en Angleterre, où il se retira ». (Hist. mod. de B. p. 87.)
(22) « En ce temps, les Turcs & les Sarrasins grevoient fort Constantinople, & faisoient forte & aspre guerre. Pour laquelle cause l’Empereur de Constantinople envoya devers le Roi requérir aide & secours » (Juv. des Ursins. p. 143.)
(23) « Le jour même qu’elle mit à la Voile, la flotte, dont Boucicaut avoit le commandement général, arriva heureusement au port de Pera, au moment où les Turcs alloit ôter cette place aux Génois, qui l’avoient conservée depuis la prise de Constantinople par les François. Le salut de Pera fut celui de Constantinople, car il est sûr que sa prise auroit été bientôt suivie de celle de la capitale de l’Empire ». (Hist. mod. de Boucicaut, p. 92.)
(24) « Deux mille bourgeois richement vêtus & fort bien montés, sortirent de Paris sur la nouvelle qu’Emmanuel en approchoit, & furent au devant de luy jusqu’à Charenton, & le conduisirent jusqu’à Paris, marchans sur deux lignes à ses côtés. Le Chancelier de France à la tête du Parlement, le complimenta au nom de Sa Majesté, un peu en deçà de Charenton, & à quelques pas de là, trois Cardinaux qui étoient alors à Paris, lui firent aussi leurs civilités, & les Ducs de Berry & de Bourgogne parurent peu après, suivis d’un nombreux cortège de noblesse. L’Empereur alloit entrer dans le fauxbourg St. Antoine, lorsqu’il rencontra le Roi même, qui étoit venu au devant tie lui à la tête de tout ce qu’il y avoit de plus grand & de plus leste à sa Cour.
Sa Majesté & l’Empereur Emmanuel mirent pied à terre aussitôt qu’ils s’apperçurent, puis s’embrasserent & se donnèrent mutuellement mille témoignages de joye & d’affection. Ils remonterent ensuite à cheval, entrèrent dans Paris côte à côte, & sur une même ligne.
L’Empereur portoit un habit impérial de soye blanche, & montoit un cheval blanc richement caparassonné, & dont Sa Majesté luy avoit fait présent. C’étoit un Prince bien fait, d’une taille médiocre, mais bien prise, & assés quarrée. Il avoit un air majestueux, qui lui attiroit la vénération de tout le monde, & qui le faisoit juger très-digne de l’Empire. Je viens de dire qu’il marchoit à côté du Roi, & j’ajoute qu’il étoit immédiatement suivi des Princes du Sang, & des plus grands Seigneurs du Royaume. Il fut dans cet ordre à l’Eglise Notre-Dame & de là au Palais, où il fut traité avec toute la magnificence & la délicatesse usitée en ce temps-là. Les tables levées, les Princes le conduisirent au Louvre, où son logement étoit préparé.
Charles qui étoit naturellement très-civil & tres-magnifique, se surpassa lui-même en cette occasion. Il défraya l’Empereur & sa suite pendant tout le temps qu’il fut en France, & voulut qu’on le traitât en Empereur ». (Hist. mod. de B. p. 105.)
(25) « Ils furent reçus à l’audience, & prièrent à genoux Sa Majesté au nom de la République & du peuple de Gènes, de les prendre sous sa protection, & de les recevoir au nombre de ses sujets.
Comme la harangue qu’ils prononcèrent a quelque chose de particulier, j’ai jugé à propos de la mettre ici, après, lui avoir ôté les marques d’antiquité, qui ne s’accordent guerres avec le langage d’aujourd’hui.
SIRE,
« La République de Gènes pleinement informée des.bontés de Votre Majesté, & de cette inclination toute royale, qui la porte à se rendre protectrice de tous ceux qui en ont besoin, à recours à elle pour des necessités pressantes, & que nous ne pouvons lui représenter qu’avec le déplaisir de rappeller l’idée d’un état autrefois florissant, & qui se voit aujourd’hui à la veille de tomber; mais, Sire, nous devons cet honneur à nos illustres ancêtres, & nous avançons avec moins de vanité que de douleur, qu’ils ont établi la gloire de notre nation par mille exploits aussi grands que difficiles. Nous regardons ces exploits avec étonnement, & l’Orient qui en a été témoin les admirera jusqu’à la fin des siecles. Ces grands hommes avoient si solidement établi notre République, qu’il est sans exemple qu’elle ait subi le joug d’aucune nation étrangère. Ceux qui l’ont attaquée n’en ont remporté que de la honte & de la confusion, & bien loin de l’ébranler, ils l’ont affermie, & ont multiplié ses triomphes. Nous serions encore invincibles à nos ennemis, si l’ambition de dominer ne nous avoit divisés. C’est elle, Sire, qui nous a réduits à n’espérer de salut que dans une soumission volontaire qui nous arrache à nos partialités, & nous délivre de la tyrannie de nos citoyens. Tous les ordres de la République ont approuvé ce conseil, & après une sérieuse attention sur les mœurs, la réputation & la grandeur de tous les Princes Chrétiens, ils n’en ont point trouvé de plus digne de leur obéissance que Votre Majesté. Vous pouvez, Monarque très-puissant, mettre fin aux factions, & arrêter les séditions qui déchirent notre République. C’est de vous seul que nos citoyens attendent le bonheur de jouir en repos du peu qu’il leur reste de biens. Ils implorent tous votre protection, & si Votre Majesté nous l’accorde, nous sommes chargés de l’assurer qu’elle ne nous aura rien conservé que nous ne sacrifions avec plaisir pour son service ; que nous aurons pour elle une obéissance & une soumission fidelle. C’est, Sire, ce que nous vous promettons avec ferment de la part de tous nos Citoyens ». (Hist. mod. de Boucicaut, pag. 119.)
(26) Comme l’Historique des Mémoires de Boucicaut ne s’étend pas plus loin, & que ce Maréchal a vécu cependant quelques années de plus, durant lesquelles se sont passés plusieurs événemens importans à son Histoire & à celle de France, nous suppleerons au silence des Mémoires par le récit de l’Historien moderne, en supprimant de celui-ci tout ce qui se trouve raconté dans notre Volume précédent soit par Fenin, soit par les notes que nous avons ajoutées à Fenin.
« Cette conspiration qui devoit, selon toutes les apparences, faire périr Boucicaut ne servit qu’à le rendre plus puissant & plus redouté, & à le faire rechercher par une partie des Princes Italiens, qui ne voyoient rien capable de les garantir de la tirannie de Francisque, que la valeur & la bonne fortune du Gouverneur de Gennes.
Jean Marie Duc de Milan, & Philippe Comte de Pavie son frere, rechercherent son amitié, il la leur accorda, & fit si bien par ses conseils, qu’ils enyoyerent des Ambassadeurs à la Cour de France prier Sa Majesté Tres-Chrétienne de les prendre sous sa protection, de les recevoir au nombre de ses sujets, & de leur envoyer quelque personne d’autorité avec laquelle ils pussent traiter, & entre les mains de qui ils prêtaient serment de fidélité.
Le Roi reçut les lettres de ces Princes avec beaucoup de joie, & regarda la protection qu’ils lui demandoient comme un incident qui relevoit beaucoup la gloire de son regne. Il remit la conduite de toute cette affaire aux soins du Mareschal, auquel il envoya mille hommes d’armes commandés par Raoul de Gaucourt, pour s’en servir à humilier Francisque. Boucicaut incorpora ces nouvelles troupes aux siennes, pourvut à leur subsistance pendant le reste de la campagne, & après avoir donné les ordres qu’il crut nécessaires pour la conservation de Gennes, il partit pour le Milanois sur la fin de Juillet. Il signala son entrée dans ce pays par la prise de Tortone qui s’étoit revoltée contre le Comte de Pavie son Souverain. Cette conquête fut suivie de celle de Plaisance où le Maréchal laissa une puissante garnison. Ayant joint sous les murailles de cette ville les troupes des Seigneurs de Lodi, de Crême & de Cremone, il passa le Po. Le Comte de Pavie le vint recevoir aux bords de ce fleuve, suivi de la plus leste Noblesse de son Comté, & le conduisit dans sa ville capitale, où il prêta le serment de fidélité entre ses mains, au Roi de France & à ses successeurs, auxquels il soumit sa personne, celle de ses successeurs & ses Etats.
Après cette action le Maréchal prit la route de Milan, le Duc de cette ville vint le recevoir jusques à Clairval, Abbaye qui en est éloignée de demi-lieue; ils firent une entrée solemnelle dans Milan, précédés d’un concert de voix, & d’inftrumens; & aux acclamations de tout le peuple. Tant de marque d’affection n’empechêrent pas se Maréchal de prendre ses suretés contre ces citadins, dont la fidélité lui étoit suspecte ; il posa ses troupes dans toutes les places publiques de leur ville, & commanda La Faye pour veiller à tout.
Ces ordres donnés le Maréchal s’engagea dans les rues, & s’y fit rendre par-tout les honneurs dûs au Roi, quil représfentoit. II termina ce jour par l’accolée quril donna aux: Seigneurs de Crème, Gremone & Lodi qui se tinrent fort honorés d’avoir été faits Chevaliers de sa main.
Le Duc de Milan voulant rendre la cérémonie de son hommage plus auguste choisit pour le faire, la place publique; il la fit entourer de barrieres, & tendre de riches tapisseries relevées d’or &de soye; il fit élever au milieu un grand théâtre, & sur ce théâtre, qui étoit couvert de tapis de pied d’un grand prix, un trône magnifique. Le jour marqué pout cette action étant arrivé, le Duc de Milan & le Comte de Pavie son frere, suivis des principaux Officiers de l’armée Françoise, & de la plus, haute Noblesse du Milanois, conduisirent Boucicaut à ce théâtre ; l’habit de ce Maréchal qui brilloit de pierreries & son épée qui étoit des plus riches, ajoutoient, ce me semble, quelque chose à son air majestueux. Il se mit sur ce trône, tenant en main un sceptre d’or qui marquoit assez qu’il représentoit un grand Monarque.
Le Duc s’approcha du trône dans une posture humiliée, appella le Maréchal par son nom d’une voix haute & intelligible, lui fournit, en qualité de Procureur du Roy, commis à cet effet, sa personne & ses Etats, pour être par luy gardés & deffendus, & lui prêta ensuite serment de fidélité. Le Maréchal les reçut au nom du Roi, & promit à ce Prince, au même nom, de le deffendre & de le secourir contre, tous ses ennemis, de lui entretenir des garnisons Françoifes dans toutes les places.
Cela fait, on dressa la traité, par lequel le Duc de Milan & le Comte de Pavie son frere, se donnoient eux & leurs Etats à la France. Voici les principaux articles.
I. Que l’on garderoit la, justice en toutes choses.
II. Que l’on conserveroit les particuliers dans tous, leurs droits & leurs privilèges légitimes.
III. Que l’on défendroit sous de grandes, peines à toutes personnes de quelque condition qu’elles fussent, de se traiter de Guelfes & de Gibelins.
IV. Que toutes les ordonnances faites, soit pour la police ou la guerre entre le Duc de Milan, les Magistrats & Communautés de son Duché, demeureraient dans leur force, sans qu’il fut permis d’y rien changer ni altérer.
Le Marquis de Montferrat, Francisque, & les autres petits tirans de la Lombardie, regardèrent la protection que Sa Majesté donnoit aux deux Princes comme le coup qui alloit les accabler. Ils assemblerent au plutôt quatorze cens hommes d’armes & deux mille bandits, entrerent dans la rivière de Gennes, y firent des conquêtes avec une rapidité qu’ils ne s’étoient pas promise. Les Spinola & les Doria, Chefs des Gibelins; Gennois, personnes riches & puissantes, & que le Maréchal tenoit dans la soumission parce qu’il connoissoit leur humeur, se laisserent gagner, s’assurerent de tous ceux qui conservoient encore quelqu’attache pour ce parti, & se rendirent maîtres d’une des portes de Gennes, & mandèrent aux ennemis de .s’avancer.
Le menu peuple, qui ne respiroit à son ordinaire que quelque changement, surpassa l’attente des conjurés, & commença de faire des assemblées tumultueuses. Choleton Seigneur Auvergnat, & que le Maréchal avoit laissé dans Gennes pour commander en son absence, tâcha d’arrêter cette sédition par ses remontrances. Il assembla les principaux de Gennes, leur fit un tableau de l’état pitoyable où leur république étoit réduite quand le Maréchal commença de les gouverner, & de l’état florissant auquel elle se voyoit par les soins de ce-grand homme. Il leur représenta, dis-je, avec tant de force les grandes obligations qu’ils avoient à la France & au Maréchal, que tous lui firent de nouvelles protestations d’obéissance & de fidélité.
Il s’en retournoit au Palais sûr que la sédition étoit appaisée, quand Jean Turlet, Capitaine des séditieux, suivi d’une grosse troupe de gens comme lui, l’attaqua & l’assassina au milieu de la rue. La populace accourue au bruit qui se fit lors de l’attaque, enchérit sur l’attentat de ce furieux, & mit le corps de ce malheureux en pieces.
Les Chefs de la faction, profitant de ce desordre assemblerent le peuple dans la grande place, traitèrent de tirannie tout ce que le Gouverneur avoit fait pour eux, décrièrent jusques à ses plus belles actions, & animerent si fort cette populace, qu’elle cria d’une commune voix ; il faut secouer leur joug, & étancher dans leur sang, leur soif insatiable de se remplir de nos biens.
Les mêmes Chefs louerent hautement la valeur du Marquis de Montferrat qui venoit de leur amener du secours, & sçeurent si bien représenter qu’ils n’auroient rien à craindre sous sa protection, que le peuple l’élut d’une commune voix pour son Gouverneur, & alla faire les préparatifs de son entrée. Elle fut magnifique, & accompagnée de cris de : vive la liberté & le peuple. Le Marquis conduit au Palais, les conjurés coururent aux maisons des François, tuerent les uns, couperent les oreilles ou creverent les yeux aux autres; après quoi, ils attaquèrent la principale citadelle avec tant de furie que la garnison fut obligée de capituler, & sortit le bâton blanc à la main.
Il ne feroit pas facile d’exprimer jusques à quel point la nouvelle de cette révolution surprit le Maréchal ; il accourut dans l’état de Gennes, & alla camper au chateau de de Gani où La-Faye s’étoit jetté; il attendit pendant un mois les troupes qu’il avoit demandées au Roi, afin d’être en état de mettre les mutins au devoir. Il fut pendant ce tems battre Francisque, qui assiegeoit le chateau de la Noue, où Savigné Gentilhomme du Dauphiné commandoit. Mais il eut beau presser ce secours, s’engager d’en faire la dépense, & promettre de reprendre Gennes en peu de tems ; il n’en reçut point : la maladie du Roi qui augmentait tous les jours, la jalousie des Princes du Sang, les partis qu’ils formoient dans le cœur du Royaume, forçerent la Cour d’abandonner Gennes, & le Maréchal de sortir d’un Etat qu’il avoit gouverné près de neuf ans avec beaucoup d’honneur.
II reprit la route de France avec ses troupes, & se rendit en Savoye. Le Duc de cette province étant dans la disposition d’attaquer le Montferrat, il le joignit, & entra dans le pays de ce Marquis, & vengea sa perfidie par les fréquentes défaites de ses troupes & la prise d’un grand nombre de places, dont le Duc de Savoye demeura en possession.
Tout ce qui reconnoissoit en Italie l’autorité du Roi, imita la révolution de Gennes; le Duc de Milan & le Comte de Pavie cesseroit d’être François, & renoncèrent à la protection de Sa Majesté, qu’ils avoient recherchée avec tant d’empressement. Les Gouverneurs François, qui étoient dans Livourne, & dans les autres places de l’Etat de Gennes, s’accommodèrent au tems, & traitèrent avec les ennemis pour la reddition de leurs places ».
Note particulière far la bataille d’Azincour.
«On ordonna le Mareschal Boucicaut, Messire Clignet de Brabant & un bastard de Bourbon, pour les chevaucher. Ce qu’ils faisoient diligemment, & portèrent grand dommaige auxdits Anglois, & en tuerent plusieurs, & ne se osoient eschapper, &c.
Et y eut diverses opinions & imaginations car les uns disoient qu’on les laissast passer sans combattre, & que à faire bataille, estoit chose bien dangereuse, &c. & disoit-on que le Connestable d’Albret, le Mareschal Boucicaut, & plusieurs autres anciens Chevaliers & Escuyers qui avoient vu & fréquenté les armes, estoient de cette opinion, &c.
Et y eut de prisonniers bien quatorze mille entre lesquels estoient les Ducs d’Orleans 5 & de Bourbon, les Comtes de Vendosme & de Richemont, & le Maréchal Boucicault». ( Juven. des Ursins, )
« L’an 1415, estoient à Caudebec Messire Jean Boucicault durant le siege, qui estoit Mareschal de France, à tout mille & cinq cent hommes d’armes, & le Sire d’Albret, Connestable de France à tout mille & cinq cent hommes d’armes à Honnefleur, lesquels se tenoient là & és places d’environ, pour cuider porter dommaige aux Anglois,
Et l’on feit sçavoir que les Connestable & Maréchal de France iroient audevant d’eulx à Abbeville, pour, garder le passaige sur la riviere de Somme. Et si firent-ils : car ils teindirent bien quinze jours avant qu’ils pussent passer la dicte riviere. Mais à la fin ils trouvèrent passaige entre Corbie & Perronne, par où ils passerent, &c,
A l’avantgarde estoient le Sire d’Albret, Connestable de France, & Boucicault, Mareschal, qui avoient en leur compagnée trois mille hommes d’armes, &c.
Là moururent tous les Seigneurs dessus dicts, réservés les Ducs d’Orleans & de Bourbon, & les Comtes d’Eu, de Vendosme & de Richemont, & le Mareschal Boucicaut, lesquels furent prisonniers du Roy d’Angleterre, & menez en Angleterre ». (Extrait de l’Histoire de Charles VII par Berry, premier Hérault du Roy.)
N’oublions pas de remarquer que la veille & le jour même du combat, on fit plus de cinq cens Chevaliers, dont la plupart voulurent recevoir cet honneur de la main du Maréchal de Boucicaut.
Bien des gens demeurent d’accord que le succès de cette funeste campagne eût été tout différent, si l’on avoit suivi les conseils de Boucicaut, & sa manière de faire la guerre. Il commanda toujours un corps détaché de la grande armée avec lequel il fatigua tellement l’ennemi, & lui tua tant de monde, qu’il l’eût entièrement ruiné, si tous les Généraux eussent agi de concert. On crut le Duc de Bourgogne d’intelligence avec l’Anglois ; cela parut par les ordres qu’on disoit venir de la part du Roi, & qui furent adressés aux troupes, d’abandonner certains portes très-avantageux. (Note des Editeurs.)
Fin des observations sur les Mémoires du Maréchal de Boucicaut.
TABLE DES CHAPITRES
NOTICE DES EDITEURS SUR LES MEMOIRES ET LA PERSONNE DU MARÉCHAL DE BOUCICAVT.
PREMIERE PARTIE.
Cy commence la premiere Partie de ce Livre, laquelle parle de l’enfance de Boucicaut, & de la poursuite en armes & faicts qu'il feit jusques au temps qu'il fut esleu pour estre Gouverneur de Gennes.
CHAPITRE PREMIER.
Cy commence le livre des faicts du bon Messire. Iean le Maingre, dit Boucicaut, Mareschal de France, & Gouverneur de Gennes.
CHAPITRE II.
Cy dit par quel mouvement ce present livre fut faict.
CHAPITRE III.
Cy dit de quels parents fut le Mareschal Boucicaut, & de sa naissance & enfance.
CHAPITRE IV.
Encores de l’enfance du dict Boucicaut.
CHAPITRE V.
Cy dit de la premiere fois que Boucicaut prist à porter armes.
CHAPITRE VI.
Cy dit comment en jeune aage Boucicaut voulut poursuivre les armes, & se prist à aller en voyages.
CHAPITRE VII.
Cy devise les essais que Boucicaut faisoit de son corps, pour soy duire aux armes.
CHAPITRE VIII.
Cy parle d’Amour, en demonstrant par quelle maniére les bons doivent aimer, pour devenir vaillans. (Ce Chapitre est étranger à l’Histoire)
CHAPITRE IX.
Cy comment dit Amour, & desir d’estre aimé, creust en Boucicaut courage, & volonté d'estre vaillant, & chevalereux.
CHAPITRE X.
Cy dit comment Boucicaut fut faict Chevalier & des voyages de Flandres.
CHAPITRE XI.
Comment Boucicaut feut la premiere fois en Prusse, & puis comment la deuxieme fois il y retourna.
CHAPITRE XII.
Comment Messire Boucicaut après le retour de Prusse alla avec le Duc de Bourbon devant Taillehourg, & devant Bertueil, qui furent pris, & autres chasteaux en Guyenne.
CHAPITRE XIII.
Cy dict comment le Duc de Bourbon laissa Messire Boucicaut és frontières son Lieutenant, & comment il jousta de fer de glaive à Messire Sicart de la Barde.
CHAPITRE XIV.
Comment Messire Boucicaut jousta de fer de glaive à un Anglois appelle Messire Pierre de Courtenay, & puis va à un autre nommé Messire Thomas de Clifort.
CHAPITRE XV.
Comment Messire Boucicaut alla en Espaigne, & comment au retour le Seigneur de Chateauneuf Anglois entreprist à faire armes à luy, vingt contre vingt, & puis ne le voulut ou n’osa maintenir.
CHAPITRE XVI.
Comment Messire Boucicaut alla outre mer, où il trouva le Comte d'Eu prisonnier.
CHAPITRE XVII.
De l’emprise que Messire Boucicaut feit luy troisiesme de tenir champ trente jours à la jouste à tous venans, entre Boulongne & Calais, au lieu que on dict Ingelbert.
CHAPITRE XVIII.
Comment Messire Boucicaut alla la troisiesme fois en Prusse, & comment il voulut venger la mort de Messire Guillaume de Duglas.
CHAPITRE XIX.
Comment Messire Boucicaut fut faict Mareschal de France,
CHAPITRE XX.
Comment le Mareschal Boucicaut alla avec le Roy à Boulongne au traicté. Et la charge de gens d'armes que le Roy luy bailla après pour aller en plusieursvoyages, & comment il prit le Roc du Sac.
CHAPITRE XXI.
Comment le Mareschal alla en Guyenne, & les forteresses qu'il y prit.
CHAPITRE XXII.
Cy commence à parler du voyage de Hongrie, comment le Comte d'Eu admonesta le Mareschal d'y aller.
CHAPITRE XXIII.
Comment le Comte de Nevers, qui ores est Duc de Bourgongne, voulut aller au voyage de Hongrie, & comment il fut faict Chevetaine de toute la compaignée des François qui là allèrent.
CHAPITRE XXIV.
De plusieurs villes que le Roy de Hongrie prist sur les Turcs, par l’aide des bons François & comment le vaillant Mareschal Boucicaut entre les autres bien s'y porta.
CHAPITRE XXV.
De la fiere bataille que on dict de Hongrie, qui feut des Chrestiens contre les Turcs.
CHAPITRE XXVI.
De la grand pitié du martyre que on faisoit des Chresiens devant Bajazet, & comment le Mareschal fut respité de mort»
CHAPITRE XXVII.
Comment les nouvelles veindrent en France de la dure desconfiture de nos gens.
CHAPITRE XXVIII.
Comment le Comte de Nevers fut emmené prisonnier à Burse, & plusieurs autres Barons. Et de la rançon que on envoya à Bajazet, & du bienfaict du Mareschal.
CHAPITRE XXIX.
Comment après te retour de Hongrie le Roy envoya le Mareschal en Guyenne, à belle campaignée de gens d'armes sur le Comte de Périgort, qui s’estoit rebellé contre luy. Si le prit & amena prisonnier au Roy.
CHAPITRE XXX.
Cy dict comment l’Empereur de Constantinople envoya requérir secours au Roy contre les Turcs, & il y envoya le Mareschal à belle compaignée.
CHAPITRE XXXI.
Comment le Mareschal s’en alla par mer à belle compaignée, & l’affaire qu il eut aux Sarrasins.
CHAPITRE XXXII.
La grand chere & joye que l’Empereur feit au Mareschal & à sa compaignée, & comment ils allèrent courir tost sus aux Sarrasins.
CHAPITRE XXXIII.
Des villes & chasteaux que l’Empereur, le Mareschal & leur compaignée prirent sur Sarrasins.
CHAPITRE XXXIV.
Comment après que l’Empereur, avec l’aide du Mareschal & des François, eut tout environ, soy descombre de Sarrasin, s'en voulut venir en France pour demander aide au Roy, pour ce que argent & vivres leur failloient. Et comment le Mareschal qui s'en venoit avec luy laissa en la garde de Constantinople le Seigneur de Chasteaumorant, à tout cent hommes d'armes, bons & esprouvez, bien garnis, de trait.
CHAPITRE XXXV.
Comment le Seigneur de Chasteaumorant feit bien son debvoir de garder Constantinople, & la famine qui y estoit, & le remede qui y feut mis.
CHAPITRE XXXVI.
Comment l’Empereur veint en France, & comment le Mareschal y arriva devant.
CHAPITRE XXXVII.
Cy devise comment l’Empereur de Constantinople eut paix-avec Bajazet, Et comment le Tamburlan l’en vengea. Et de la mort de Tamburlan.
CHAPITRE XXXVIII.
Cy dit comment, le Mareschal eut grand pitié de plusieurs Dames & Damoiselles qui se complaignoient de plusieurs torts que on leur faisoit, & nul n'entreprenait leurs querelles, & pour ce entreprit l’Ordre de la Dame blanche à l’escu verd. Par lequel luy treiziesme portant celle deyise, s'obligea à la deffence d’elles.
CHAPITRE XXXIX.
Le contenu des lettres d'armes, par lesquelles se obligeaient les treize Chevaliers à defendre le droict de toutes Gentils-femmes à leur pouvoir, qui les en requerroient.
SECONDE PARTIE.
Cy commence la seconde Partie de ce Livre, laquelle parle depuis le temps que le Mareschal eut le gouvernement de Gennes jusques au retour de Syrie.
CHAPITRE PREMIER.
Premièrement parle de l’ancienne coustume qui court en Italie des Guelphes & des Guibelins.
(Ce Chapitre ne contient que des réflexions oiseuses sur les deux partis qui désoloient l’Italie sous le nom de Guelphes & de Gibellins.)
CHAPITRE II.
Cy dit de la Cité de Gennes, & de la tribulation où elle estoit avant que le Mareschal en feust Gouverneur.
(Ce Chapitre ne dit autre chose, sinon que la ville de Gennes y comme toutes les autres villes d'Italie y étoit en proye aux factions des Guelphes & des Gibellins.)
CHAPITRE III.
Cy dit comment la Cité de Gennes se donna au Roy de France.
CHAPITRE IV.
Cy dit comment vertu plus que autre chose doibt estre cause de l’exaucement de l’homme. (Le titre seul de ce Chapitre prouve qu il est inutile à l’Histoire.)
CHAPITRE V.
Cy dit comment le Mareschal pour sa vertu & vaillance fut esleu & estably pour estre Gouverneur de Gennes. (Ce Chapitre n'offre à conserver que ce qui suit.)
CHAPITRE VI.
Cy dit comment le Mareschal alla à Gennes, & comment il y fut receu.
CHAPITRE VII.
Cy comment le Mareschal parla saigement aux Genevois au Conseil.
CHAPITRE VIII.
Cy dit les saiges establissemens & ordonnances que le Mareschal feit à Gennes.
CHAPITRE IX.
Cy dit comment le saige Mareschal feit edifier deux forts chasteaux, l’un sur le port de Gennes, l’autre autre part. Et comment il repreint à remettre en estat les choses ruineuses & perdues.
CHAPITRE X.
Cy dit comment après que le Mareschal eut mis la Cité de Gennes en bon estat, il y feit aller, sa femme, & comment elle y feut receue.
CHAPITRE XI.
Cy dit comment nouvelles veindrent au Mareschal que le Roy de Cypre avoit mis le siege devant Famagouste, laquelle Cité est aux Genevois, & comment il se partit de Gennes à grand armée pour y aller.
CHAPITRE XII.
Cy dit de l’ancien contens qui est comme naturel entre les Genevois & les Venitiens.
CHAPITRE XIII.
Comment le Mareschal donna secours à l’Empereur de Conslantinople pour s'en retourner en son pays.
CHAPITRE XIV.
Comment le Mareschal arriva à Rhodes. Comment le Grand Maistre de Rhodes le receut, & le pria qu'il allast en Cypre pour traiter de paix.
CHAPITRE XV.
Cy dit comment le Mareschal alla en Turquie devant une grosse cité que on nomme Lescandelour.
CHAPITRE XVI.
Cy dit comment le Mareschal assaillit Lesçandelour par belle ordonnance.
CHAPITRE XVII.
Les escarmouches que faisoient tous les jours les gens du Mareschal aux Sarrasins & comment ils les desconfirent & chasserent.
CHAPITRE XVIII.
Comment la paix fut faicte entre le Roy de Cypre & le Mareschal, & comment il voulut aller devant Alexandrie.
CHAPITRE XIX.
Comment les Venitiens avoient faict sçavoir par les terres des Sarrasins que le Mareschal alloit sur eulx ; & comment le dict Mareschal alla devant Tripoli.
CHAPITRE XX.
La belle ordonnance du Mareschal en ses batailles, & comment il desconfit les Sarrasins.
CHAPITRE XXI.
Cy dit comment on sceut certainement que les Venitiens avoient fait sçavoir aux Sarrasins la venue du Mareschal, & comment il print Botun & Barut.
CHAPITRE XXIX
Cy dit comment le Mareschal alla au devant Sayete, & la grande hardiesse & vaillance de luy contre les Sarrasins.
CHAPITRE XIII.
Cy dit comment le Mareschal alla devant la Liche, & les embusches que les Sarrasins avoient faites pour le surprendre.
CHAPITRE XXIV.
Comment le Mareschal, pour ce que ja se tiroit vers l’Hiver, s'en voulut retourner à Gennes.
CHAPITRE XXV.
Comment les Vemtiens, pour avoir achoison de faire ce qu'ils feirent après, se alloient plaignans du Mareschal de la prise de Barut.
CHAPITRE XXVI.
Comment les Vénitiens assailirent le Mareschal, & la fiere bataille qui y feut. Et comment le champ & la victoire luy en demeura.
CHAPITRE XXVII.
Comment le Mareschal s'en alla à Gennes, irrité contre les Venitiens; & des prisonniers qui feurent emmenez d’un costé & d’autre.
CHAPITRE XXVIII.
De la pitié des prisonniers François.
CHAPITRE XXIX.
Comment les prisonniers mettoient peine par leurs lettres vers les Seigneurs de France, que le Mareschal ne feist guerre contre les Venitiens, afin que leur délivrance n'en feust empeschée.
CHAPITRE XXX.
Comment les Venitiens s'envoyerent excuser envers le Roy de ce quils avoient faict:
CHAPITRE XXXI
Cy ensuit la teneur des lettres que le Mareschal envoya aux Venitiens.
TROISIEME PARTIE.
Cy commence la troisiesme Partie de ce Livre, laquelle parle des faicts que le Mareschal feit depuis le temps que il feut retourné du voyage de Syrie jusques à ores.
CHAPITRE PREMIER.
Premièrement parle des Seigneurs Italiens qui desiroient avoir l’accointance du Mareschal pour les grands biens que ils oyoient dire de luy.
CHAPITRE II.
Comment le jeune Duc de Milan entreprit guerre au Mareschal, dont mal luy en ensuivit.
CHAPITRE III.
Commen le Mareschal laboura, afin que il peust mettre paix en l’Eglise, que les Genevois se declarassent pour nostre Sainct Pere le Pape.
CHAPITRE IV.
Comment le Mareschal assembla à conseil les plus saiges de Gennes, & les paroles que il leur dit sur le faict de l’Eglise.
CHAPITRE V.
Comment le Mareschal tendoit que l’Eglise feust en union, & soubs l’obeissance d’un seul Pape esleu par Concile général.
CHAPITRE VI.
Cy commence à parler comment les Pisains se rebellèrent contre leur Seigneur, & comment le Maréchal se peina d’y mettre paix.
CHAPITRE VII.
Comment les Pisains feirent entendre au Mareschal par feintise que ils voulaient estre en l’obeissance du Roy de France, & devenir ses hommes, & la mauvaistié quils feirent.
CHAPITRE VIII.
Comment le Mareschal se travailloit tousjours que ceulx de Pise se donnassent au Roy de France.
CHAPITRE IX.
Comment le Mareschal dit & manda aux Pisains que s'ils ne se donnoient au Roy leur Seigneur, les vendroit aux Florentins.
CHAPITRE X.
L’accord qui fut faict entre le Mareschal & les Florentins du faict de Pise.
CHAPITRE XI.
Comment le Mareschal envoya par escript au Roy de France, à Nosseigneurs, & au Conseil, l’accord quil avoit faict avec les. Florentins du faict de Pise; lequel le Roy & Nosseigneurs agréerent par leurs lettres. Et comment depuis par fèintise les Pisains: se voulurent donner au Duc de Bourgongne.
CHAPITRE XII.
Comment Nosseigneurs les Ducs d’Orléans & celuy de Bourgongne sceurent mauvais gré au Mareschal, pource qu’il n’avoit esté en l’ayde des Pifains contre les Florentins.
(Le reste de ce Chapitre se réduit à des réflexions contre l’envie.)
CHAPITRE XIII.
Cy devise par exemples comment les bons sont communément enviez.(Encore des réflexions inutiles.)
CHAPITRE XIV.
Cy preuve par exemples que on ne doibt mie tousjours croire ne adjouster foy en paroles & opinion du peuple. (Même inutilité dans ce Chapitre.)
CHAPITRE XV.
Cy dit comment le Mareschal par la vaillance de son couraige entreprit d'aller prendre Alexandrie. Et des messaigers qu'il envoya pour ceste cause au Roy de Cypre.
CHAPITRE XVI.
Encores de ce mesme, de l’instruction que le Mareschal bailla à ses Ambassadeurs de ce que dire debvoient au Roy de Cypre.
CHAPITRE XVII.
Cy devise la grande chere & belle responce que le Roy de Cypre feit aux Ambassadeurs du Mareschal.
CHAPITRE XVIII.
Cy devise comment le Roy de Cypre s'excusa vers les messaigers du Mareschal de non aller sur Alexandrie.
CHAPITRE XIX.
Cy parle du faict de l’Eglise, & comment le Mareschal voulut empescher le Roy Lancelot que il n’allast prendre Rome.
CHAPITRE XX.
De ce mesme, & comment Paul Ursin Romain meit le Roy Lancelot à Rome par argent qu'il receut.
CHAPITRE XXI.
Cy devise comment le Mareschal en venant par mer de Gennes en Provence, combatit quatre galées de Mores, où grande foison en y eut d'occis.
CHAPITRE XXII.
Cy devise comment Messire Gabriel Marie Bastard du Duc de Milan cuida usurper au Roy la Seigneurie de Gennes, & comment il eut la teste couppée.
QUATRIEME PARTIE.
Cy commence la quatriesme & derniere Partie de ce livre, laquelle parle des vertus, bonnes mœurs, & conditions qui sont au Mareschal, & de la maniére de son vivre.
CHAPITRE PREMIER.
Devise le premier Chapitre de la façon de son corps.
CHAPITRE II.
Cy dict de la dévotion que le Mareschal à vers Dieu en œuvres de Charité.
CHAPITRE III.
La reigle que le Mareschal tient au service de Dieu.
CHAPITRE IV.
Comment le Mareschal se garde de trespasser la loy de Dieu & ses Commandemens, mesmement en faict de guerre, & de la mesure que il y tient.
CHAPITRE V.
Comment le Mareschal est hardy & seur en ses saiges entreprises.
CHAPITRE VI.
Comment le Mareschal est sans convoitise, & large du sien.
CHAPITRE VII.
Comment la vertu de continence & de chasteté est au Mareschal.
CHAPITRE VIII.
Comment le Mareschal suit la reigle de Justice.
CHAPITRE IX.
Comment avec ce que le Mareschal est justicier, il est piteux & misericordieux Et preuve par exemples que ainsi doibt estre tout vaillant homme.
CHAPITRE X.
De la belle éloquence que le Mareschal a.
CHAPITRE XI.
De l'ordonnance de vivre du Mareschal.
CHAPITRE XII.
Cy çonclud comment homme ou tant y a vertus doibt bien estre honnoré.
CHAPITRE XIII.
Cy dict en parlant au Mareschal, que que pourtant ne se veuille fier en fortune, qui tost se change, & donne exemples.
CHAPITRE XIV.
La fin du livre où la personne qui l’a faict s’excuse vers le Mareschal de ce que il l’a faict sans son sceu & commandement, & non si bien mis par escript que il appartiendroit.
CHAPITRE XV.
Exemples des vaillans hommes trespasses qui sceurent bon gré à ceulx qui avoyent escript & enregistré leurs gestes, & leurs vaillants faicts.
Fin des Mémoires de Jean le Maingre, dit Boucicaut.
OBSERVATIONS SUR LES MÉMOIRES DE JEAN LE MAINGRE DIT BOUCICAUT.
[1] Charles V.
[2] Charles VI.
[3] En qualité d’enfant d’honneur.
[4] Louis II, dit le Grand.
[5] Charles le Mauvais.
[6] Philippe le Hardy.
[7] Louis de Sancerre, seigneur de Charenton.
[8] Antoinette de Turenne, fille aînée de Raymond, Vicomte de Turenne, comte de Beaufort, et d’Eléonor de Comminge.
[9] Louis, dit le Mâle.
[10] Charles VI fut à S. Denis recevoir l'oriflamme ctes mains de l’Abbé, & la confia au grand Maître de sa Maison, Philippe de Villers Lisle-Adam, avec toutes les cérémonies d’ufage.
[11] Verteuil en Angoumois.
[12] Bordrun
[13] Ou des Granges.
[14] Corbie.
[15] De Neully.
[16] De Pasay.
[17] Gaston Phebus.
[18] Philippe d’Artois
[19] Le comte de Hunctincton.
[20] DeDerbi.
[21] Henry IV.
[22] Iean.
[23] Lithuanie.
[24] Jean Mauquenclun, dit Mouton, Sire de Blainville & Maréchal de Fance.
[25] Chose sans exemple jusqu’alors & depuis ce tems-là, dit l’Historien moderne de Boucicaut.
[26] Philppe d’Artois.
[27] Jean sans Peur, fils aîné de Philippe le Hardi, duc de Bourgogne.
[28] Bodin.
[29] Il n’avoit alors que vingt deux ans, & ce fut Enguerrand le brave Sire de Coucy, qui lui donna l’accolade & l’épée de Chevalier.
[30] Dans la Romanie.
[31] C’étoit une des villes les plus considerables de la Romanie, bâtie sur les bords d’une rivière qui descend des montagnes voisines & se décharge dans la mer blanche.
[32] Tel fut le malheureux succès de là bataille de Nicopoli, donnée le 15de Septembre de l’an 1396. Elle dura trois heures, il n’y eut que les François qui combattirent. Le Palatin, ou grand Comte de Hongrie, fut le seul de sa nation qui refuse de les abandonner.
[33] Gui, VI de nom.
[34] Philippes d’Artois, Prince du Sang, Comte d’Eu & de Beaumont, & Connétable de France. L’Histoire le blâme d’avoir conseillé la funeste bataille de Nicopoli.
[35] Il étoit fils aîné de Robert premier Duc de Bar, & de Marie de France fille du Roi Jean, qui avoit érigé le Comté de Bar en Duché. Il avoit épousé Marie de Couci, fille aînée & principale héritière d’Enguerand. II n’en eut qu un fils & une fille. Le fils nommé Robert fut tué à la funeste bataille d’Azincour.
[36] Archambaut, IV de nom.
[37] A sept lieu de Perigueux.
[38] Bourdeilles, Aubroche, Sarlat.
[39] Emmanuel
[40] Théodore Cantacuzène.
[41] Làdislas, usurpateur du Royaume de Naples.
[42] Sicile.
[43] Jean.
[44] Jean.
[45] Jean VI de nom.
[46] Salubria, ou Selivrea, ou Solimbrea, sur la Propontide.
[47] Tamerlan.
[48] C’est-à-dire, Doge.
[49] Aujourd'hui Candalora, ou Escandalora, sur le Golfe de Satalie. Elle est presque ruinée à present.
[50] Carlo Zani.
[51] Agnès.
[52] Jean Marie, fils & successeur de Galéas au Duché de Milan.
[53] Philippe.
[54] Francisque, Capitaine brave & entreprenant, mais peu raisonnable qu’on le surnommoit le fléau de la Lombardie & l’ennemi de Dieu & des hommes.
[55] Porto-venere.
[56] La mer de Ligurie.
[57] Des Barres.
[58] Pierre de Lune Anti-Pape, connu sous le nom de Benoit XIII.
[59] Gregoire XII, Vénitien, connu sous le nom d'Ange Corrare, & élu Pape sous condition en 1406.
[60] Louis II du nom, Duc d’Anjou, Comte de Provence, & Roi titulaire de Naples & de Sicile.
[61] L’Historien moderne de Boucicaut, racontant cette anecdote, met dans la bouche du Maréchal cette belle réponse : « cest trop de liberté ; il ne faut pas quon voye partir d'un Officier du Gouverneur de Gennes le moindre regard lascif ».