COLLECTION UNIVERSELLE DES MEMOIRES PARTICULIERS RELATIFS A L’HISTOIRE DE FRANCE
Tome VI
CONTENANT les Mémoires du bon messire JEAN LE MAINGRE dit BOUCICAUT, Maréchal de France
XIV & XVe SIECLES
COLLECTION UNIVERSELLE DES MEMOIRES PARTICULIERS RELATIFS A L’HISTOIRE DE FRANCE
Tome VI
A LONDRES
Et se trouve à PARIS
Rue d’ANJOU-DAUPHINE n° 6
1785
NOTICE DES EDITEURS SUR LES MEMOIRES ET LA PERSONNE DU MARÉCHAL DE BOUCICAVT.
Les Mémoires que nous publions aujourd’hui, nous les avions d’abord rejettés de notre Collection, parce que l’Histoire intérieure du royaume, à l’époque qu’ils embrassent nous avoit semblé suffisamment développée dans ceux de Pierre Fenin, par lesquels nous avons terminé notre cinquième Volume. En effet on ne trouve dans l’Historien de Boucicaut rien de ces troubles civils, qui au nom des Argmagnacs & des Bouguignons ont fait du règne de l’infortuné Charles VI une longue suite de désastres. Cet ouvrage ne laisse soupçonner par aucun endroit que l’Auteur ait vécu au milieu de cette fatale division de la Famille Royale.
Ce profond silence que l’Historien a gardé, soit par une modération bien rare à cette époque, soit par une politique jalouse de ménager l’un & l’autre parti, nous avoit déterminés à ne faire aucun usage de son écrit. Mais quelques personnes, dont les avis doivent nous être chers, nous ayant donné le conseil de ne rien précipiter, nous avons repris l’Histoire du Maréchal de Boucicaut, & bientôt nous avons reconnu qu’elle étoit nécessaire à notre Collection, soit parce qu’elle renferme des détails curieux sur les moeurs & les usages de l’ancienne Chevalerie, soit parce qu’on y trouve fidèlement consigné tout ce que les François ont fait en Hongrie contre les Turcs, & dans l’État de Gènes, lorsque cette République se donna volontairement à la France.
Sous ce double point de vue, ces Mémoires sont un monument précieux qu’il importe d’autant plus de conserver à notre Histoire, que nul autre ouvrage original, ne peut les suppléer. Ils ont fourni en grande partie aux Historiens postérieurs tout ce qu’ils ont dit de la bataille de Nicopoli & de la soumission des Génois.
Cependant nous avions à choisir entre deux vies du Maréchal de Boucicaut, l’une & l’autre écrites par une plume anonyme.
La première, composée du vivant même de Boucicaut, sur les pièces originales fournies par les braves Chevaliers qui avoient marché sous la bannière du Maréchal, était restée manuscrite jusqu’en 1620 que Théodore Godefroi la publia imprimée en un volume in-4° de 434 pages, après l’avoir reçue de M. de Machaut, sieur de Romainville.
La seconde, composée dans le sîècle de Louis XIV, & publiée en 1657, forme, un in-12 d’environ 300 pages, dont la lecture; n’est pas sans intérêt, quoique le style en soit très-inférieur à celui de la plupart des ouvrages qui distinguent le beau siècle de notre littérature.
Entre ces deux ouvrages notre choix n’a pas hésité longtems. Il s’est fixé sur le plus ancien ; & ce n’est point par le seul droit d’aînesse qu’il nous a paru mériter la préférence. Ce droit, placé dans la balance, est d’un grand poids sans doute. Plus l’existence des monumens de l’Histoire est reculée dans le passé, & plus leur témoignage est puissant & respectable. C’est la source à laquelle il faut nécessairement remonter, si l’on est jaloux de connoître le véritable cours des évènemens. Mais à ce premier motif, dont l’autorité se fait sentir aisément, un second non moins important encore est venu se joindre. Nous avons reconnu que l’Historien nouveau n’est dans la plus grande partie de son ouvrage que le copiste, ou le traducteur du vieil Historien. Il semble en convenir lui-même en avouant dans son avertissement qu’il n’a omis aucun des faits rapportés dans cette Histoire ancienne ; & si nous ajoutons que celle-ci a dans la partie du style les grâces propres au langage écrit du siècle où elle a été composée, mérite qu’elle partage avec les Mémoires de Joinville, & qu’on regrette dans l’Historien moderne qui s’est tenu si loin du langage des bons Auteurs ses contemporains, nous aurons pleinement justifié notre choix.
Cependant comme d’une part l’Histoire ancienne ne va point jusqu’à la mort du Maréchal de Boucicaut, & que de l’autre, l’Histoire moderne a prolongé sa narration jusqu’à cette époque, après avoir donné même plus d’étendue au récit de certains évènemens publics, tels que la bataille de Nicopoli, le grand schisme d’Occident, la révolution de Gènes, la bataille d’Azincour, ce qui la rend plus complète, puisque Boucicaut fut mêlé à tous ces évènemens, nous avons dans les Notes enrichi la première d’un extrait de la seconde. Tout ce que celle-ci raconte d’important, nous l’en avons emprunte pour suppléer au silence de celle-là ; ensorte qu’au lieu d’une seule Histoire, nous en donnons deux, pour ainsi dire, au Public. C’est ainsi que dans notre Volume précédent, au lieu de réimprimer la totalité de l’ancien Journal de Paris, dont l’ensemble est trop fastidieux, nous nous, sommes soumis au pénible travail d’en extraire, pour en former les Notes placées à la fuite des Mémoires de Fenin, tout ce qu’il renferme d’important & de nécessaire.
On desireroit connoître sans doute la personne de l’Auteur que nous redonnons aujourd’hui. Mais nous l’avons déjà dit, il est resté anonyme. On voit seulement par l’ouvrage même qu’il étoit au service du Maréchal, & qu’il le luy avoit dédié, ce qui pourroit le rendre suspect d’un peu de flatterie, si ce soupçon n’étoit détruit par le soin que l’Auteur a pris de rester inconnu au Maréchal lui-même. Le flatteur n’a pas coutume de se cacher. Il se montre, parce qu’il veut recueillir le fruit de sa bassesse. Aussi pensons-nous qu’on peut sans aucune défiance s’en rapporter au témoignage de l’Anonyme. Il a récité ce qu’il a vu ; & ce qu’il n’a point vu, il le tient de plusieurs Chevaliers de grand renom, & Gentilshommes vaillans, lesquels, ont connu & hanté dès son enfance le bon vaillant preux Mareschal; il le raconte ainsi lui-même dans le Chapitre second de la premiere partie.
Maintenant nous avons à rendre compte des suppressions que nous avons estimé nécessaires.
Notre Auteur, comme tous ceux de ces siècles, où le goût étoit encore une plante étrangère sous le ciel de la littérature françoise, abonde & se répand en réflexions morales, dont l’inutile prolixité rend la lecture fatigante, & qu’on pourroit appeler un ennuyeux bavardage. Ce qui nous fourniroit à peine une phrase digne de quelqu’attention, aujourd’hui même que nous sommes tous devenus d’intrépides raisonneurs, lui suffit quelquefois pour en composer des Chapitres entiers, dans lesquels il perd entièrement de vue son héros, & ne produit sur la scène que les grands personnages d’Athènes & de Rome. L’Histoire de son pays est alors celle dont il s’occupe le moins. Mais nous qui ne la devons jamais perdre de vue, nous avons donc été forcés par notre plan de retrancher toutes ces longues & oiseuses dissertations, nous réduisant à ne conserver que les faits de l’Histoire. Ainsi dans le premier Livre (car l’ouvrage est divisé en quatre parties) nous avons supprimé le Chapitre VIII, & la dernière page du XXIV qui ne renferment que des inutilités.
Nous avons fait de même dans le second Livre pour les I. II. IV. V. ; retranchemens que nous avons étendus sur les XIII, XIV, & une partie du XIX Chapitres du troisième Livre, à la suite duquel nous nous sommes défendus de reproduire le quatrième Livre, parce qu’il n’intéresse plus l’Histoire ; ce n’est qu’un panégirique des vertus, & bonnes mœurs & conditions qui font au Mareschal, & de la manière de son vivre. On pourra facilement en juger à la seule inspection du titre des Chapitres : car nous en avons conservé l’énoncé, en nous imposant néanmoins la loi d’en extraire fidèlement le très-petit nombre de faits & d’anecdotes qui servent à louer Boucicaut bien mieux que toute l’abondance inutile des réflexions de l’Anonyme.
C’est par cette sage précaution, à laquelle nous serons toujours fidèles, que nous pouvons nous flatter de donner aujourd’hui des Mémoires intéressans, dégagés de toute inutilité & non mutilés. Nous portons hardiment le défi que l’érudit le plus fanatiquement idolâtre des anciens monumens puisse nous citer dans les retranchemens que nous avons faits, un seul trait que l’Histoire soit autorisée à regretter. Nous craignons bien plutôt le reproche contraire ; mais du moins en serons nous absous par les sages & solides amateurs de notre Histoire, que nous avons seuls en vue dans nos pénibles travaux.
Ce qui nous reste à dire sur la personne de Boucicaut se réduit à peu de chose, parce que nos Mémoires la font assez connoître. Mais comme Théodore Godefroi à la fin de son édition, a recueilli tout ce qu’on sait de la maison des Boucicaut, nous devons le publier aussi.
« 1. De Jean le Maingre, dit Boucicaut, I. du nom, Mareschal de France, du regne des Rois Jean II & Ckarles V»
L’Histoire de Iean de Saintré, Chambellan du Roy Iean II, escrite par Antoine de la Salle, & dediée à Iean Duc de Calabre, & de Lorraine, fils de René Roy de Sicile, en parle de cette sorte au Chapitre XLVII.
En celuy temps estoit en la Cour un très-jeune Escuyer, tres-gracieux, de la Duché de Tourainey qui par esbatement fut nommé Boussiquaut, grand pere des Boussiquauts qui sont aujourd'huy. Tres-saige, subtil, & advenant Escuyer, & qui assez avant estoit en la grâce du Roy . Saintré qui estoit jeune, le voyant si homme de bien, aussi pour l’amour du pays, très - volontiers s'en accointa, & tellement se accompaignerent & aimerent que deux freres ne eussent sceu plus s'entre-aymer. Et jaçoit ce que Boussiquaut feut depuis très- vaillant Chevalier, outre plus estoit-il subtil & attrempé plus que Saintré n’estoit. Et aussi au faict d'armes Saintré estoit tenu le plus vaillant. Et pour ce les Heraults & les Roys d'armes en feirent un commun proverbe en disant :
Quand vient à un assault,
Mieulx vault Saintré que Bouciquault.
Mais quand vient à un Traicté,
Mieulx vault Bouciquault que Saintré.
C’est à sçavoir l’un pour les armes, & l’autre pour le Conseil
Et c’est le mesme Boucicaut qui en l’an 1360 feut choisy pour l’un des Députez au traicté de Bretigny de la part de Charles, Regent du Royaume, depuis cinquiesme du nom Roy de France.
Sa veufve Florie de Linieres, soeur de Godemar de Linières, & Dame d’Escoubleau, & de la Bertiniere vivoit encores l’an 1383.
Ils font tous deux enterrez en l’Eglise de Sainct Martin de Tours, derriere le Chœur, en la chapelle des Boucicauts. Ainsi qu’il se veoid par leurs Epitaphes, tels qu’il s’ensuit, qui m’ont esté communiquez avec la plus part de ces Mémoires par Monsieur de Peiresc, Conseiller au Parlement de Provence.
Cy gist feu noble Chevalier, Messire Iean le Meingre, dict Boucicaut le pere, Mareschal de France, qui trespassa à Dijon, le XVe jour de Mars …
Cy gist feue noble Dame Florie de Linieres, femme du dict Mareschal, laquelle trespajfa en son chastel de Breuil doré, le … jour de ... MCCCC…
2. De Iean le Meingre, dict Boucicaut, II du nom, Mareschal de France du regne du Roy Charles VI, & Gouverneur de Gennes, duquel est ceste Histoire. Il estoit fils du susdict Jean I.
L’an 1406 il feit foy & hommaige à Louys II, Roy de Sicile pour les Seigneuries de Pertuis, Meirargues, Pellisane, les Pennes, & autres situées en Provence.
L’an 1414, il feut Gouverneur pour le Roy en Languedoc, & au Duché de Guyenne L’an 1415, il feut faict prisonnier à la bataille d’Azincourt, estant à l’avant-garde, & feut mené en Angleterre, où il deceda l’an 1421.
Il est inhumé avec les pere & mere en la susdicte chapelle des Boucicauts, comme il appert de son epitaphe que voycy.
Cy gist noble Chevalier Messire Jean le Meingre, dict Bouciquaut, le fils, Mareschal de France, grand Connestable de l’Empereur & de l’Empire de Constantinople, Gouverneur de Gennes pour le Roy, Comte de Beaufort, de Clux, d'Alest, & Vicomte de Turenne, lequel trespassa en Angleterre y illec estant prisonnier, le 27. jour de ….. MCCCCXXI.
Sa femme Antoinete, Vicomtesse de Turenne, estoit fille de Raymond, Vicomte de Turenne, lequel Raymond estoit fils de Guillaume Roger, Comte de Beaufort en Anjou, & d’Eleonor de Comminge, fille de Bernard Comté de Comminge, & Vicomte de Turenne.
3. De Geoffroy le Meingre, dict Boucicaut, Gouverneur du Daulphiné, frere puisné de Iean le Meingre, dict Boucicaut, II du nom, Mareschal de .France, & Gouvernant de Gennes.
L’an 1402, il estoit Gouverneur du Daulphiné, & luy appartenaient les Seigneuries de Luc, de Rocquebrune, & de Bulbone en Provence.
Sa premiere femme se nommoit Confiance de Saluces. Et la seconde feut Ysabeau de Poictiers, de laquelle il eut deux fils à sçavoir Louys, & Iean. Le dict Louys feit son testament en l’an ….. Par iceluy il institue son héritier Aymar de Poictiers, Seigneur de Sainct Valier, son cousin-germain, à la charge de porter son escu escartelé des armes de Poictiers & de Boucicaut, & adjouster au surnom de Poictiers celuy de Boucicaut, en disant Aymar de Poictiers, dict Boucicaut. Et substitue au dict Aymar Guillaume de Poictiers, de Clerieu & les siens, & ceux qui feront proches des armes de la Maison de Poictiers ; & à leur default le Seigneur des Barres, & Iacques des Barres, oncle du dict Seigneur des Barres, & les leurs.
4. De Geoffroy le Meingre, dict Boucicaut, Evesque de Laon, frere puisné de Iean le Meingre, dict Boucicaut, I du nom, Mareschal de France.
L’an 1363, il estoit Evesque de Laon.
L’an 1370, il mourut à Boulongne la grasse en Italie, après avoir institué ses nepveux Iean, & Geoffroy, ses héritiers en ses biens meubles montans à la valeur de cinquante, mille francs ».
Pour terminer cette notice, nous n’aurions plus rien à ajouter à ces recherches de Godefroi, si nous n’avions à défendre la mémoire du Maréchal de Boucicaut d’une accusation grave, dont quelques Historiens l’ont chargée. On reproche à ce guerrier une administration trop rigoureuse dans son gouvernement de Gènes, & c’est, dit-on, cet excès de sévérité qui fit perdre à la France la possession d’un Etat qui s’étoit volontairement soumis à nos rois. Il nous semble qu’une pareille inculpation est au moins hasardée ; & que pour prouver notre opinion, les faits & les raisonnemens s’accordent ensemble.
Avant Boucicaut, Gènes étoit en proie à tous les désordres qu’entraîne l’esprit de parti & de faction. L’autorité dans les mains du Sénat étoit sans force pour punir & protéger: L’industrie & le commerce étoient anéantis. Le pauvre assuré de l’impunité dépouilloit le riche, ou le forçoit à s’enfuir pour se cacher. La déprédation, le viol, l’assassinat étoient également les œuvres du jour & de la nuit. Mais Boucicaut arrive, & l’ordre se rétablit. Le cours d’une année lui suffit pour faire un peuple florissant du peuple qu’il gouverne. Le pauvre revient à l’amour, du travail & au respect des loix. Le riche rentre sans effroi dans ses foyers, & ne célant plus son opulence, s’applique à l’accroître encore. Une marine nombreuse, commerçante & guerrière parcourt les mers du levant, & rapporte les productions de l’Asie, échangées contre celles de l’Europe. Boucicaut veille à tout, & devient pour l’état confié à ses soins, comme une seconde Providence. Il est vrai qu’il s’arma de sévérité. Les auteurs & les chefs des désordres publics furent condamnés à la mort, & subirent la rigueur de leur jugement. Mais s’il est des momens où l’indulgence n’est que de la faiblesse, n’est-ce pas lorsque l’impunité prolonge le malheur & perpétue le crime ?
La preuve incomestable que Boucicaut ne fit que ce qu’il devoir faire, & que son administration ferme & sévère fut un bienfait, se développe d’elle-même, lorsqu’on compare Boucicaut aux Gouverneurs qui l’avoient précédé. Ceux-ci, parmi lesquels on voit le Comte de St. Pol, avoient usé de douceur & de clémence, & cette administration indulgente n’avoit rien changé au sort des Génois. Les factieux, à leurs premiers crimes, en ajouterent toujours de nouveaux, & prenant la patience de leurs Gouverneurs pour de l’impuissance, ils alloient ramener les jours de l’anarchie. Il falloit Boucicaut pour conjurer ce malheur; il le conjura en effet, & sa juste sévérité lui valut ce succès.
Que si Gènes secoua quelques années après la soumission qui l’attachoit à la France, pourquoi chercher la cause de cette défection dans l’administration de Boucicaut, plutôt que dans cet amour indomptable de la liberté qui doit nécessairement ramener longtemps vers elle tous les desirs d’un peuple qui vient de la perdre ? La liberté politique ne sera jamais au nombre de ces biens dont la perte ne laisse qu’un regret fugitif. Une Nation qui ne l’a jamais connue, ou qui du moins a vieilli dans l’esclavage peut sans doute en ignorer jusques au sentiment ; mais il vit long-temps, prêt à reprendre toute son énergie, dans ceux qui en naissant ne reconnoissoient d’autre souverain que leurs propres loix.
Et comment d’ailleurs peut-on reprocher à Boucicaut une administration sévère, lorsqu’il voyoit le déplorable état où gémissoit la France entière, parce que les rênes du Gouvernement échappées des mains d’un jeune roi devenu fou, vingt Princes de son sang se les disputoient à la fois, & donnoient à tous les chefs des nations la crainte des malheurs sans nombre attachés à un Gouvernement faible & combattu ; lorsque la faiblesse de la France abandonnoit les Gouverneurs de Province, & faisoit une loi aux plus sages de tirer toute leur puissance de leur caractère ; lorsque, pour contrebalancer ce vieil amour de la liberté, il auroit fallu dans Gènes aux ordres du Gouverneur des troupes dont la présence pouvoit imposer ; lors qu’enfin Boucicaut étoit réduit à lui-même, ou du moins à un très-petit nombre de compagnons d’armes que sa seule réputation retenoit sous le drapeau? Il n’est permis de prononcer contre Boucicaut qu’après avoir rapproché les uns des autres tous ces motifs de justification, ou d’excuse. Un jugement sans restriction seroit peut-être une injustice, dont les plus grands Historiens ne se font pas toujours assez défendus.
Fin de la Notice des Editeurs.
MEMOIRES OU LIVRE DES FAITS DU BON MESSIRE
JEAN LE MAINGRE, DIT BOUCICAUT, MARÉCHAL DE FRANCE,
Lequel dit Livre est party en quatre Parties.
La premiere Partie parle de son enfance, & de la poursuite en armes & faicts qu'il feit jusques au temps qu’il fut esleu pour estre Gouverneur de Gennes.
La seconde Partie parle depuis qu'il eut le dict gouvernement jusques au retour qu'il feit de Syrie.
La troisiesme Partie parle depuis le temps du dict retour jusques au temps present.
La quatriesme Partie parle des vertus, bonnes mœurs & conditions qui sont au Mareschal, & de sa maniere de vivre.
LIVRE DES FAITS DU BON MESSIRE JEAN LE MAINGRE,
DICT
MARÉCHAL DE FRANCE.
PREMIERE PARTIE.
Cy commence la premiere Partie de ce Livre, laquelle parle de l’enfance de Boucicaut, & de la poursuite en armes & faicts qu'il feit jusques au temps qu'il fut esleu pour estre Gouverneur de Gennes.
CHAPITRE PREMIER.
Cy commence le livre des faicts du bon Messire. Iean le Maingre, dit Boucicaut, Mareschal de France, & Gouverneur de Gennes.
Deux choses sont, par la volonté de Dieu, establies au monde, ainsi comme deux piliers à soutenir les ordres des loix divines & humaines, qui à creature humaine donnent reigle de vivre en paix & deüement soubs les termes de raison, & qui accroissent & multiplient le sens humain en congnoissance & vertu, & l’ostent d’ignorance, & avec ce deffendent & soustiennent & augmentent le bien propre & aussi le public, & sans lesquels seroit le monde ainsi comme chose confuse, & sans nul ordre. Et par ce pouvons nous veoir que comme elles nous soient nécessaires, pour le grand bien d’elles & le grand profit qui nous en vient, nous les devons souverainement priser, honnorer, soustenir, louer, & avoir en reverence. Iceulx deux piliers sans faille sont Chevalerie, & science, qui moult bien conviennent ensemble : car en Pays, Royaume, ou Empire auquel l’une des deux faudroit conviendrait que le lieu eust peu de durée ; car là où science seroit destruite, loy seroit nulle. Et comme homme ne puisse bien vivre sans loy, & feroit retourné comme en beste, avec ce le Royaume ou contrée, là où deffence de Chevalerie cesseroit, l’envieuse convoitise des ennemis, qui rien ne craindroient, tost à confusion le mettroit.
Or nous a, Dieu en soit loué, avec les autres biens que faicts nous a, donné ces deux défences : mais de l’une parlerons plus avant au propos que nous voulons traider ; c’est à sçavoir de Chevalerie, en la louant, en la personne d’un vaillant & noble Chevlier encores au monde, Dieu luy tienne, aujourd’huy vivant en bon aage, & prosperité de corps d’esprit, & de noble estat. C’est Monseigneur Messire Iean le Maingre, dit Boucicaut, Mareschal de France& Gouverneur de Gennes, en la reverence & honneur duquel, pour les dessertes de ses biens faicts sera au plaisir de Dieu traicté & parfaict ce present Livre. Racomptant le bien de luy, tant en vertu de nobles, moeurs, gentillesse, & toutes grâces, comme en prouesse, &, vaillantise de son corps, & biens faicts par luy accomplis, és quelles vertus on le veoid perseverer de mieulx en mieulx. Et comme à tous par nature ceste vie soit briefve, est chose deüe & de belle ordonnance, afin que le bienfaict des vaillans ne soit mie amorty, que ils soient mis en perpetuelle souvenance au monde, c’est à sçavoir en registre de livres. Et pour ce est-il dict de plusieurs vaillans trespassez, de qui les noms & bontez sont mis en memoire, que ils ne font pas morts, ains vivent ; C’est à dire que le bien d’eulx n’est pas mort, car leur bonne renommée est encores vive au monde, & vivra par le rapport des tesmoings des livres jusques à la fin du monde. Et avec ce, c’est chose convenable, que en memoire autentique foient mis les bons, & leur nom authorisé, affin que ceulx qui tendent à honneur puissent prendre exemple de bien faire, pour attaindre au loyer de bonne renommé, qui est deüe à ceulx qui le desservent.
Mais à un peu revenir au propos de prouver ce que devant est dict, c’est à sçavoir que aussi avecques Chevalerie, science doibt estre louée ; comment sçaurions- nous des bons trespassez les biensfaicts entre nous humains, de qui l’entendement ne comprend rien des. choses passées, fors par le rapport d’autruy, si science n’estoit, qui le nous certifie ? Ce sont lettres & escriptures, lesquelles font le premier membre de science par qui nous, font rapportées les choses passées, & que à l’œuil nous ne voyons mie. Et pour ce dict Caton : Lis les livres. Car certes homme, de quelque estat qu’il soit, ne sera ja droictement appris, si n’est par introduction de lettres & de livres. Et pour ce me semble que moult devons louer science & ceux qui les sciences nous donnèrent, par qui avons congnossance de tant de nobles choses, que nos yeux ne peuvent veoir, & des vaillans preux trespassez, qui tant honnorablement vesquirent en ce monde, qu’ils en ont desservy mémoire à tousjours.
Cy dit par quel mouvement ce present livre fut faict.
Affin qu’il ne soit pas celé, mais sceu de tous ceulx qui ce present Livre verront & orront, par quel mouvement il a esté faict, & mis sus, il est à sçavoir que plusieurs Chevaliers de grand renom & Gentils-hommes vaillans, poursuivans le noble faict & hautesse des armes, lesquels ont congneu & hanté dès son enfance de tels y a & encores sont le bon vaillant preux Mareschal, de qui nous parlons, & ses nobles ancestres, & esté avec luy en maintes nobles places, & assemblées chevaleureuses, parquoy tant l’ont veu & esprouvé en toutes conditions, qui à vaillant Chevalier advisent, ont advisé que affin que le temps advenir, si comme devant est dict, le nom & bienfaict de si vaillant preudhomme ne soit pery, ains soit demeurant au monde avec les vivans par longue mémoire, & que les autres s’y puissent mirer, que bon seroit que certain-Livre de luy, & de ses faicts fust faict. Et pource, comme il en soit bien dignes, adviserent personne propice à qui l’oeuvre çommeirent & chargèrent, laquelle personne pour l’authorité de luy, & aussi d’iceulx nobles dignes de foy, ne contredit leur bon vouloir, ains promeit à l’aide de Dieu l’accomplir au mieulx que faire le sçauroit, selon la relation de leurs rapports, & sans rien du sien en parlant de luy adjouster ; & ainsi entreprist ce dict Oeuvre, après le tesmoignaige & le rapport d’iceulx, qui estre nommés ne veulent, affin que envieux ne deissent que aulcune flaterie leur feist dire.
CHAPITRE III.
Cy dit de quels parents fut le Mareschal Boucicaut, & de sa naissance & enfance.
Or entrons doresnavant au propos que nous entendons à poursuivre C’est de parler du vaillant Boucicaut ; à la louange duquel véritable & sans flaterie, sera continué ce livre, à l’aide de Dieu, jusques à la fin. Fils fut du noble & tres-vaillant Chevalier, Monseigneur Iean le Maingre (1), dit Boucicaut, lequel dict Chevalier fut moult preud’homme, & de grand sçavoir, & toute sa vie. & son temps employa en la poursuite d’armes, & à l’exemple des vaillans anciens, qui ainsi le feirent, ne luy chailloit de tresor amasser, ne de quelconques choses fors d’honneur acquérir. Pour lesquels biens-faicts, & sa grand vaillance, & preud’hommie, au temps des grandes guerres en France, au vivant du chevaleureux Roy Iean, fut faict, Mareschal de France, lequel servit le dict Roy en ses guerres, si comme assez de gens encore vivans le sçavent, si puissamment, que de present est appelle & tous-jours fera le vaillant Mareschal Boucicaut. Et encores pour un petit toucher de la grand’ardeur & seule convoitise qu’il avoit en la poursuite d’armes, sans ce qu’il luy chalust de quelconque autre avoir, dirons de luy en brief, ce qu’il respondoit à ses pareils & autres de ses amis, quand par plusieurs fois le blasmerent de ce qu’il n’acqueroit terres & Seigneuries pour ses enfans, veu qu’il estoit tant en la grâce du Roy. Je n ay rien, disoit-il, vendu, ne pensé à vendre de l’héritage que mon pere me laissa, ne point acquis aussi, n’en ay, ne veuïl acquerir ; si mes enfans font preud'hommes, & vaillans, ils auront assez ; & si rien ne vaillent y dommaige sera de ce que tant leur demeurera. Assez se pourroit dire de ce vaillant preud’homme, qui voudroit parler de ses faicts, & vaillances : mais pour tirer à la matiere dont nous esperons parler, à tant nous en souffrerons. Si ne sorligne mie son vaillant fils, s’il est plain de bonté, car ainsi que dit le Proverbe commun, de bonne souche bon syon. Sa femme, & mere de celuy dont nous faisons nostre livre, fut Madame Fleurie de Linieres, qui en son vivant estoit très bonne, belle, sage & tres-noble Dame, & d’honneste vie. Né fut celuy dont nous parlons en Touraine, en la cité de Tours, & en baptesme eut nom Iean. Si fut chèrement tenu de ses parens, comme leur premier fils, & nourry joyeusement, comme il appartient à enfant de tel parage. Mais le vaillant pere, dont cy dessus avons parlé, ne dura au fils que deux ans après sa naissance. Si trespassa de ce siecle, dont dommage fut au Royaume de France, aussi à la noble Dame sa femme, qui moult le pleura, & grand dueil en fist, & aussi fut grand perte à ses enfans. Si fut cest enfant bel, & doucet, & tres-plaisant à nourrir, qui au veufvage de la mere feut grand reconfort. Car au feur qu’il croissoit, grâce & beauté croissoient & multiplioient en luy. Si fut enfant bel plaisant, gracieux, & de joyeux visaige, un peu sur le brunet, & assez coulouré, qui bien luy fist. Si estoit avenant, joyeux, & courtois en tous ses enfantibles faicts. Et quand il fut un peu parcreu, la sage & bonne mere le fist aller à l’escole, & luy continua à y aller, tant qu’elle l’eut avec foy en ce temps de son enfance.
Tout ainsi que dict le Proverbe commun : Ce que nature donne, rien ne peut tollir ; car quoy que l’on die, dés l’enfance de l’homme se peuvent appercevoir ses inclinations, de quoy que ce foit, si comme par experience se peut chaque jour veoir. Et ce tesmoignent assez les anciennes Histoires des faicts de plusieurs vaillans, si comme de Cirus, qui en son enfance cui- doit estre fils du Pasteur qui l’avoit nourry, & ses bestes gardoit aux champs, & il estoit de Royale lignée, & fils de la fille d’Astiages, Roy de Perse, lequel Roy l’avoit commandé à occire dés qu’il feut né, de peur qu’il le déshéritast, quand en aage seroit, pour cause d’un fier songe qu’il avoit songé, qui ainsi luy fut par Sages exposé. Mais comme le dict commandement du Roy ne fust mie du tout obey, le trouva un pasteur au bois pendu par les drapelets à un arbre. Si le nourrit sa femme comme sien : mais quand il feut parcreu, nature, qui ne peut celer ce qu’elle donne, ne voulut pas mucier en lui son noble sang, & sa Royale venue.
(Le reste du Chapitre est aussi inutile que le commencement de cette comparaison de Boucicaut avec Cyrus).
CHAPITRE IV.
Encores de l’enfance du dict Boucicaut.
A propos de ce que dict est dessus, dès l’enfance du noble Mareschal Boucicaut, duquel nous esperons ramener à digne mémoire les tres-notables, & beaux faicts par luy achevez, & accomplis, au contenu de ce livre, estoyent en luy apparans ses belles, bonnes, & honnorables conditions, & inclinations naturelles : car ses jeux enfantelins estoyent communément de choses qui peuvent signifier faicts de Chevalerie & nature prophetisoit en cestuy cy les haults offices que Dieu & bonne fortune luy apprestoient à venir en son temps. Car il assembloit les enfans de son aage, puis alloit prendre & saisir certaine place, comme une petite montaignete, ou aultre part, & avec luy Geoffroy son frere, qui en son parfaist aage a esté & est Chevalier de tres-grand’emprise, fort & fier à ses ennemis, hardy & de grand courage, & bel de corps, & de visaige, & en si grand office, comme Gouverneur du Daulphiné ; & aussi Mauvinet, leur frere de mere, qui moult vaillant Chevalier a esté en son vivant. Iceux estoyent avecques luy, à garder le pas, ou le lieu contre les autres petits enfans, à qui de sa puissance chalengeoient la place, & autres fois vouloit estre l’assaillant, & par force en deboutoit les autres, puis faisoit assemblées, comme par batailles, & aux enfans faisoit bacinets de leurs chapperons, & en guise de routes de gens d’armes, chevauchant les bastons, & armez d’escorces de bûches, les menoit gaingner quelques places les uns contre les autres. A tous tels jeux volontiers jouoit, ou aux barres, ou au jeu, que l’on dict le croq madame, ou à faillir, ou à jetter le dard, la pierre, ou si faictes choses. Mais à quelque jeu qu’il jouait, tousjours estoit le maistre, & vouloit congnoistre du droict ou du tort des autres enfans. Et dés lors estoit sa maniére Seigneuriale, & haulte ; & se tenoit droict la main au costé, qui moult luy avenoit, regardant jouer les autres enfans, pour juger de leurs coups, & ne parloit; mie moult, ne trop ne rioit. Non pas que ce luy veint d’orgueil, ne oultrecuidance : car il estoit amiable, doux & humain, & courtois sur tous autres enfans, & tres-humble & tres-obeissant à son maistre, qui le gouvernoit, & à toute gent ; mais que tort on ne luy feist : car ce ne souffroit-il en nulle guise. Et telle maniére avoir à si jeune enfant, estoit demonstrance de son grand & noble couraige, qui dés lors se donnoit à congnoistre. Et qu’il eust grand coeur, apparut bien une fois, que son maistre l’avoit banvpour cause que un enfant s’estoit plaint qu’il luy avoit donné une buffe, pource qu’il l’avoit desmenty ; Boucicaut ne pleuroit point, ains tenoit sa main soubs sa joue, comme tout pensif. Son maistre, qui regarda la maniére qu’il ne pleuroit point, comme font les autres enfans communément, qui pleurent quand on les a battus, luy dist asprement : Regardez, est-il bien fier ce Seigneur là, il ne daigne pleurer. L’enfant luy respondit : Quand je seray Seigneur vous ne m’ôserez batre, & je ne pleure point, pour ce que si je pleuroye, on sçauroit bien que vous m’auriez batu. Quand il fut un peu grandelet, le saige Roy[1], qui lors vivoit, lequel n’avoit pas oublié les bons services que son père le vaillant Mareschal Boucicaut avoit faicts en son vivant au Roy Jean & à luy, aussi és faicts des guerres du Royaume de France, contre les Anglois, eut esperance que semblablement le fils seroit vaillant, & que bien estoit raison qu’il le rémunérait des biensfaicts de son feu pere. Si voulut, & ordonna qu’il fut amené par deçà, & qu’il demeurait à la Cour du Daulphin de Vienne, son fils, qui à present regne[2]. Et ainsi feut faict. Si fut nourry avec le dict Daulphin[3] jusques à ce qu’il eut d’aage environ douze ans. Et tant comme il y feut se gouverna tres-gracieusement, tellement que le Daulphin l’avoit moult cher, & semblablement tous les autres haults & nobles enfans, qui là estoyent nourris, & mesmement aussi les grans gens l’aimoient, & moult reputoient ses belles maniéres sages & gracieuses, toutes telles que noble enfant taillé à venir à grand bien doibt avoir.
CHAPITRE V.
Cy dit de la premiere fois que Boucicaut prist à porter armes.
Boucicaut, comme dict est, estoit ja venu en l’aage de douze ans, & non-obstant que ce soit moult grande jeunesse à ja commencer à porter armes, cestuy enfant oultre le commun cours des autres enfans, qui en cest aage naturellement ont coustume de plus desirer à jouer avec les autres enfans qut à faire quelconque autre chose, ne cessoit de se debatre, & guermenter qu’il fust armé» & allast à la guerre. Et à bref parler,non-obstant que plusieurs qui l’oyoient se rigolassent de luy, disans. : Dieu de l’homme d'armes, tant s’en debatit, que le Duc de Bourbon[4] en ouyt parler. Et de ce qui luy feut rapporté que l’enfant disoit, & du grand desir qu’il avoit d’aller en guerre, eut moult .grand ris, considerant le grand courage qu’il avoiten si jeune aage, dont il presumà que s’il vivoit encores feroit un vaillant homme, dont il feut moult joyeux : & pour le plaise qu’il y prist, requist au Roy que il luy voulust bailler pour le mener avec luy en l’armée qu’on faisoit adonc, pour aller en Normandie, affieger & prendre les chasteaux, & forteresses du Roy de Navarre[5], qui lors vivoit, à qui le Roy Charles avoit contens. A laquelle dicte requeste du Duc de Bourbonnois, le Roy par maniére de jeu & d’esbatement, & pour accomplir le desir de l’enfant s’y consentit ; mais bonne garde luy bailla. Si fut Boucicaut armé, & mis en estat : quand il se veid habillé tout ainsi qu’il demandoit, ne convient à demander s’il eut grand joye. Et quand il estoit armé, ce ne luy sembloit mie charge, ains en estoit si joly que il s’alloit remirant comme une Dame bien atournée. Et tant se contenoit bel, que ceulx qui le voyoient y prenoient grand plaisir. Et ainsi le jeune enfant Boucicaut alla en cette armée, de laquelle feut principal chef le Duc de Bourgongne[6], frere du Roy Charles, avec lequel estoit le Duc de Bourbon, & le bon Connestable de France Messire Bertran de Claquin, & maints autres vaillans Capitaines, & grande foison de gens d’armes. Par laquelle puissance furent pris par force maints forts chasteaux, & forteresses, C’est à sçavoir Bretueil, Beaumont, Requierville, Gauray, Saint Guillaume de Mortaing, & tant qu’il ne luy demeura que Cherebourg. Et ce faict, s’en retournèrent en France. Mais tant gracieusement se gouverna l’enfant dessus dict en ce voyage, que oncques homme ne le veid lassé du fais du harnois, ne de quelconque peine qu’il conveint souffrir aux sieges, ains tousjours si joyeusement s’y contenoit, que vrayement on pouvoit juger par les contenances que armes debvoient estre son naturel mestier. Mais au retour faillit la joye de l’enfant Boucicaut : car ja cuidoit estre un vaillant homme d’armes : mais esbahy se trouva, quand on luy dist : Or ça ça maistre bel homme d'armes, revenez à l’école. Si fut derechef mis à l’escole avec le Daulphin, comme devant, dont moult se trouva marry. Et ainsi comme vous oyez, fut celuy voyage le premier où Boucicaut fut oncques armé : mais de bonne heure y commença : car si bien puis l’a continué, que pris n’a gueres de repos.
CHAPITRE VI.
Cy dit comment en jeune aage Boucicaut voulut poursuivre les armes, & se prist à aller en voyages.
Ainsi un espace de temps feut l’enfant Boucicaut tenu à sejour malgré luy, avec le Daulphin, tant que moult luy commença à ennuyer. Si se prist moult à tourmenter d’estre tiré hors de là, & de porter armes, laquelle chose moult desiroit : car bien luy sembloit que ja feust fort, & dur assez, pour donner & recevoir grands coups de lance & d’espée, & de soustenir le fais qu’il y convient. Et de ce tant mena grand noise, que le Roy oüit parler de sa grand volonté, & qu’il disoit vrayement que qui ne l’armeroit il iroit servir aucun Gentilhomme, qui luy donneroit chevaux & harnois : car plus ne vouloit ainsi sejourner en Court. Le Roy eut grand plaisir de veoir en si jeune cœur tel desir & volonté de ja venir à vaillance : & si pensa que bien retrairoit à son chevaleureux pere. Et quoy qu’il retardait de luy octroyer ce qu’il requeroit, pource que trop jeune luy sembloit, tant en feit parler au Roy, & tant le requist, que en la parfin conveint qu’il feust armé. Si le feit le Roy moult bien ordonner de tout ce qui luy convenoit, & tres-bien monter, & bonne compaignée luy bailla, & assez de quoy despenser. Et ainsi en tres-bel estat l’envoya derechef en la compaignée du Duc de Bourbon, qui joyeusement le receut, lequel alloit avec le Dug de Bourgongne, par le commandement du Roy, à tout belle compaignée de gens d’armes, après le Comte de Bouquingam, Anglois, qui adonc alloit dommageant le Royaume de France. Si luy fut par le dict Duc de Bourgongne & sa compaignée par fois, porté maint dommage, tant que à petite compaignée s’en retourna en Angleterre, & petit eut gaigné en France. En celuy voyage moult se commencèrent à demonstrer les vaillances du bon courage & hardiesse du jouvencel Boucicaut. Car és escarmouches & rencontres qu’ils faisoient sur leurs ennemis, tant & si avant s’y abandonnoit que nul plus que luy ne s’y advanturoit. Et tant que merveilles estoit à veoir à si jeune enfant faire ce qu’il faisoit, & plus en eust faict encores, qui luy eust souffert. Mais allez y avoit avecques luy qui ne le souffroit faire tous ses hardis vouloirs, pource que trop se vouloit abandonner. Et mesmement le bon noble Duc de Bourbon, qui devant l’aimoit pour l’amour de son vaillant pere, l’acueillit adonc en plus grand amour, pour l’apparence & ligne qu’il voyoit en luy d’estre vaillant homme. Et depuis lors l’eut moult cher en sa compaignée. Ce voyage faict, s’en retourna à Paris le Duc de Bourgongne, & le Duc de Bourbon, & Boucicaut avec eulx; si feut grandement receu du Roy, & du Daulphin son fils, qui ja avaient ouy parler de l’espreuve de son hardiesse & grande volonté.
Cy devise les essais que Boucicaut faisoit de son corps, pour soy duire aux armes.
Ne se tient pas à tant le noble jouvencel Boucicaut. Si dit que plus ne le tiendra la Court à sejour, & qu’il fera doresnavant maistre de soy. Ia luy semble qu’il soit homme, & que il doive travailler comme les autres. Si s’en partit moult tost de Paris, & s’en alla en Guyenne avec le bon Mareschal de Sancerre[7], qui alloit mettre le siege devant Monguison. Et cornment Boucicaut se mainteint en celuy voyage, nous vous dirons: tant estoit grande l’ardeur de la volonté qu’il avoit aux armes, que nulle peine ne luy estoit griefve, & ce qui eut esté grand travail à un autre, à luy estoit très-grand foulas. Car quand il estoit un peu à sejour, adonc comme celuy que grand-desir menoit, ne se pouvoir, tenir coy. Dont maintenant s’essayoit à saillir sur un coursier tout armé, puis autre fois couroit où alloit longuement à pied, pour s’accoustumer à avoir longue haleine, & souffrir longuement travail. Autrefois ferissoit d’un coignée, ou d’un mail grand piece, & longuement, pour bien se duire aux harnois, & endurcir ses bras, & ses mains à longuement ferir, & qu’il s’accoustumast à legerement lever ses bras. Pour lesquelles choses exercer duisit tellement son corps, que en son temps n’a esté veu nul autre Gentilhomme de pareille appertise ; car il faisoit soubresaut armé de toutes pieces, fors le bacinet, & en dansant le faisoit armé d’une cotte d’acier. Item sailloit sans mettre le pied à l’estrier sur un coursier armé de toutes pieces. Item à un grand homme monté, sur un grand cheval, sailloit de terre à chevauchon sur ses espaules, en prenant le dict homme par la manche à une main, sans autre avantage. Item en mettant une main sur l’arçon de la selle d’un grand coursier, & l’autre empres les oreilles, le prenoit par les creins en plaine terre, & sailloit par entre ses bras de l’autre part du coursier. Item si deux parois de plastre feussent à une brasse l’une près de l’autre, qui feussent de la haulteur d’une tour, à force de bras &de jambes, sans autre aide, montoit au plus hault, sans cheoir au monter, ne au devaler. Item il montoit au reveres d’une grande eschelle dressée contre un mur tout au plus hault, sans toucher des pieds, mais seulement sautant des deux mains ensemble d’eschelon en eschelon, armé d’une cotte d’acier, & ostée la cotte, à une main sans plus montoit plusieurs eschelons. Et ces choses font vrayes, & à maintes autres grandes appertises faire duisit tellement son corps, que à peine peust-on trouver son pareil. Puis quand il estoit au logis, s’essayoit avec les autres Escuyers à jetter la lance, ou à autres estats de guerre, ne ja ne cessoit. Et ainsi se conteint en celuy voyage, ne ja ne luy sembloit qu’il peust estre à temps à aulcune besongne pour foy bien esprouver. Et quand ils feurent au siege devant la dicte forteresse de Monguison, aux assaults qui y furent faicts, là s’essayoit Boucicaut, qui legerement couroit des premiers, pour faire en toutes choses en tel cas ce que appartient à tout bon homme à faire. Et tant s’y abandonnoit perilleusement, que tous s’en esmerveilloient : pour lesquels bienfaicts, & l’apparence de sa grande hardiesse & vaillance, le prist le dict Mareschal de Sancerre en moult grand amour, & dist, presens plusieurs de ses gens. Si cest enfant vit, ce fera un homme de grand faict. Et à la parfin feut prise la dicte forteresse, & plusieurs autres chasteaux, & forteresses feurent prises par traicté. Et après ce s’en revindrent en France.
CHAPITRE VIII.
Cy parle d’Amour, en demonstrant par quelle maniére les bons doivent aimer, pour devenir vaillans.
(Ce Chapitre est étranger à l’Histoire)
CHAPITRE IX.
Cy comment dit Amour, & desir d’estre aimé, creust en Boucicaut courage, & volonté d'estre vaillant, & chevalereux.
Si preint à devenir joyeux, joly, chantant, & gracieux plus que oncques mais : & se preint à faire Balades, Rondeaux, Virelais, Lais, & Complaintes d’amoureux sentiment. Desquelles choses faire gayement & doulcement, amour le feit en peu d’heures si bon tnaistre, que nul ne l’en passoit. Si comme il appert par le livre des cent Balades, duquel faire luy & le Seneschal d’Eu feurent compaignons au voyage d’oultre mer. Et voulut avoir robes, chevaux, harnois, & tous habillemens cointes, & faitis, plus que il ne souloit. Ia avoit choisy Dame belle & gracieuse[8], & digne d’estre aimée, si comme amour l’avoit admonesté, pour laquelle preindrent ses pensées à croistre de plus en plus en desirs chevaleureux. Si prist devise & mot propice à l’entente, & propos de fort amour, qu’il porta en tous ses habillemens. Et feut secretement en son courage desireux de tant faire par bien servir, celer, & par vaillance, & poursuivre armes, que l’amour de sa Dame peut acquérir. Si la voyoit quand il pouvoit, sans blasme d’elle. Et quand à danse ou à feste s’esbatoit, où elle feut, là nul ne le passoit de gracieuseté & de courtoisie en chanter, en danser, en rire, en parler, & en tous ses maintiens. Là chantoit chansons & rondeaux, dont luy-mesme avoit faict le dict, & les disoit gracieusement, pour donner secretement & couvertement à entendre à sa Dame, en se complaignant en ses rondeaux, & chansons, comment l’amour d’elle le destraignoit. Mais il ne feut mie tost hardy de plainement dire sa pensée, comme sont les lobeurs du temps present, qui sans desserte vont baudement aux Dames requérir qu’ils soyent aymez : & de faintises & faulx semblans, pour elles decepvoir bien se sçavent aider. Ainsi ne feit mie l’enfant Boucicaut, ains devant elle & entre toutes Dames estoit plus doux & bening que une pucelle. Toutes servoit, toutes honnoroit, pour l’amour d’une. Son parler estoit gracieux, courtois, & craintif devant sa Dame. Si celoit sa pensée à toute gent, & sagement sçavoit jeter son regard & ses semblans, que nul n’apperceust où son cœur estoit. Humblement & douteusement servoit amour, & sa Dame. Car il luy sembloit qu’il n’avoit mie assez faict de bien, pour si haulte chose requérir & demander, comme l’amour de Dame, & pource mettra ce dict toute peine que par son bienfaire elle soit esmeue à l’aimer, & le prendre en grâce, & vouldra toutes ses maniéres & conditions & contenances amender, & continuer de mieulx en mieulx pour l’amour d’elle. En celuy temps estoit assez de nouvel couronné le Roy Charles sixiesme du nom (2), qui à présent regne. Adonc commencèrent à multiplier festes & joustes, & danses en France, plus que de longtemps n’y avoit eu, pour cause du jeune Roy, à qui jeunesse, puissance, & Seigneurie, admonestoient de se soulacier & esbatre, comme à jeune cœur qui a puissance est chose naturelle. Si faisoit le Roy au temps de lors souvent & menu de belles festes à Paris, & ailleurs, où haultes Princesses, & Dames, & Damoiselles, de toutes parts estoient mandées. Si peut-on sçavoir que maintes en y avoit de belles, jolies, & richement atournées. Là s’efforçoient ces jeunes Chevaliers & Escuyers d’estre jolis, cointes, & avenans : car la veue de tant de nobles & belles Dames leur accroissoit le couraige & volonté d’estre amoureux & avenans plus que oncques. Mais là estoient les joustes à tous venans grandes, & plainieres. Si ne s’y faingnoient Gentilshommes, de chascun endroict foy monstrer son vasselage pour l’amour des Dames. Là estoit le jouvencel Boucicaut, joly, richement habillé, bien monté, & bien accompaigné, lequel en recepvant le doux regard de sa Dame, lance baissée vous poignoit son destrier de telle vertu, que plusieurs en abatoit en son encontre. Et tant bien s’y contenoit, que chascun s’esmerveilloit de ce qu’il faisoit. Car moult jeune d’aage encores en celuy temps estoit. Si faisoit à merveilles parler de luy, & les Dames, & toutes gens par grand plaisir le regardoient & grand plaid en tenoient, que vous en feroye long compte. Ainsi comme vous oyez croissoit amour au courage de Boucicaut desir, & volonté d’estre vaillant. Si ne sera mie doresnavant des derniers en toutes besongnes belles & honnorables, où employer se pourra. Toutes ses pensées, & autres toutes bonnes volontez feit amour croistre & multiplier au couraige de Boucicaut, lequel bien le meit à effect. Comme il apperra par la description de ses bons faicts, & poursuite de Chevalerie, comme nous dirons cy-aprés.
CHAPITRE X.
Cy dit comment Boucicaut fut faict Chevalier & des voyages de Flandres.
Affin que tous ceulx qui, ce présent Livre verront, & orront, sçachent & voyent clairement comment sans juste cause, ne font mie meus les dessus dicts Chevaliers, & Gentils-hommes, par le mouvement desquels, & ordonnance, ce present Livre est faict, à vouloir & desirer que le nom du vaillant homme, de qui nous voulons traicter en cestuy volume, soit mis en perpetuelle mémoire au monde, pour donner comme devant est dict exemple à tous ceulx qui desirent au hault, honneur, & prouesse de Chevalerie, en demonstrant qu’à ce ne peut nul atteindre sans grands travaux, & labeur continuel en armes, & en bons faicts, leur plaist que après leurs tesmoignage autentique, & digne de foy, je declare & demonstre en ceste presente escriture tout au long & par quelle manière le bon Boucicaut a employé sa vie diligemment & continuellement en exercice d’armes, & en faicts de vaillance, & que en racomptant ses faicts, & les voyages où il feut, commenceant dès sa premiere jeunesse jusques à ores, je puisse démonstrer s’il a son temps employé en oisiveté, & folie. Pour entrer en la narration des choses touchées, il est à sçavoir que environ le temps dessus dict, les Flamans se rebellerent contre leur Seigneur le Comte de Flandres[9], & de faict le chassèrent. Pour laquelle chose le dict Comte veint devers le Roy de France Charles sixiesme du nom, qui à present regne, comme à son souverain Seigneur, requerir aide & secours contre iceulx, pour subjuguer & remettre en obeissance les villes de Flandres, & le dict pays, comme Seigneur doibt secourir son vassal, si befoing en a, & il l’en requiert. Et aussi à la priere du Duc Philippes de Bourgongne, oncle du dict Roy, lequel Duc avoit espousé Marguerite, fille du susdict Comte de Flandres. N’y envoya pas le Roy tant seulement, ains lui même en propre persfonne y alla[10], accompaigné de ses oncles, & de ceulx de son noble sang, à moult grande Baronnie, & tres-grand ost de Chevaliers, & de gens d’armes. En celuy voyage alla le jouvencel Boucicaut, qui encores estoit moult jeune : mais nonobstant son jeune aage, y fut faict Chevalier de la main du bon Duc de Bourbon, oncle du Roy, qui moult l’avoit cher, & en laquelle compaignée & soubs lequel il estoit. Là s’assemblerent par leur présomption les Flamans à bataille contre leur souverain Seigneur le Roy de France, & contre leur naturel Seigneur le Comte de Flandres, dont la mercy Dieu, qui à toutes choses justement pourveoit leur en prilt comme il doibt faire à tous subjects, qui contre leur Seigneur se rebellent. Car en leur pays mesmes és plaines de Rosebech feurent, present le Roy, estant armé en la bataille, nonobstant qu’il feust encores enfant, morts & desconfits soixante mille Flamans. Advint en icelle bataille que le Chevalier nouvel, dont nous parlons, se voulut par sa grande hardiesse coupler main à main à un Flamand, grand & corsu. Si le cuida ferir à deux mains de la hache qu’il tenoit. Le Flamand, qui le veid de petit corsaige, presuma bien que encores estoit enfant, si le desprisa, & si grand coup luy frappa sur le manche de sa hache que il lui feit voler des poings, en lui disant : Va teter, va enfant. Or veois-je bien que les François ont faute de gens, quand les enfans menent en taille. Boucicaut, qui ce oüit, & qui grand deuil eut que sa hache estoit perdue, tira tantost la dague, & soubdainement se fiche soubs le bras de l’autre, qui jamais ne l’eust cuidé. Si luy donna si grand coup au dessoubs de la poitrine, que il faulsa tout le harnois, & avec toute la dague luy ficha és costez, & il cheut en terre de la douleur qu’il sentit, ne puis ne luy meffeit. Si luy dit Boucicaut par mocquerie : Les enfans de ton pays se joüent-ils à tels jeux ? D’autres beaux coups & adventureux bienfaicts feit le nouvel Chevalier à ceste besongne, & tant & si bien s’y porta, que il donna bonne esperance de son faict à tous ceulx qui le voyoient.
Et ainsi feut tout le pays de Flandres subjugué par le Roy de France. Et tout ce faict, le Roy s’en retourna à Paris. Mais les Flamans indignez contre les François, & desirans de eulx se vanger s’ils eussent peu, après que veirent bien le Roy se feut party pour ce qu’ils que ils ne pourroient forçoyer contre le Roy, & que leur puissance estoit trop petite, pour grever les François, appellerent les Anglois à leur aide, & les meirent en leurs pays : dont quand le Roy le sceut il y retourna, C’est à sçavoir l’année d’aprés. Et cestuy feut le voyage de Bourbourg, où le Roy prist Bergues d’assault, où les Anglois estoient qui s’enfuirent. A cest assault, & és autres besongnes ne fut mie des derniers Monseigneur Boucicaut, ains si bien s’y porta que nul mieulx. Et ainsi, par trois années le Roy alla en Flandres (3), tant qu’il rendit les Flamans & tous le pays subject à luy, & obeissant à leur naturel Seigneur. Le Roy après la prise de Bergues, en s’en retournant en France, laissa son Connestable Clisson à Teroüenne, accompaigné de bonnes gens d’armes, pour garder la frontiere. Mais le jouvencel Boucicaut ne ressembla mie ceulx lesquels après le grand travail fuyent tant qu’ils peuvent au repos & aise comme font les nouveaux & tendres, ains voulut à toutes fins demeurer en garnison avec le dict Connestable.
CHAPITRE XI.
Comment Boucicaut feut la premiere fois en Prusse, & puis comment la deuxieme fois il y retourna.
Apres le département de la frontiere dessus dicte, ne s’en voulut mie retourner Monseigneur Boucicaut à Paris, ainsi les autres faisoient, ains dit que il accompliroit le desir qu’il avoit d’aller en Prusse. Et comme communément font les bons qui voyager désirent, pour accroiste leur prix, entreprist adonc celuy voyage. Si se partit, & bien accompaigné s’en alla en Prusse, là où se mist en toute peine à son pouvoir de porter dommaige aux Sarrasins (4), & là demeura une saison, puis s’en retourna en France, Bien fut temps, & assez avoit desservy, que il eut de joye de reveoir sa Dame, & n’est pas doubte que son gracieux cœur, jeune, gentil, & tout parfaict en loyauté, sentoit ardemment la pointure du désir amoureux, qui tire les amans à convoiter veoir leurs amours, quand tres-loyaument aiment; mais nonobstant ce desir, qui point de lui ne partoit, vouloit avant qu’il s’aventurast à requerir si grand don comme l’amour de sa Dame, le desservit par bien faire. Si prisoit tant si hault don, que il ne luy sembloit mie, si comme dict est, qu’il peust assez faire pour si grande grâce acquérir, & tous ses faicts tenoit à peu de chose envers si riche guerdon. Mais Amour, qui ne desprise pas ses humbles servans, ne leur souffre mie, pourtant s’ils n’osent grâce demander, perdre leur doux loyer & mérite, & que ceulx, qui en vaillance si bien s’espreuvent que il en soit renommée, ne soient apperceus de leurs Dames estre vrais loyaux amoureux, & que Amour ne die & mette en oreille aux belles pour qui ils se penent, comme leurs vrais amans s’efforcent de valoir pour l’amour d’elles. Parquoy souventes fois tant y met peine Amour que elle esveille courtoisie, qui tant s’en entremet avec franche volonté, que iceulx font aimez sans que ils le sçaichent. Et tout ce leur est pourchassé par leurs biensfaicts, & haultes dessertes. Si croy bien que par celle voye peut advenir Mre Boucicaut à sa gracieuse entente sans vilain penser. Car trop feust la Dame vilaine, qui refusast un tel servant ; parquoy je tiens que à son retour lui pourchassoit Amour joye, & tout le doux accueil que à son amant Dame par honneur peut donner & faire. Et ainsi Boucicaut retourna en France, où il fut un peu à Paris à sejour. Au temps de lors avoit paroles de traicté entre les François, & Anglois, auquel traicté allèrent à Boulongne le Duc de Berry, & celuy de Bourgongne, oncles du Roy. Si voulut Boucicaut pour tousjours son honneur accroistre en voyageant, & voyant de toutes choses aller avec eulx au dict traidé, & retourna avec les dicts Nosseigneurs. Et pource que il lui sembla que on ne besongnoit mie moult adonc en France en faict de guerre, pour tousjours employer sa jeunesse en bien faire, s’en retourna la deuxiesme fois en Prusse, où l’on disoit que celle saison devoit avoir belle guerre. Là demeura un temps, puis s’en reveint en France (5).
CHAPITRE XII.
Comment Messire Boucicaut après le retour de Prusse alla avec le Duc de Bourbon devant Taillehourg, & devant Bertueil, qui furent pris, & autres chasteaux en Guyenne.
Au temps de lors les Anglois occupoient moult le Royaume de France en plusieurs lieux, C’est à sçavoir maintes villes & chasteaux que ils tenoiem par force, tant en Picardie, comme en Guyenne & autre part. Combien que Dieu mercy, par la vaillance des bons François ja en estoit le pays moult descombré, & tousiours alloit en amandant au proffict du Roy de France, par les bons vaillans qui peine y mettoient. Entre lesquels bons & vaillans estoit le bon Duc de Bourbon dessus nommé, qui aux dicts Anglois faisoit souvent maintes envahies, dont il yssoit à son honneur. Et pour ce, comme dit le proverbe commun, que chacun aime son semblable, pourtant qu’il estoit bon, aimoit-il moult chèrement Boucicaut, pour cause qu’il le voyoit hardy, & vaillant, & passer tous les jouvenceaux de son aage. Si le tenoit volontiers près de luy, & grand plaisir avoit que il feust en sa compaignée. Si avint en la saison apresque le dict Boucicaut fut retourné de Prusse, comme dict est, que le Duc de Bourbon s’appresta pour aller en Guyenne, mettre le siege devant aucuns chasteaux, que les Anglois tenoient. Si mena avec luy moult belle compaignée. C’est à sçavoir mille cinq cent hommes d’armes, & foison de traict. En cette compaignée ne s’oublia pas le bon Boucicaut, qui moult enuis eust demeuré derriere. Ains tout ainsi que les belles Dames ont coustume se resjouir d’aller à feste, ou les oiseaux de proye quand on les laisse voler après la proye, se resjouissoit celuy gracieux jouvencel d’aller en armée. Quand le Duc de Bourbon fut en Guyenne, il meit le siege devant Taillebourg, qui moult estoit fort chastel, & fut prins par force. Puis alla mettre le siege devant Bertueil[11], qui est une fortefesse de grand force, & là trouvèrent moult grand defence. Là feut faicte une mine dessoubs terre, laquelle feut si bien continuée, que elle perça le mur du chastel, tant que les ennemis la veindrent defendre, & là endroict à estriver. Contre les dicts ennemis feut des premiers Boucicaut, qui à pousser de lance & l’espée main à main vaillamment se combatit, & longuement y souffrit. En telle manière que par luy & par ceulx qui le suivoient fut pris le dict chastel, où moult eut grand honneur Boucicaut, & moult l’en priserent ses bon amis. Apres ces forteresses prises, le Duc de Bourbon alla devant un autre fort chastel appelle Mauleon. Là feut livré fort assault, & au dernier feut pris par mine, & par eschelle, où feurent faictes moult de belles armes, Le premier en eschelle feut Boucicaut, qui longuement se combatit, & tant que nonobstant les pesans coups que on luy lançoit d’amont tant de pierres, comme d’espées, nul ne le peut garder que il ne feust des premiers sur le mur : & là feit tant d’armes que plus faire nul n’en pourroit. Ces choses faictes, le Duc de Bourbon alla devant un autre chastel appellé le Faon, mais la prise des autres forts chasteaux espouventa ceulx qui dedans cestuy estoient, pource que ils voyoient que moult estoit le Capitaine & sa compaignée vaillans. Si n’oserent attendre l’assault, ains se rendirent à la volonté du bon Capitaine, & pareillement se rendit au Duc de Bourbon un autre fort chastel appellé le bourg Charante. Pour ce que tout ne se peut dire ensemble, convient parler des matieres l’une après l’autre. Si est à sçavoir que tandis que le siege duroit devant Bertueil, veindrent nouvelles en l’ost que les Anglois s’estoient assemblez, pour aller combatre une forte Eglise de nostre Dame. Ces choses ouyes, s’assemblerent une compaignée de Chevaliers & Escuyers, desireux d’acroistre leur honneur & renommée, & dirent que ils leur seroient au devant. Boucicaut, qui autre chose ne queroit fors advanture d’armes, voulut estre de la route, & tant qu’ils feurent par route trente Chevaliers, & Escuyers, tous de grande renommée. De ceste compaignée fut Capitaine & conduiseur, pour ce que le pays sçavoit, & les destours, & les adresses, un Chevalier, qui au dict siege estoit, que on nommoit Messire Emery de Rochechouart. Si montèrent tantost à cheval les trente bons Gentils-hommes, bien habillez de leurs harnois, & tant allèrent par destours que ils vindrent à rencontrer les Anglois, qui garde d’eulx ne se donnoient, & bien estoient en nombre soixante dix. Tantost s’entrecoururent sus, & forte & aspre feut la bataille, qui n’estoit mie pareille. Car plus du double les Anglois estoient, mais nonobstant ce, tant s’y portèrent vaillamment les nostres, & tant feit bien chacun endroict foy, que les Anglois furent à la parfin tous morts, & desconfits, excepté neuf qui s’enfuirent. Ce faict, le dict Messire Emery de Rochechouart les mena advanturer devant un chastel bien garny, appellé le Bourdrun[12], lequel par leur vaillance ils combatirent trois fois en un jour : mais pour ce que trop peu de gens estoient ne le peurent prendre, si leur en conveint partir.
CHAPITRE XIII.
Cy dict comment le Duc de Bourbon laissa Messire Boucicaut és frontières son Lieutenant, & comment il jousta de fer de glaive à Messire Sicart de la Barde.
Ia s’estoit tant esprouvé Messire Boucicaut, que sa vaillance, laquelle avec la force luy croissoit de jour en jour, estoit congneüe & manifestée à tous ceulx qui se trouvoient en armes en place où il fust. Parquoy si grand honneur luy feit le Duc de Bourbon que au partir du pays, après les dessus dicts chasteaux pris, comme dict avons cy devant, & que il s’en voulut partir & venir en France, le feit son Lieutenant és frontières & au pays de delà, & ne laissa mie pour son jeune aage, que il ne luy laissast grand charge de gens d’armes. Et avec luy demeurèrent Messire le Barrois, Monseigneur de Chasteaumorant, & Messire Regnauld de Roye, cent cinquante hommes d’armes, & cent arbalestriers. Si n’en fut mie deçeu le Duc de Bourbon de là le laisser. Car n’y demeura pas en oisiveté, ne en vain. Car nonobstant l’hyver, & la dure faison, alla tantost assaillir une forteresse appellée la Granche[13], laquelle ils combatirent par trois jours, puis fut prise. Ne se déporta pas à tant en celuy hyver, ains ainsi comme en icelle morte saison les Gentils-hommes se seulent esbatre à chasser aux Connins & lievres ou autres bestes fauvages, le bon Boucicaut par manière de soulas s’esbatoit à chasser aux ennemis ; & le plus souvent ne failloit mie à prendre. Et tout ainsi comme on a de coustume prendre icelles bestes en diverses maniéres, c’est à sçayoir à force de bons chiens, ou par traict d’arc, & de dards par bourses & filets, ou autres maniéres de les decevoir, ainsi semblablement le vaillant Capitaine, qui contre ses ennemis se debvoit aider de plusieurs sages cauteles, les surprenoit en maintes manieres. Si voulut aller assaillir la forteresse de Corbier[14], & va ordonner une embusche, où il feut, & avec luy Messire Mauvinet, son frere, & ses autresdessus dicts compaignons, tant que, ils feurent vingt huict Chevaliers, & Escuyers sans plus, tout homme d’eslite. Et ordonna que une route de ses autres gens d’armes iroient courir par devant la dicte forteresse. Et ainsi feut faict : car il s’alla embuscher au plus près qu’il peut du chastel, & se cacha tout coyement entre arbres, & masures, qui là estoyent. Tantost: après veindrent courir ceulx qu’il avoit ordonnez; par devant le chastel. Quand ceulx de dedans veirent nos gens courir par devant eulx, tantost saillirent dehors, & les meirent en chasse. Car tout de gré les nostres fuyaient. Quand ils feurent davantaige eslongnez, adonques saillit l’embusche ; & prirent à courir vers la porte du chastel pour eulx ficher dedans. Quand la Guette du chastel veid saillir l’embusche, tantost escria par son signe au Capitaine, & à ceulx qui estoient avec luy saillis dehors que ils retournassent, & ils le feirent tantost. Mais si tost ne sceurent arriver, que ils ne trouvaient ja Messire Boucicaut combatant à pied pardevant la porte. Car tout le premier devant ses compaignons, comme le plus courageux, estoit là arrivé, où il faisoit merveilles d’armes ; mesmement devant que ses compaignons veinssent. Car ja avoit pris le compaignon du Capitaine, qui le plus vaillant de ceulx de dedans estoit. la estoient ses gens arrivez, ayant que ceulx du chastel peussent estre retournez. Lors commencea la bataille grande & fiere ; mais tant y ferit le bon Boucicaut avec sa compaignée, que ceulx du chastel feurent tous morts & pris, exceptez cinq qui s’enfuirent, & se boutèrent au chastel, tandis que les autres se combatoient. Quand ce feut faict, Boucicaut avec les siens se va loger devant le chastel, & envoya quérir tout le demeurant de ses gens. Si meit son siege par belle ordonnance. Quand ceulx de dedans veirent ce, ils n’oserent attendre l’assault, ains se rendirent, sauves leurs vies. Si feit Boucicaut la forteresse raser par terre. Et après s’en retourna en son logis : car il en y avoit qui mestier avoient de repos. Mais comme Messire Boucicaut lassoit guairir ses gens & reposer, luy fut rapporté que un Chevalier Anglois de Gascongne, appellé Messire Sicart de la Barde, avoit par manière d’envie dit de luy aulcunes paroles, comme en disant que il n’avoit mie le corps taillé d’estre si vaillant comme on le tenoit. Pour lesquelles paroles, nonobstant que celuy fust un des beaux Chevaliers que on sceust, & tres-vaillant homme d’armes, luy manda Boucicaut, que pour ce que il le sçavoit un des meilleurs & des plus beaux Chevaliers que on sceust, il se tiendroit moult honnoré d’avoir aulcune chose à faire avec luy, & pour ce le prioit que il luy voulust feire cest honneur que il luy voulust accomplir aucunes armes telles comme luy mesme voudrait choisir & deviser. Car il estoit jeune & novice en faict d’armes, si avoit bien mestier d’estre appris & enseigné d’un si vaillant homme comme il estoit. Quand le Chevalier eut entendu cette requeste, pour ce qu’il se sentoit bon jousteur, il luy demanda qu’il luy accompliroit volontiers un certain nombre de coups de fer de glaive. Cette chose accordée, la journée feut emprise, & la place où sferoit. Quand ce veint au jour devisé, Messire Boucicaut se partit bien monté, & bien habillé, accompagné des principaux Gentils-hommes des siens, & alla devant le chasteau de Chaulucet ; de laquelle garnison le dict Messire Sicart de la Barde estoit : car par sa grande hardiesse avoit le dict Messire Boucicaut accepté la place devant la dicte forteresse. Là s’assemblerent les deux Chevaliers à la jouste. Le premier coup ne faillit pas Messire Sicart, ains assena Messire Boucicaut en targe si grand coup, que à peu ne le feist voler des arçons. Ne l’assena pas à celuy coup Boucicaut, pour son cheval qui se desroya. Si feut durement couroucé. Les lances leur feurent rebaillées, & derechef poignirent l’un contre l’autre. A celuy coup ne faillit mie Boucicaut, qui grand peine meit à bien viser. Si assena son compaignon en la visiere, que il rompit les boucles, & à peu qu'il ne luy fist voler le bacinet du chef, & du coup fut si estourdy, que qui soustenu ne l’eust, il alloit par terre. La tierce fois poignirent l’un contre l’autre, il assena Messire Boucicaut, si que la lance vola en pieces, & l’eschine luy feit plier. Mais Boucicaut le assena tellement, qui n’eut si bon harnois qu’il le garentist qu’il ne luy fischast la lance par entre les costez, & le porta par terre, si que on cuidoit qu’il fust mort: Et ainsi finit ceste jouste sans parfaire le nombre des coups, qui vingt debvoient estre. Mais l’essoine de l’une des parties acheva l’emprise. Si s’en partit Messire Boucicaut à tres-grand honneur; & assez tost après le Duc de Bourbon, par le commandement du Roy, l’envoya quérir. Si s’en retourna à Paris.
Comment Messire Boucicaut jousta de fer de glaive à un Anglois appelle Messire Pierre de Courtenay, & puis va à un autre nommé Messire Thomas de Clifort.
Quand l’hyver fut passé, & le renouvel du doux printemps fut revenu, en la saison que toute chose meine joye, & que bois & prèz se revestent de fleurs, & la terre verdoye, quand oisillons par les boscaiges menent grand bruit, lors que rossignols demeinent glay, au temps que Amour faict aux gentils coeurs aimans plus sentir sa force, & les embrase par plaisant souvenir, qui faict naistre un desir, qui plaisamment les tourmente en douce langueur de savoureuse maladie. Adonc au gay mois d5Avril, estoit le bel gracieux, & gentil Chevalier Messire Boucicaut à la Court du Roy, où festes & danses souvent se faisoient. Si estoit gay & joly, richement habillé, & en toutes choses si avenant, que nul ne le passoit. Si croy bien que quand Amour departoit ses grands tresors, & ses tres-douces joyes, qu’il n’oublioit mie Boucicaut son loyal servant, qui tout bien desservoit. Si le nourrissoit ainsi Amour de ses doux mets, tandis qu’il avoit temps & aise de veoir sa douce Dame. Mais vaillantise, qui ne le laissoit longuement estre à sejour, luy tournoit son plaisir en grande amertume, quand la belle eslongnoit. Si le conduisoit douce esperance, qui luy disoit qu’à son retour seroit doucement receu de sa plaisante maistresse, pour l’amour de laquelle il feroit tant, qu’elle en oiroit toutes bonnes nouvelles, Et ainsi après qu’il eust eu des doulx biens amoureux en cette dicte plaisante saison, pour les mieulx desservir voulut derechef Boucicaut aller au labeur d’armes en frontiere au pays de Picardie. Dont il adveint tandis qu’il estoit là, que il oüit dire que un Chevalier d’Angleterre, appellé Messire Pierre de Courtenay, lequel estoit passé en France, s’alloit vantant qu’il avoit traversé tout le Royaume de France, mais oncques n’avoit peu trouver Chevalier, qui eust osé jouster à luy de fer de glaive, & si s’en estoit mis en son debvoir de le requérir Quand Messire Boucicaut eut ouy ceste vantise, moult en eut grand despit. Et tantost, par un Hérault luy manda que il ne vouloit mie que il eust cause de tant se plaindre des Chevaliers de France, comme que ils luy eussent failly de si peu de chose, comme de jouster de fer de glaive, & que luy, qui estoit un des plus jeunes, & du moindre pris, si ne luy faudroit mie de gregneur chose. Si voulust adviser toutes telles armés comme il luy plairoit, & il les luy accompliroit tres-volontiers. Laquelle chose fut tres-briefvement faicte. Car bien sembloit à celuy de Courtenay, qui moult estoit vaillant Chevalier, & tres-renommé, que de Boucicaut viendroit-il tost à chef. Si assemblerent à la jouste les deux Chevaliers : mais sans que j’alonge plus ma matiere, pour deviser l’assiete des coups, d’un chacun; pour dire en brief, tous leurs coups parsirent ; mais ce feut si bien & si grandement au bien de Boucicaut (6), que il en saillit à son tres-grand honneur & louange.
Pour laquelle chose tantost après, par maniere d’envie, un autre Chevalier d’Angleterre, Thomas de Clifort, l’envoya requerir de faire certaines armes nommées, lesquelles il luy accepta tres-volontiers. Et nonobstant que le droict & coustume d’armes soit telle, que le requérant va & doibt aller devant tel Juge comme celuy qui est requis veult esIire, Messire Boucicaut doubtant que il peust estre empesché par le Roy, ou autre de nos Seigneurs de France, si celle chose leur venoit à congnoissance, ou que le luge que il esliroit ne les y voulust recevoir, alla accomplir les dites armes à Calais devant Me Pierre Guillaume de Beauchamp, pour lors Capitaine de Calais, & oncle du dict Messire Thomas. Quand ils feurent au champ, & veint à la jouste, sans faille tous deux moult vaillamment le feirent : & à la parfin de leurs coups, Messire Boucicaut porta à terre de-coups de lance Messire Thomas, cheval & tout en un mont : si descendit tost à pied Boucicaut, & se prirent aux espées. Et sans plus alonger le compte des armes qu’ils firent à pied, C’est à sçavoir d’espées, de dagues & de haches, sans faille Messire Boucicaut tant y feit, que tous dirent que il estoit un tres-vaillant Chevalier. Et ainsi en faillit à son tres-grand honneur.
Apres ces choses, en cette mesme année le Roy eut Conseil que grand bien feroit pour luy & pour son Royaume, & grande confusion à ses ennemis, li luy mesme passoit à grand puissance en Angleterre. Si fut faict adonc à cette entente moult grande armée, en laquelle fut baillé à Mre Boucicaut la charge de cent hommes d’armes. Mais ne tint pas le dict voyage (7), car avant qu’il peust estre mis fus du tout, l’hyver vint si fort que despecer le conveint. Et feut appellée cette allée le voyage de l’Escluse, parce que là vouloit le Roy monter en mer, & jusques là alla. Si s’en retourna en France. Et ainsi fut Messire Boucicaut à sejour cette saison, dont ne despleut mie à celle qui de bon cœur l’aimoit, qui maintes hachées souventes fois avoit en son cœur pour les perilleuses advantures où il s’abandonnoit.
CHAPITRE XV.
Comment Messire Boucicaut alla en Espaigne, & comment au retour le Seigneur de Chateauneuf Anglois entreprist à faire armes à luy, vingt contre vingt, & puis ne le voulut ou n’osa maintenir.
Ceste annee ensuivant (8) adveint que le Duc de Lanclastre à tres-grande puissance alla en Espagne pour detruire pays ; & pource que il n’avoit mie intention de tost retourner, mena avec luy sa femme & ses enfans. Si avoit en son aide le Roy de Portugal, à cause de certaines alliances qui estoient entré eulx. Quand le Roy d’Espaigne se veid ainsi oppressé de ses ennemis, il envoya tantost ses messaigers devers le Roy de France, le supplier que il luy voulut envoyer brief secours : de laquelle chose le Roy dit que ce feroit-il tres-volontiers. Si y envoya Messire Guillaume de Nouillac[15], & Messire Gaucher de Pasac[16], avec certain nombre de gens d’armes. Mais tantost après le Duc de Bourbon y alla avec grand foison de gens, avec lequel Messire Boucicaut alla. Si y eut si belle compaignée, que quand le Duc de Bourbon avec ceulx qui estoient allez devant furent ensemble, ils se trouvèrent en nombre de gens d’armes bien deux mille. Adonc pour le secours qui alors veint au Roy d’Espaigne, les Anglois qui ne veirent leur advantaige à celle fois, se retrairent en Portugal. Et quand le Duc de Bourbon eut esté une piece au pays, pource que il luy sembla que on ne faisoit mie moult, il s’en partit pour retourner en France, & passa en retournant par le Comté de Foix. Là se trouvoit aucunes fois Messire Boucicaut en compaignée d’Anglois, où, ils beuvoient & mangeoient eneemble quand le cas s’y adonnoit. Et adonc pour ce que les dicts Anglois apperceurent quelques abstinences que le dict Messire Boucicaut faisoit, demandèrent si c’estoit pour faire armes, & si c’estoit pour ceste cause que tost trouveroit qui l’en delivreroit. Boucicaut leur respondit que voirement estoit ce pour combattre à oultrance : mais que il avoit compaignon, C’estoit un Chevalier nommé Messire Regnauld de Roye, sans lequel il ne pouvoit rien faire. Et toutesfois, s’il y avoit aucuns d’eulx qui voulussent la bataille, il leur octroyoit, & que à leur volonté prinssent jour tant que il l’eust faict à sçavoir à son compaignon. Et encores s’ils vouloient estre plus grand nombre, il se faisoit fort de leur livrer partie tant que ils voudroient estre, c’est à sçavoir, depuis le nombre de deux jusques au nombre de vingt. Si allèrent tant avec ces paroles, que un Seigneur Anglois du pays, que on appelloit le Seigneur de Chateauneuf, & estoit parent du dit Comte de Foix[17], accepta celle bataille : c’est à sçavoir vingt contre vingt, dont des Anglois celuy dict Seigneur debvoit estre chef, & des François Messire Boucicaut. Si fut ainsi ceste chose accordée des deux parties, & debvoit Boucicaut quérir Iuge. Si esleut le Duc de Bourbon, & de ce l’alla tant requerir que il s’y accorda, & pour l’amour de luy voulut bailler bons ostages pour tenir la place seure : mais je ne sçay si les Anglois prouvèrent en ce leur excuse pour delaisser la chose, & que repentifs de celle emprise fussent ; car ny le Duc de Bourbon, ny plusieurs, autres que Messire Boucicaut leur presenta, ils ne voulurent accepter pour Iuges.
Quand Messire Boucicaut veid ce, moult luy en pesa, pour ce que bien voyoit que ja s’en repentoient. Parquoy luy, qui sur toute chose desiroit la bataille, afin que ils ne s’en peussent excuser, & que plus ne sceussent que dire, leur offrit que la bataille fust devant le Comte de Foix : mais le dict Comte ne le voulut oncques accepter, ne leur tenir place. Si demeura ainsi la chose au très-grand honneur de Boucicaut. Et le Duc de Bourbon luy party du Comté de Foix, s’en vint par le Duché de Guyenne & alla combattre une ville appellée le Bras Saint Paul, auquel lieu on sit de moult belles & chevaleureuses armes, & par especial de la personne de Boucicaut en eschele, & autrement à grand danger & péril : car les fossez estoyent profonds de plus d’une lance, & tranchez à plains comme un mur, & si y avoit moult grand garnison qui bien defendoit la place. Mais nonobstant ce, quand ce veint au for de l’assault, Boucicaut au hardy courage sans rien doubter saillit és fossez sans aide nulle & plusieurs autres le suivirent, pour gravir & monter sur un pont qui là estoit, dont les ennemis avoient despiecé plusieurs ais, & alloit le dict pont droict à leur porte sans pont levis. Mais l’on n’y pouvoit aller sans le danger de deux tours, & avec ce les dicts ennemis avoient faict devant la dicte porte, comme du long d’une lance loing un bon & fort palis qui estoit gardé des dictes deux tours. En ce fossé comme dict est, estoit Boucicaut & autres, ausquels le Duc de Bourbon envoya une eschele pour monter sur le dict pont, à laquelle dresser à grand diligence meit la main Boucicaut, & tout le premier monta sus, & tout devant les autres vint au palis d’enhault. Mais après luy montèrent tant d’autres desireux semblablement d’avoir honneur à la journée, comme bons & vaillans, que l’un empeschoit l’autre. Si que en nulle guise ne pouvoient combattre de leurs lances pour la petitesse de la place.
Quand Boucicaut veid que ainsi empeschoient l’un l’autre, il bouta & feit cheoir l’eschele pour faire descendre la grand charge de gens qui dessus estoit. Si ne fault mie parler comment là estoient bien servis de grosses pierres lancées des deux tours de dessus. Plus feirent les ennemis. Car pour empescher aux nostres la montée, ils ouvrinrent leurs portes, & veindrent combatre main à main avec nos gens de lances & d’espées. Là leur veint au devant Messire Boucicaut & ceulx qui avec luy estoient, qui ne leur faillit mie. Si feit là de tres-grandes armes Boucicaut, & moult y sousteint grand faiz. Car trop estoyent les ennemis de gens qui tant y pousserent, que ils feirent ressaillir nos gens és fossez sans eschele. Mais tousjours encores que tout seul feust demeuré des siens, leur tenoit estail Boucicaut. Grand piece se combatit, & tant d’armes faisoit, que les amis & les ennemis le regardoient par grand merveille. Et ainsi dura si grand piece ceste bataille, que un lyon de grande fierté deust estre lassé; tant que les dicts ennemis veindrent sur luy à si grande quantité, que à force de pousser des lances le feirent cheoir au fossé. Si cessa à tant l’assault : car tard estoit. Mais ne fault demander le grand honneur & la feste que le Duc de Bourbon fist le foir à cestuy vaillant champion Boucicaut. Et généralement tous Chevaliers & Escuyers grande louange luy donnoient, & petits & grands ne parlaient sinon de luy & de ce que on luy avoit veu faire, grand compte en tenoient, en racomptant chascun à son tour diverses armes de grand force que veu faire luy avoient : & à brief parler, au jugement de tous, l’honneur de la journée en emporta Boucicaut. Le lendemain voulurent nos gens recommencer l’assault mais quand les ennemis veirent ce, ils se rendirent, & pour celle prise semblablement se tournèrent François plusieurs chasteaux & villes de là environ.
CHAPITRE XVI.
Comment Messire Boucicaut alla outre mer, où il trouva le Comte d'Eu prisonnier.
Faictes & accomplies les choses dictes cy-dessus, le Duc de Bourbon s’en retourna à Paris ; mais Messire Boucicaut, qui grand desir avoit de visiter la terre d’outre mer, prit congé du dict Duc. Et luy & Messire Regnauld de Roye de compaignée partirent ensemble, & tant errerent qu’ils vindrent à Venise, où ils montèrent sur mer, & allèrent descendre en Constantinople. Et là demeurerent tout le caresme. En ces entrefaites envoyerent devers Amurat, pere de Bajazet, qui estoit adonc en Grece, prés de Galipoli, pour requerir un saufconduit, lequel il leur octroya tres-volontiers. Si s’en allerent après devers luy, & il les receut à grand feste, & leur fit tres-bonne chere, & ils luy presenterent leur service, en cas que il feroit guerre à aucuns Sarrasins. Si les en remercia moult Amurat ; & demeurerent avec luy environ trois mois : mais pource que il n’avoit pour lors guerre à nul Sarrasins ils prirent congé, & s’en partirent, & il les feit convoyer seurement par ses gens par le pays de Grece, & par le Royaume de Bulgarie, & tant qu’ils feurent hors de sa terre. Si tournèrent vers Hongrie, & tant allèrent qu’ils arrivèrent devers le Roy de Hongrie (9) qui les receut à très-grand chere, & grand honneur leur fit. Si avoit adonc le dist Roy moult assemblé de gens, pour un grand débat qu’il avoit avec leMarquis de Moravie, dont il fut pour ceste cause encores plus joyeux de leur venue. Là demeurerent trois mois, & après prirent congé du Roy & s’en partirent, & adonc se separerent l’un de l’autre. Car Messire Regnauld de Roye tourna vers Prusse, & Messire Bouicaut qui desiroit, comme dict est, visiter la Terre Saincte, retourna à Venise, & prit son passaige outre mer. Si alla en Hierusalem, au pelerinage du Sainct Sepulchre, que il visita tres-devotement, & aussi par tous les saincts lieux accoustumez. Et lorsqu’il faisoit la dicte cerche, il oüit nouvelles que le Comte d’Eu[18], lequel venoit au dict sainct pelerinage avoit esté arresté à Damas de par le Souldan de Babilone, Si tost que Boucicaut eut ce entendu, adonc nonobstant que il eust laissé toute sa robe en- une nave sur la mer en intention d3aller en Prusse, par sa tres-grande franchise, & pour l’honneur du Roy de France, à qui le dict Comte estoit parent, nonobstant qu’il n’eust oncques à luy gueres d’acointance, alla devers luy à Damas, dont le Comte eut grand joye quand il le veid. Si y arriva Boucicaut si à point, que le Souldan avoit envoyé quérir le Comte pour amener au Caire devers luy. Quand il y feut, le dict Souldan feit mettre en escript tous les gens qui estoient au dict Comte d’Eu, & de la mesgnie ; & aux autres pelerins qui estoient avec luy, & n’estoient pas de ses gens, il feit donner congé de eux en aller. Mais le tres-bon gentil; Chevalier franc & libéral Boucicaut, qui s’en fut allé s’il eust voulu, ne le voulut laisser là estre prisonnier sans luy, ains pour luy faire compaignée se fist escrire & se meit en la prison avec. Et là demeura de sa volonté, & sans contrainte, à ses propres despens, par l’espace de quatre mois que le dict Comte feut és prisons du Souldan, qui après les laissa aller. Et quand ils furent hors de prison, ils retournèrent à Damas, & de là prirent leur chemin à aller à Sainct Paul des deserts, & de là à Saincte Catherine du mont de Sinaï, & puis s’en veindrent droict en Hierufalem. Et là derechef Messire Boucicaut visita le sainct Sepulchre, & paya tous les treus qui y font esablis, pour luy, & pour ses gens, comme devant, & refist la cerche en tous les autres lieux. Et quand le Comte d’Eu & Boucicaut eurent par tout ainsi esté, ils s’en partirent & veindrent à Barut, en intention de monter là sur mer pour eulx en retourner, mais ils furent arrestez des Sarrasins ; & l’espace d’un mois fut passé, avant qu’ils les laissassent partir. Si montèrent ea mer, & de là s’en allèrent en Cipre, & puis de Cipre à Rhodes, & là prirent une galée, qui les mena jusques à Venise : & ainsi s’en retournerent en France. Et quand ils furent en Bourgongne, ils trouvèrent en leur chemin le Roy, qui estoit à l’Abbaye de Clugny, & s’en alloit prendre possession du Languedoc, où il n’avoit oncques esté. Si les receut le Roy moult joyeusement, & grand feste feit de leur venue. Si se loua le Comte d’Eu moult grandement au Roy de Boucicaut, & de la bonne compaignée que il luy avoit faicte, & dit que oncques n’avoit trouvé tant de franchise ny de bonté en Chevalier, Si luy sceut le Roy moult bon gré du bon amour que .il avoit porté à son cousin, & tous ceulx qui la vérité en sceurent le tindrent à grand franchise, & bonté, & moult en louerent Boucicaut (10).
CHAPITRE XVII.
De l’emprise que Messire Boucicaut feit luy troisiesme de tenir champ trente jours à la jouste à tous venans, entre Boulongne & Calais, au lieu que on dict Ingelbert.
Il est à sçavoir que Messire Boucicaut avoit esté en sa jeunesse communément en voyages avec le bon Duc de Bourbon, lequel pour la bonté que il avoit veue en luy dés son premier commencement, l’avoit retenu de son hostel, & avec luy, comme il est dict cy-devant. Si advint alors, comme le Roy estoit alors à Clugny, comme il est dict, que pour le grand bien que il voyoit qui tousjours multiplioit en Boucicaut, il l’aima plus que oncques mais, combien que l’amour fut commencé dés leur enfance. Si le voulut avoir du tout en sa compaignée, & de faict le demanda au Duc de Bourbon, qui en fut content, pour l’advancement de Boucicaut : & ainsi fut du tout de la Court du Roy, & s’en alla avec luy en ce voyage de Languedoc.
En ce voyage advint, ainsi comme amour & vaillance chevaleureuse admonestent souvent le courage des bons à entreprendre choses honnorables, pour accroitre leur pris & leur honneur, pourpensa Boucicaut une entreprise la plus haute, la plus gracieuse, & la plus honnorable, que passé a longtemps en Chrestienté Chevalier entreprist. (Et soit noté & regardé aux faicts de ce vaillant homme) comment sans doubte il est bien vray ce que le proverbe dict, que aux œuvres non mie aux paroles se demonstrent les affections du vaillant preux. Car il n’y a point de doubte que l’homme qui a affection & desir d’attaindre & parvenir à honneur, ne pensé tousjours comment & par quelle voye il pourra tant faire que il puisse desservir que on die de luy qu’il soit vaillant. Ne jamais ne luy semble que il ait assez faict, quelque bien que il face, pour avoir acquis los de vaillance & prouesse. Et que ceste chose-soit vraye, nous appert bien par les oeuvres de cestuy vaillant Chevalier Boucicaut. Car pour le grand desir qu’il avoit d’estre vaillant, & d’acquerir honneur, n’avoit autre soing fors de penser comment il employeroit sa belle jeunesse en poursuite Chevaleureuse. Et pource que il luy sembloit que il n’en pouvoit assez faire ne prenoit aussi comme point de repos : car aussi tost que il avoit achevé aucun bienfaict, il en entreprenoit un autre. Si fut telle l’emprise (11) que après que il eut congé du Roy, il fit crier en plusieurs Royaumes & pays Chrestiens, C’est à sçavoir en Angleterre, en Espaigne, en Arragon, en Alemaigne, en Italie, & ailleurs, que il faisoit sçavoir à tous Princes, Chevaliers & Escuyers, que luy accompaigné de deux Chevaliers, l’un appellé Messire Renault de Roye, l’autre le Seigneur de Sampy, tiendroient la place par l’espace de trente jours sans partir, si essoine raisonnable de la laisser ne leur venoit. C’est à sçavoir depuis le vingtiesme jour de Mars jusques au vingtiesme jour d’Avril, entre Calais & Boulongne, au lieu que l’on dict lngelbert. Là seroient les trois Chevaliers, attendans tous venans, prests & appareillez de livrer la jouste à tous Chevaliers & Escuyers qui les en requerroient, sans faillir jour, excepté les Vendredis. C’est à sçavoir un chacun des dicts Chevaliers cinq coups de fer de glaive, ou de rochet à tous ceulx qui seroient ennemis du Royaume, qui de l’un ou de l’autre les requerroient, & à un chacun autre, qui fut amy du Royaume qui demanderoit la jouste, seroit délivré cinq coups de rochet. Cecy feut faict environ trois mois avant le terme de l’entreprise, & le fit ainsi faire Boucicaut, affin que ceulx qui de loing y vouldroient venir eussent assez espace, & que plus grandes nouvelles en feussent, par quoy plus de gens y veinssent.
Quand le terme commença à approcher, Boucicaut preint congé du Roy, & s’en alla luy & ses compaignons en la dicte place, que on dict Ingelbert. Là feit tendre en belle plaine son pavillon qui fut grand, bel & riche. Et aussi ses compaignons feirent coste le sien tendre les leurs, chascun à part soy. Devant les trois pavillons un peu loignet avoit un grand orme. A trois branches de cest arbre, avoit pendu à chacune deux escus, l’un de paix, l’autre de guerre. Et est à sçavoir que mesmes en ceulx de guerre n’avoit ne fer ne acier, mais tout estoit de bois, coste les escus, à chacune des dictes trois branches y avoit dix lances dressées, cinq de paix, & cinq de guerre. Un cor y avoit pendu à l’arbre, & devoit par le cry qui estoit faict, tout homme qui demandoit la jouste corner d’iceluy cor, & s’il vouloit jouste de guerre, ferir en l’escu de guerre, & s’il vouloit de rochet, ferir en l’escu de paix. Si y avoit chacun des trois Chevaliers faict mettre ses armes au-dessus de ses deux escus, lesquels escus estoient peints à leurs devises différemment, affin que chacun peust congnoistre auquel des trois il demanderoit la jouste.
Outre cest arbre avoit Messire Boucicaut faict tendre un grand & bel pavillon, pour armer & pour retraire, & refraischir ceulx de dehors. Si devoit après le coup feru en l’escu saillir dehors monte sur le destrier, la lance au poing & tout prest à poindre celuy en la targe duquel on auroit feru, ou tous trois, si trois demandans eustent feru es targes. Ainsi feit là son appareil moult grandement & tres-honnorablement Messire Boucicaut, & feit faire provisions de très bons vins, & de tous vivres largement, & à plain, & de tout ce qu’il convient si plantureusement comme pour tenir table ronde à tous venans tout le dict temps durant, & tout aux propres despens de Boucicaut. Si peut-on sçavoir que ils n’y estoient mie seuls : car belle compaignée de Chevaliers & de Gentilshommes y avoit pour les accompaigner, & aussi pour les servir grand foison de mesgnie. Car chascun des trois y estoit allé, en grand estat. Si y avoit Heraults, Trompettes, & Menestriers assez, & autres gens de divers estats. Et ainsi comme pouvez ouyr fut mis en celle besoigne si bonne diligence, que toutes choses dés avant le temps de trente jours feurent si bien & si bel apprestées, que rien n’y conveint quand le dict jour de la dicte emprise feut venu. Adonc furent tous armez & prests en leurs pavillons les trois Chevaliers, attendant qui, viendroit. Si fut Messire Boucicaüt par especial moult habillé richement. Et pour ce que il pensoit bien que avant que le jeu faillist y viendrait foison d’estrangers, tant Anglois comme autre gent; à cette fin que chacun veid que il estoit prest & appareillé s’il estoit requis d’aucun délivrer & faire telles armes comme on luy voudroit requérir & demander, prit adonc le mot que oncques puis il-ne laissa, lequel est tel. CE QUE VOUS VOULDREZ. Si le fist mettre en toutes ses devises, & là le porta nouvellement.
Les Anglois, qui volontiers se peinent en tout temps de desavancer les François, & les surmonter en toutes choses s’ils peuvent, ouyrent bien & entendirent le cry de la susdicte honnorable emprise. Si dirent la plus part & les plus grands d’entre eulx que le jeu ne se passeroit mie sans eulx. Et n’oublierent pas dés que le dict premier jour fut venu à y estre à belle compaignée, mesmes des plus grands d’Angleterre, si comme cy- aprés on les pourra ouyr nommer. A celuy premier jour, ainsi comme Messire Boucicaut estoit attendant tout armé en son pavillon, & aussi ses compaignons és leurs, à tant est veu venir Mre Jean de Holande[19], frere du Roy Richart d’Angleterre, qui à, moult belle compaignée tout armé sur le destrier, les Menestriers cornans devant, s’en, veint sur la place. Et en celuy maintien, de moult haute maniére, presente grande foison de Gentilshommes qui là estoient, alla le champ tout environnant. Et puis quand il eust ce faict, il veint au cor, & corna moult haultement. Et après, on luy lassa son bacinet qui, fort luy fut bouclé : Adonc alla ferir en l’escu de guerre de Boucicaut qu’il avoit, bien advisé.
Après ce coup ne tarda mie le gentil Chevalier Boucicaut, qui plus droict que un jonc sur le bon destrier, la lance au poing, & l’escu au col, les Menestriers devant, & bien accompaigné des Cens, vous sort de ce pavillon & se va mettre en rang. Et là bien peu s’arreste, puis baisse sa lance & met en l’arrest, & poinct vers son adversaire qui moult esoit vaillant Chevalier, lequel aussi repond vers luy. Si ne faillirent mie à se rencontrer, ains si tres-grands coups s’entre-donnèrent és targes, que à tous deux les eschines conveint ployer, & les lances volerent en pieces. Là y eut assez qui leurs noms haultement escrierent : si prirent leur tour, & nouvelles lances leur furent baillées, & derechef coururent l’un contre l’autre, & semblablement se entreferirent. Et, ainsi parsirent leur cinquiesme coup, assis tous de fer de glaive, si vaillamment tous deux que nul n’y doibt avoir reproche. Bien est à sçavoir que au quatriesme coup, après; que les lances furent volées en pieces, pour la grande ardeur des bons destriers qui fort couroient, s’entre-heurterent les deux Chevaliers si grand coup l’un contre l’autre, que le cheval de l’Anglois s’accula à terre, & feust cheu sans faille si à force de gens il n’eust esté soustenu, & celuy de Boucicaut chancela, mais ne cheut mie. Apres cette jouste, & le nombre des coups achevez, se retirèrent les deux Chevaliers és pavillons ; mais ne fut mie là laissé à sejour moult longuement Boucicaut; car d’autres y eut moult vaillans Chevaliers Anglois, qui semblablement comme le premier luy requirent la jouste de fer de glaive, dont en celuy jour on délivra encores deux autres, & parsist ses quinze coups, a ssis si bien & si vaillamment que de tous il se départit à son très-grand honneur.
Tandis que Boucicaut joustoit, comme dict est, ne cuide nul que ses autres compaignons feussent oiseux, ains trouvèrent assez qui les hasterent de jouster, & tout de fer de glaive. Si le firent si bel & si bien tous deux que l’honneur en fut de leur partie. Si ne sçay à quoy je essoigneroye ma matiere pour deviser l’assiette de tous les coups d’un chacun, laquelle chose pourroit tourner aux oyans à ennuy : mais pour tout dire en brief, je vous dis que les principaulx qui jousterent à Boucicaut les trente jours durant, furent, premièrement celuy dont avons parlé, & puis le Comte d’Arli[20] qui ores se dict Henry[21] Roy d’Angleterre, (lequel jousta avec dix coups de fer de glaive : car quand il eust jousté les cinq coups selon le cry, le Duc de Lanclastre[22], son pere luy escrivit que il luy envoyoit son fils pour apprendre de luy. Car il le sçavoit un tres-vaillant Chevalier, & que il le prioit que dix coups voulust jouster à luy,) le Comte Mareschal, le Seigneur de Beaumont, Messire Thomas de Perci, le Seigneur de Clifort, le Sire de Courtenay, & tant de Chevaliers & d’Escuyers, du dict Roy d’Angleterre; que ils furent jusques au nombre de six vingt, & d’autres-pays, comme Espaignols, Alemans, & autres, plus de quarante, & tous jousterent de fer de glaive. Et à tous Boucicaut & ses compaignons parfeirent le nombre des coups, excepté à aulcuns qui ne les peurent achever, parce que ils furent blecez. Car là furent plusieurs des Anglois portez par terre, maistres, & chevaulx, de coups de lances, & navrez durement. Et mesmement le susdict Messire Jean de Holande fut si blesse par Boucicaut que à peu ne feust mort, & aussi des autres estrangers. Mais le vaillant gentil Chevalier Boucicaut, & ses bons & esprouvés compaignons, Dieu mercy, n’eurent mal ne blesseure.
Et ainsi continua le bon chevaleureux sa noble emprise par chacun jour jusques au terme de trente jours accomplis. Si en saillit très-grand honneur du Roy, & de la Chevalerie de France, & à si grand los de luy & de ses compaignons, que à tousjours mais en devra estre parlé. Et s’en partit de là Boucicaut avec les siens & s’en retourna à Paris, où il fut tres-joyeusement receu du Roy & de tous les Seigneurs, & aussi des Dames grandement festoyé & honnoré. Car moult bien l’avoit dessrevy.
CHAPITRE XVIII.
Çomment Messire Boucicaut alla la troisiesme fois en Prusse, & comment il voulut venger la mort de Messire Guillaume de Duglas.
Ne demeura mie longuement après l’achèvement de la susdicte entreprise, que le Duc de Bourbon entreprist le voyage pour aller sur les Sarrasins en Barbarie, à moult grande armée (12). D’icelle allée eut moult grand joye Boucicaut. Car ne cuida mie que se deust estre sans luy ; mais quand il en demanda congé au Roy, il ne le voulut nullement laisser aller, dont moult grandement pesa à Boucicaut, & tel desplaisir en eut que il ne voulut tenir en Cour, pour chose que le Roy luy deist. Si feit tant à toutes fins que il eut congé d’aller derechef en Prusse. Si partit après le congé le plus tost qu’il peut, de peur que le Roy ne se r’advisast & ne le laissast aller : mais quand il feut par de là il trouva qu’il n’y avoit point de guerre. Si délibéra de demeurer au pays toute celle saison pour attendre la guerre. Et tandis, qu’il estoit là, ja y avoit si longuement attendu, que son frere Messire Geoffroy, lequel on a nommé le jeune Boucicaut, qui estoit retourné de Barbarie avec le Duc de Bourbon, auquel voyage avoit esté plus de huict mois, le veint là trouver. Si s’entrefeirent les deux frères moult grande-joye. Et ainsi comme Messire Boucicaut & son frere attendoient temps & saison & que la dicte guerre se feist, luy veint messaige de par le Roy, qui luy mandoit qu’il avoit en propos de faire certain voyage, si vouloit qu’il feust avec luy, & pour ce luy mandoit expressément, que tantost & sans delay s’en retournast vers luy.
Ces nouvelles ouyes, Boucicaut, qui désobèir n’osa, quoy que il luy en pesast, se mist au retour, si comme raison estoit, & tant erra pour venir tost devers le Roy, que il estoit ja venu au pays de Flandres. Et comme il estoit à Bruxelles, messaige luy vint de par le Roy, qui luy mandoit que par l’ordonnance de son Conseil il avoit changé propos, si luy remandoit qu’il estoit à volonté de s’en revenir ou de tenir son voyage.- Quand Boucicaut oüit ce, il fut moult joyeux, & s’en retourna dont il venoit. Et ainsi comme il s’en retournoit, &, jà estoit à Konigsberg, advint telle advanture : que comme plusieurs estrangers feussent arrivez en la dicte ville de Konigsberg, lesquels alloient pour estre à la susdicte guerre, un vaillant Chevalier d’Escosse appelle Messire Guillaume de Duglas fut là occis en trahison de certains Anglois. Quand ceste mauvaistié fut sceue, qui desplaire debvoit à tout bon homme, Messire Boucicaut, nonobstant que à celuy Messire Guillaume de Duglas n’eust eue nulle accointance ; mais tout par la vaillance de son noble courage, pour ce que le faict luy sembla si laid qu’il ne deust estre soufferst ne dissimulé sans vengeance, & pour ce qu’il ne veid là nul Chevalier ny Escuyer qui la querelle en voulust prendre, nonobstant qu’il y eust grand foison Gentilshommes du pays d’Ecosse, ains s’en taisoient tous, il fit à sçavoir & dire à tous les Anglois qui là estoient, que s’il y avoit nul d’eulx qui voulust dire que le dict Chevalier n’eust esté par eulx tué faulsement & traistreusement, que il disoit & vouloit souttenir par son corps que si avoit, & estoit prest de soustenir la querelle du Chevalier occis. A ceste chose ne voulurent les Anglois rien respondre ains dirent que si les Escossois qui là estoient leur vouloient de ce aulcunie chose dire que ils leur en respondroient : mais à luy ne vouldroient rien avoir à faire; & ainsi demeura la chose, & Boucicaut s’en partit, & fut tout à point en Prusse à la guerre, qui fut la plus grande & la plus honnorable que de long temps y eust eu : car celle année estoit mort le hault Maistre de Prusse & çeluy qui de nouvel estoit en son lieu estably meit fus si grande armée qu’ils estoient bien deux cent mille chevaux, qui tous passerent au Royaume de Lecto[23], où ils firent grande destruction de Sarrasins, & y preindrent par force & de bel assault plusieurs forts chasteaux. Et en ceste besongne, pour ce que Messire Boucicaut veid que la chose estoit grande, & moult honnorable & belle, & qu’il y avoit grande compaignée de Chevalièrs & d’Éscuyers, & de Gentils-hommes, tant du Royaume de France comme d’ailleurs, leva premièrement banniere, & fist en celle besongne tant d’armes que tous l’en louèrent, & par l’entreprise de luy avec le hault Maistre de Prusse fut fondé & faict en celuy pays de Sarrasins, au Royaume de Lecto, malgré leurs ennemis & à force, un fort & bel chastel en une Isle, & nommerent le dict chastel en François le chastel des Chevaliers. Et demeurerent sur le lieu le dict hault Maistre & Boucicaut accompaignez de belle compaignée de gens d’armes pour garder la place tant que il feust achevé & après s’en retournerent en Prusse.
CHAPITRE XIX.
Comment Messire Boucicaut fut faict Mareschal de France,
Au temps que Messire Boucicaut estoit en Prusse, comme dict est cy devant, trespassa de ce siecle le Mareschal de Blainville. Mais, comme dict la Balade : qui bien aime n’oublie pas son amy pour estre loing ; lebon Roy de France qui aimoit de moult grand amour & aime encores & tousjours aimera Boucicaut, comme par plusieurs fois luy avoit de- monstré à celle fois derechef grandement luy monstra. Car nonobstant que si tost que le Mareschal de Blainville[24] fut trespassé, luy fut requis l’Office par plusieurs haults & grands Seigneurs ; & nonobstant que Boucicaut ne fut mie present, ains ne l’avoit veu ja avoit près d’un an, ne l’oublia pourtant le bon noble Roy : ains délibéra incontinent que autre ne l’auroit que luy. Et de faict luy manda hastivement que tantost & sans delay il s’en retournast. Si veint si à point le mssaige du Roy devers Boucicaut, que il le trouva que ja il s’en retournoit du susdict voyage de Prusse, Si se hasta pour ces nouvelles encores plus de venir, & quand il fut approché de France il sceut que le Roy estoit adonc au pays de Touraine. Si tourna celle part, & tant erra que il le trouva en la cité de Tours, & vint vers luy si à point que il estoit adonc au propre hostel où il mesme estoit né, & où son pere en son vivant demeuroit. Devant le Roy se meit à genouils Boucicaut, & comme il debvoit humblement le salua.
Quand le Roy le veid, ne convient demander s’il luy fit grand chere: car ne cuidez, pas que de long temps nul Chevalier fust receu du Roy à plus grand feste. Si luy dict incontinent le Roy : Boucicaut, vostre pere demeura en cest hostiel, & gist en ceste ville, & fuestes né en ceste chambre, si comme en nous a dit. Si vous donnons au propre lieu où vous naquistes l’Office de vostre père, & pour vous plus honnorer, le jour de Noël qui approche, après la Messe, nous vous baillerons le baston, & ferons recevoir de vous le serment comme il est accoustumé. Boucicaut qui estoit encores à genoulx remercia 1e Roy humblement comme il debvoit faire. Et quand veint au jour de Noël se leva de matin Messire Boucicaut & se vestit moult richement. Là estoyent ja venus grand foison de Chevaliers & Seigneurs ses parens & affins pour l’accompaigner. Et quand temps & heure luy sembla s’en alla en moult noble appareil à la Messe devers le Roy.
Quand la messe fut chantée, le Duc de Bourbon qui moult l’aimoit, comme celuy que il: avoit nourry, & duquel il avoit faict noble & bonne nourriture, le prist & le mena devers le Roy, & avec eulx feurent plusieurs autres Seigneurs & Chevaliers qui l’accompagnerent. Devant le Roy se mit à genoulx Boucicaut, & le Roy le receut trés-joyeusement, & le revestit de l’Office de Mareschal, en lui baillant le baston. Et là estoit le Duc de Bourgongne Oncle du Roy, lequel pour luy faire plus grand honneur voulut luy mesme en recevoir le serment. Nonobstant que ce ne soit chose accoustumée que autre le reçoive que le Chancelier de France, qui mesme là estoit present. Là estoit Mre Olivier de Clisson pour lors Connestable de France, & Messire Iean de Vienne Admiral, & grand foison de Baronnie, qui tous dirent que le dict noble Office ne pouvoit estre en autre mieulx employé, & grand joye en eurent, Comme de celuy qui le valoit & qui bien l’avoit desservy. Et ainsi fut faict Boucicaut Mareschal de France. Si faict à noter en cest endroid le grand bien de cestuy Chevalier, lequel, ainsi qu’il est conftenu és histoires des chevaleureux Romains, quand il advenoit que aulcun d’entre eulx estoit veu & apperceu dés son enfance plus que les autres enfans estre enclin en l’amour & poursuite d’armes, en continuant faicts chevaleureux par grande ardeur, tant & si vaillamment que mesmement en jeune aage eust ja faict maintes choses fortes & honnorables, tousjours continuast de mieulx en mieulx, on presumoit & jugeoit-on par tels signes que tels enfans & jouvenceaux seroient en leur droict aage tres-vaillans hommes : Et pour ce les Romains ne laissoient point pour la grande jeunesse d’iceux à les mettre és-grands Offices de la Chevalerie, si comme les faire Ducs, Connetables, & Chevetains de tres-grands osts,nonobstant que l’ordonnance commune ne feut de mettre hommes en tels Offices que ils n’eussent à tout le moins acçomply trente ans : mais ceulx qu’ils veoient advancez en excellence outre le commun cours de nature, ils les advançoient aussi en honneur outre les autres hommes. Et se faisoient-ils affin que ils feussent plus avivez & embrasez en l’amour & ardeur des armes de tant comme plus s’y verroient honnorer. Comme ils feirent de Pompée le tressaillant Chevalier, qui tant avoit ja faict de bien en son enfance & jeunesse, que ils le reputerent digne dés l’aage de vingt deux ans d’estre Consul de Rome, qui estoit Office comme nous dirions Duc & Connestable de la Chevalerie.
A cest exemple, comme il me semble, fut faict le noble jouvencel Boucicaut, lequel tant avoit ja faict de bien par longue continuation dés son enfance toufiours multipliant en vertu & bienfaists, que il feut reputé digne d’estre mis en si noble Office comme de Mareschal de France dés l’aage de vingt-cinq ans[25], qu’il avoit sans plus accomplis, lors, que le Roy le revestit du dict Office. Mais vrayment, nonobstant ce jeune aage ne descheut pas en lui l’honneur de si noble estat. Car la grande bonté, vaillance & vertu, exceda, passa & vainquit tous les mouvemens & inclinations de folle jeunesse. En telle maniére qu’il estoit plus meur en vertu & moeurs, dés l’aage de vingt ans que placeurs ne font à cinquante. En laquelle grâce & meureté à tousjours perseveré & persevere, multiplian en bien, si comme il appert par ses faicts, lesquels en continuant nostre matiere seront declarez cy après.
CHAPITRE XX.
Comment le Mareschal Boucicaut alla avec le Roy à Boulongne au traicté. Et la charge de gens d'armes que le Roy luy bailla après pour aller en plusieursvoyages, & comment il prit le Roc du Sac.
Apres que le Roy, eut estably Boucicaut son Mareschal, il s’en retourna à Paris, & le dict Mareschal avec lui, si fut tout cest hyver à sejour avec le Roy en jeux & esbatemens avec les Dames, qui de sa présence estoyent joyeuses. Car tout ainsi qu’il estoit propice & vaillant en faict d’armes, semblablement estoit tres-avenant & gracieux de toutes choses entre Dames & Damoiselles, & bien y sçavoit son estre, & pour ce estoit tres-aimé & bien venu. Si y avoit adoncques tresves entre François & Anglois, & pour ce un peu plus longuement fut à sejour. Quand veint l’esté d’aprés, durant les dictes tresves le Roy tint un Parlement à Amiens, & avec luy alla son frere le Duc d’Orleans, ses oncles le Duc de Berry, le Duc Bourgongne & le Duc de Bourbon, & autres Seigneurs du sang Royal, & d’autres grand foison, & tous les Capitaines de France, C’est à sçavoir le Connestable de Clisson, le Mareschal de Sancerre, le Mareschal de Boucicaut, l’Admiral de Vienne, & avec ce belle compaignée de Seigneurs, & de Chevaliers & Escuyers.
A Amiens devers leRoy veindrent à parlement les Anglois, C’est à sçavoir le Duc de Lanclaftre (13) à belle compaignée de Seigneurs & de Chevaliers, &d’Escuyers. Et là fut traicté de paix : mais adonc ne la conclurent mie. Si s’en retourna le Roy à Paris, & ne demeura pas moult longuement après, que un maltalent sourdit entre le Roy & le Duc de Bretaigne : parquoy le Roy feit grand mandement & assemblée de gens d’armes, & luy mesme en personne se meut pour aller sur luy. Si ordonna le Roy en celuy voyage au Mareschal de Boucicaut grande charge de gens d’armes, C’est à sçavoir six cent hommes d’armes soubs lui, dont il furent joyeux d’estre soubs tel Capitaine. Et pour le grand amour que les Gentils-hommes avoient à lui, & la grande opinion que ils avoient de sa bonté furent plus d’autres quatre cent hommes d’armes qui oultre la susdicte charge se veindrent mettre soubs luy, & s’en tenoient bien honnorez. Et luy comme très saige Capitaine bien les sçavoit tenir & gouverner, en telle maniére que tous l’aimoient & craignoient. En celuy voyage le Roy bailla le gouvernement de la moiétié du pays de Guyenne au dict Mareschal, & ordonna que quand il auroit faict son emprise du voyage où il alloit, & qu’il retournerait en France, que le Mareschal avec une grande compaignée de gens d’armes s’en iroit en Auvergne mettre le siege devant un tres-bel & fort chastel appellé le Roc du Sac, que les Anglois avoient pris pendant les tresves.
Le Roy à tout ceste belle compaignée de gens d’armes alla jusques au Mans, ne plus outre ne passa, pour maladie qui luy prist (14). Si fut ce voyage rompu ; mais le Mareschal au partir de là obtint le commandement du Roy, & s’en alla au plus tost qu’il peut en Auvergne mettre le siege devant le dict chastel du Roc du Sac. Et si meit son siege en si belle ordonnance que tous l’en louèrent, & que il sembla bien que il estoit ja duit de son mestier. Si fist livrer dur assault au chastel par plusieurs jours, car moult estoit forte place, & là fut faict de moult belles armes. Et au dernier ne peut plus tenir le chastel. Si se rendirent ceulx de dedans au Mareschal. Et fut celle prise moult honnorable : car grande deffence y trouvèrent, par quoy convint de tant plus grand sens & force à en venir à chef.
CHAPITRE XXI.
Comment le Mareschal alla en Guyenne, & les forteresses qu'il y prit.
L’an après que le Mareschal eut prins le Roc du Sac, vindrent nouvelles au Roy que les Anglois avoient pris au susdict pays d’Auvergne une ville appellée le Dompine. Parquoy le Roy ordonna que le Comte d’Eu[26], qui lors estoit fait nouvel Connestable, iroit en Auvergne, &eô Mareschal avec luy, & meneroient mille hommes d’armes pour mettre le siege devant la dicte ville. Si se partirent du Roy le Connestable & le Mareschal à tout leur compaignée, en intention d’executer & mettre à effect ce qui leur estoit commis de par le Roy, Et quand ils feurent arrivez à Limoges, ils sceurent que le Mareschal de Sancerre qui pour lors estoit au pays, avoit délivré par traicté la dicte ville de Dompine, & qu’il en estoit à accord. Et pource le Connestable & le Mareschal, afin que les Anglois eussent honte de plus rompre les tresves, feirent venir devant eulx tous les Capitaines Anglois qui au pays tenoient chasteaux & forteresses, & leur feirent promettre & jurer de loyaument tenir & garder les tresves : & ces choses faictes s’en reveindrent en France. Mais l’an après les Anglois, qui petit ont accoustumé de tenir ce qu’ils promettent, preindrent derechef sus les dictes tresves deux forteresses és marches de Xainctonge & d’Angoulesme, l’une appellée le Cor, & l’autre la Roche. Si les tenoit & gardoit contre le Roy un appellé Parot le Biernois.
Si fut ordonné par le Roy que le Mareschal iroit à tout cinq cent hommes d’armes pour les assieger : mais le Roy luy commanda que ainçois il allast à Bordeaux requerir au Duc de Lanclastre, qui là estoit, qu’il luy feist délivrer icelles forteresses qui sus les tresves avoient esté prises. Ce commandement bien reteint le Mareschal. Si s’en alla à tout sa compaignée droict à Bordeaux, & là trouva le Duc de Lanclastre qui le receut à moult grand honneur, & bonne chere luy feit. Le Mareschal luy feit bien & saigement sa requeste, disant comment ce pouvoir tourner à petit honneur aux Anglois d’ainsi rompre les tresves, & d’aller contre ce qui avoit esté promis & juré, & que il lui feist rendre les forteresses qui sus les convenances & en rompant les dictes tresves avoient esté prises. De ceste chose luy feit honnorable responce le Duc de Lanclastre en luy disant que ce n’avoit esté mie de son consentement, lie que oncques n’en avoit rien sceu. Si luy en promettoit restitution plainiere, & en faire faire telle amende comme il luy plairoit. Si manda tantost à celuy Parot le Biernois que incontinent rendist les forteresses, & amandast les forfaitures, ou il mesme l’iroit asieger. Si feurent tantost rendues les dictes forteresses, & restitué le dommaige. Et le Mareschal demeura toute cette saison au pays, où il se trouvoit souvent en celuy temps de tresves avec les Anglois, qui pour sa valeur moult l’honnoroient. Et là estoit parlé entre eulx souventesfois de maintes armes & faicts de Chevalerie. Si s’en retourna par devers le Roy (15).
CHAPITRE XXII.
Cy commence à parler du voyage de Hongrie, comment le Comte d'Eu admonesta le Mareschal d'y aller.
Apres ces choses.le voyage de Hongrie fut mis sus. Et pour ce que ce fut une entreprise de grand renom, & dont plusieurs gens ont desiré & désirent sçavoir du faict toute la maniére & la pure vérité de la chose, pour cause que en plusieurs maniéres & différemment l’une de l’autre on en devise, me plaist & assez faict à nostre propos que je devise de long en long depuis le commencement jusques à la fin tout le contenu de la vérité d’iceluy voyage, & comment il meut premièrement. Si est à sçavoir que le Comte d’Eu, cousin prochain du Roy de France avoit, comme vaillant Chevalier qu’il estoit & grand voyageur selon son jeune aage, ja est en plusieurs parts avau le monde, en maints honnorables voyages. Entre les autres, avoit esté en Hongrie, & le Mareschal avec luy, si comme cy devant avons compté. Si l’avoit le Roy de Hongrie moult honnoré en son pays, & à luy faict grande amitié & maint signe d’amour. Pour laquelle alliance & affinité, le dict Roy de Hongrie luy manda & fit sçavoir par un Hérault que Bajazet venoit sur luy en son pays à bien quarante mille Sarrasins, dont les dix mille estoyent à cheval, & les trente mille à pied. Si avoit délibéré de leur livrer la bataille. Et pour ce comme tout bon Chrestien & par especial tous vaillans nobles hommes doivent délirer eulx travailler pour la foy Chrestienne, & volontiers & de bon cœur aider à foutenir l’un l’autre contre les mescreans, il luy requeroit son aide, & aussi le prioit que il le feist à sçavoir au Mareschal Boucicaut, en la bonté & vaillance duquel il avoit grande fiance, & ainsi le voulust annoncer à tous bons Chevaliers & Escuyers qui desiroient accroistre leur honneur & leur vaillance. Car moult estoit le voyage honnorable, & aussi avoit grand besoing de leur sesours & aide.
Quand le Comte d’Eu eut ouy ces nouvelles, tantost; il le dict au Mareschal, lequel incontinent & de coeur délibéra d’y aller. Si respondit que au plaisir de Dieu il irait sans faille. Car à ce estoit-il meu pour trois raisons. L’une pour ce que il desiroit plus que autre riens estre en bataille contre Sarrasins. L’autre pour la bonne chere que le Roy de Hongrie luy avoit faicte en son pays. Et la tierce raison estoit pour le grand amour que il avoit à luy qui entreprenoit le voyage, & le plaisir que il avoit d’aller en sa compaignée. Si fut ceste chose tantost espandue par tout, & tant alla avant que le Duc de Bourgongne[27] (a) qui ores est & lors estoit Comte de Nevers en ouyt parler.
Adonc luy qui estoit en fleur de grand jeunesse desirant fuivre la voye que les bons quierent, c’est à sçavoir honneur de Chevalerie, considerant que mieulx ne se pouvoit employer que de donner au service de Dieu sa jeunesse, en travaillant son corps pour l’accroiffement de la foy, desira rnoult d’aller en ceste honnorable besongne. Et tant timonna son pere le Duc de Bourgongne qui lors vivoit, qu’il eut congé d’y aller. De ceste chose alla le bruit partout, & pour ce que adonc estoient tresves en France, pour laquelle cause Chevaliers & Escuyers y estoient peu embesongnez des guerres, desirerent plusieurs jeunes Seigneurs du sang Royal, & autres Barons & nobles hommes à y aller, pour eulx tirer hors de oisiveté, & employer leur temps & leurs forces en faict de Chevalerie. Car bien leur sembloit, & vray estoit, qu’en plus honnorable voyage & plus selon Dieu ne pouvoient aller.
Si fut toute la France esmeue de ceste chose. Et pour les nobles Seigneurs & Barons qui y alloient, à peine estoit Chevalier ne Escuyer qui puissance eust qui n’y desirast aller. Et des principaulx qui furent, de ceste emprise dirons les noms & le nombre des François, Le premier & le chef de tous feut le Comte de Nevers qui près est- Duc de Bourgongne, coufin germain du Roy de France, Monseigneur Henry & Monseigneur Philippes de Bar freres, & cousins germains du Roy, le Comte de la Marche, & le Comte d’Eu Connestable, cousins du Roy. Des Barons le Seigneur de Çoucy, le Mareschal de Boucicaut, le Seigneur de la Trimouille, Messire Iean de Vienne Admiral de France, le Seigneur de Heugueville, & tant d’autres Chevaliers Escuyers, toute fleur de Chevalerie & de noble gent, que ils furent en nombre bien mille du Royaume de France.
Si faict icy à noter le grand couraige & bonne volonté que les vaillans François ont tousjours eu & ont en la noble poursuite d’armes, pour lequel honneur acquérir n’espargnent corps, vie, ne chevance. Car il est à sçavoir que nonobstant qu’ils eussent faict le Comte de Nevers leur chef, si comme raison estoit ; si y alloit chacun à ses propres despens, excepté les Chevaliers & Escuyers qui y alloient soubs les Seigneurs & Barons pour les accompaigner & pour leur estat. Et entre les autres le Mareschal de Boucicaut y mena à ses despens soixante dix Gentils-hommes, dont les quinze estoyent Chevaliers ses parens, C’est à sçavoir Messire le Barrois, Messire Iean & Messire Godemart de Linieres, Messire Regnaud de Chavigny, Messire Robert de Milli, Mre Iean Degreville, & autres, jusques au nombre dessus dict. Et semblablement les autres Seigneurs en menerent, & par especial le Comte de Nevers y mena belle compaignée de Gentils-hommes de l’hostel de son pere & des siens.
CHAPITRE XXIII.
Comment le Comte de Nevers, qui ores est Duc de Bourgongne, voulut aller au voyage de Hongrie, & comment il fut faict Chevetaine de toute la compaignée des François qui là allèrent.
Quand le Comte de Nevers & les autres Seigneurs & Barons eurent tres-bien appresté leur erre, ils prirent congé du Roy, de la Royne & de nos Seigneurs, & de leurs peres & parens. Si croy bien que assez y eut pitié au départir des pleurs & des plaints de leurs prochains, & des meres & femmes, soeurs & parentes. Et n’estoit mie sans cause. Car moult estoit le voyage perilleux comme bien y a paru, & si elles eussent sceu les dures nouvelles qui leur en estoient à venir, je ne croy mie que à de telles y avoit le cœur ne fust party. Si feut piteuse la departie à ceulx qui puis ne retournerent. A tant se meit le Comte de Nevers en voye (16) à toute sa belle compaignée, & tant erra par l’Alemaigne, & puis par Auftriche, qu’il arriva au Royaume de Hongrie. Tantost allèrent les nouvelles au Roy qui estoit adonques en la cité de Bude, comment le Comte de Nevers à tout moult noble compaignée des Seigneurs de la fleur de lys, & d’aultres haults Barons & bonne gent venoit à son aide. De celle nouvelle fut moult joyeux le Roy, & le plus tost qu’il peut veint à l’encontre à tout moult grande compaignée de gent ; car ja avoit faict moult grand amas de gens d’armes, tant d’estrangers comme de ceulx de son pays.
Tant alla le Roy qu’il rencontra le Comte de Nevers. Quand le Roy fut approché de luy moult feit grande reverence au dict Comte & à tous ceulx du sang Royal, & aux autres Barons, &tous receut à grande joye & honneur. Si les mena en sa cité de Bude, où grandement les honnora & aisa de tout ce que il peut. Si n’eurent pas esté là moult de jours à sejour, quand le Roy de Hongrie par la volonté & assentement des Seigneurs François qui fors la bataille ne desiroient, ses ordonnances, & ses gens meit en arroy bien & bel, & comme qu’il affiert en tel cas. Et peu de jours après se meit sur les champs pour aller au devant des Sarrasins, lesquels on luy avoit dict que ils approchoient. Et quand il feut dehors, trouva que nos François & les autres estrangers, & les siens propres qu’il avoit avec luy, montoient bien à cent mille chevaulx. A l’issue du Royaume de Hongrie veindrent au fleuve que on nomme le Danube, si le passerent à navires. Outre celle riviere avoit une grosse ville fermée que ou nommoit Baudins[28], qui se tenoit pour les Turcs ; si la voulurent nos gens assaillir. Devant celle ville feut faict le Comte de Nevers[29] Chevalier, aussi le Comte de la Marche & plusieurs autres. Le lendemain qu’ils feurent arrivez prirent à combattre la dicte ville par grande ordonnance. Mais aussi tost que l’assault feut commencé faillit dehors le Seigneur du pays, lequel estoit Chrestien Grec, & par force avoit esté mis en la subjection des Turcs, & veint rendre luy, la ville & tout son pays au Roy de Hongrie, & luy délivra tous les Turcs qui estoient dedans la forteresse.
CHAPITRE XXIV.
De plusieurs villes que le Roy de Hongrie prist sur les Turcs, par l’aide des bons François & comment le vaillant Mareschal Boucicaut entre les autres bien s'y porta.
Apres que la ville de Baudins eut esté prise comme dict est, se partir de là le Roy de Hongrie à tout son ost, & s’en alla devant une autre ville appellée Raco[30]. Mais si tost que le Comte d’Eu & le Mareschal de Boucicaut sceurent que le Roy avoit délibéré d’aller là, ils feirent une emprise pour y estre des premiers. Si allèrent avec eulx plusieurs grands Seigneurs, c?est à sçavoir Messire Philippes de Bar, le Comte de la Marche, le Seigneur de Coucy, le Séneschal d’Eu. & plusieurs autres, & chevaucherent toute nuiânant qu’ils y feurent le matin. Mais si tost que les ennemis les veirent approcher, ils issirent dehors en grand quantité pour aller rompre un pont gisant qui estoit par dessus un grand fossé, qui deffendoit que nul ne peust venir près des murs ny de la closture de la dicte ville. Et estoit celuy fossé si très-profond que en nulle manière on ne le pouvoit passer fors par sus iceluy pont. Si arrivèrent là nos gens qui se hastoient d’aller avant que les Sarrasins peussent estre à temps à despecer le pont. Si s’entrecoururent sus en celle place, & nos gens les envahirent de grand vigueur, qui moult y feirent de belles armes. Car les Sarrasins taschoient tousjours à venir rompre le pont, & avoient faict une telle ordonnance, que tandis que une partie d’entre eulx maintiendroit la bataille, les autres iroient despecer le dict pont : mais, tout ne leur valut rien. Car le vaillant Mareschal demanda au Comte d’Eu, pour ce que il estoit premier chef d’icelle emprise, la garde du dict pont, qui forte chose estoit à garder, & difficile pour la grande quantité de Sarrasins qui tousjours y arrivoient, & il luy bailla. Si le garda si vaillamment luy & ses gens que Sarrasins n’eurent pouvoir d’en approcher, & moult y feit le Mareschal de belles armes par plusieurs fois. Car souvent repoussoit les Sarrasins par vive force dedans, leur ville, & puis derechef ils issoient dehors. Mais il leur estoit derechef à l’encontre, par telle vertu que ils ne pouvoient souffrir sa bataille, & r’aller les en convenoit. Et à bref parler de ce que il feit là endroict, sans faille tellement y ouvra que il monstra bien, & comme autres fois avoit faict, que il estoit un tres-vaillant & esprouvé Chevalier. Le Comte d’Eu & les autres Barons François qui avec luy estoient, qui se combatoient à l’autre partie des Sarrasins comme dict est, tant y feirent & tant y chappelerent, & tant bien s’y portèrent que par force rebouterent les Sarrasins en leur ville & moult en occirent. Celle journée arriva le Roy de Hongrie à tout son ost celle part, & tantost prist à mettre ses gens en ordonnance pour assaillir la ville.
Quand le Mareschal Boucicaut veid ce, il envoya tantost de ses gens en un lieu près d’illec, où il y avoit de beaux arbres, & feit faire deux grandes eschelles quand il veid la grand flotte des gens d’armes venir pour aller assaillir la ville, adonc dit-il à ses gens, Certes, dit-il, grand honte nous seroit si autres gens passoient ce pont devant nous qui l'avons eu en garde. Or fus mes tres-chers compaignons & amis, faisons tant en cette besongne que il soit renom de nous. A tant sans plus dire se meit devant, & tous ses gens le suivirent de bonne volonté : & s’alla mettre au plus près du mur, & là furent apportées les eschelles que il ayoit faict faire. Si commençea l’assault luy & les siens avant que autres gens y veinssent. Si veissiez là faire merveilles d’armes : car la grande hardiesse que ces bonnes gens prenoient és biens faicts de leur conduiseur les faisoit abandonner comme lyons, & pour la grande ardeur que ils avoient de monter contre mont les murs, ils chargeoient tant les eschelles que à peu ne brisoient. Si estoit la bataille là moult grande de ceulx de dehors qui estrivoient à monter sur les murs, & de ceulx de dedans qui leur chalangoient vigoureusement. Si s’entrelançoient de merveilleux coups, dont moult y en avoit de morts & d’affolez d’un costé & d’autre : toutesfois feirent tant Sarrasins que ils froisserent une des eschelles des grands fais des pierres que ils lançoient contre val. Et sur l’autre fut monté Hugues de Chevenon qui portoit le panon du Mareschal, qui moult vigoureusement se combatit. Mais tant le presserent les Sarrasins que ils luy arracherent le dict panon d’entre les poings, & à la fin renverserent luy & l’eschelle contreval, où il fust moult froisse : mais tost y eut qui le tira hors de la presse.
Si fut là l’assault grand & merveilleux. Ia y estoient arrivez les autres François, & le Roy de Hongrie à tout son grand ost. Si dura ainsi tout le jour jusques à ce que la nuict les départit. Et si le Mareschal y avoit esté des premiers, aussi feut-il des derniers retraits. Et tant y feit d’armes celle journée, que de luy & de son faict feurent grandes & honnorables nouvelles, & aussi de ses bonnes gens qui tant bien s’y portèrent, que nulles gens mieulx ne peussent. Mais nonobstant que le bon Mareschal & ses gens feussent si foulez que à peu n’en pouvoient plus, ne cuidez mie que pourtant s’allassent reposer ; ains quand tous furent passez se teint à garder le susdict pont que les ennemis ne le veinssent despecer. Et si croyez fermement, vous qui ce oyez, que nul n’avoit envie de luy oster cest office, ny de prendre la garde du dict pont. Le lendemain que nos gens cuiderent retourner à l’assault, ceulx qui estoient dedans, qui estoient la plus grande partie Chrestiens Grecs, veirent bien que nonobstant que fust leur ville moult forte, que ils ne se pourroient au dernier garder, se rendirent au Roy de Hongrie sauves leurs vies & leurs biens. Et le Roy, qui eut conseil que le mieulx estoit de les y prendre que ce que il meist plus en péril ses gens, & aussi veu que ils estoient Chrestiens, les receut à cette convenance. Si feut estably le Mareschal pour les garder que nulle offense ne leur feust faicte. Si entra dedans la ville à tout ses gens, & si bien feit son debvoir de les garder que rien, ne leur fut meffaict. Et iceulx Chrestiens baillerent tous les Turcs qui estoient dedans au .Roy de Hongrie, qui tous les feit mourir.
Celle chose achevée, se partit le Roy pour aller mettre le siege devant Nicopoli[31], qui est une moult forte ville, & en allant à ce siege, le Mareschal, qui le cœur n’avoit autre chose fors à toujours grever les Sarrasins, sçavoir par ses espies les embusches & les retraits, où Sarrasins par routes & par troupeaux repairoient, & se mettoient en embusches pour cuider courir sus aux nostres. Mais le vaillant Mareschal, par son sens & par son aguet, leur estoit sur le col avant que ils s’en donnassent de garde, & par telle maniére leur porta de grands dommaiges par plusieurs fois, & moult en occirent luy & les siens. Et semblablement feit le Comte d’Eu & nos autres Barons François, qui tant bien feirent tous jusques alors, & tant monstrerent leurs poroüesses, que le Roy de Hongrie & tous ceulx de la partie en estoient d’autant enhardis, leur en estoit creu le couraige, que ils ne doubtoient tout le monde. Helas! si fortune ne leur eust nuit, bien pourroient encores bénir l’heure & le jour que telle noble compaignée de François leur estoit venue. Mais, comme fortune est souvent coustumiere de nuire aux bons & aux vaillans, sembla que elle eust envie du grand bien & de l’excellente vaillance qui estoit en eulx. Hé qui est-ce qui se puisse garder de male fortune quand elle veut courir sus & nuire à qui que ce soit ?
(Le reste de ce Chapitre est une inutile déclamation de Rhéteur contre l’inconstance de la fortune.)
CHAPITRE XXV.
De la fiere bataille que on dict de Hongrie, qui feut des Chrestiens contre les Turcs.
Quand le Roy de Hongrie avec son ost feut arrivé devant la ville de Nicopoli, il se logea par grande ordonnance, & tantost feit commencer deux belles mines par dessoubs terre, lesquelles feurent faictes & menées jusques à la muraille de la ville. Et feurent si larges que trois hommes d’armes pouvoient combatre tout d’un front. Si demeura à celuy siege bien quinze jours. En ces entrefaictes les Turcs ne muserent mie : ains feirent tres grand appareil pour courir sus au Roy de Hongrie. Mais ce feut si celément que oncques le Roy n’en sceut rien. Et ne sçay s’il y eut trahison en ses espies, ou comment il en alla : car combien que il eust estably assez de gens pour bien prendre garde au dessein des Sarrasins, n’en avoit-on ouy nouvelles jusques à celuy quinziesme jour que il avoit esté au siege, pour laquelle cause ne se donnoit d’eulx nulle garde.
Quand veint le seiziesme jour jusques à l’heure de disner, veindrent messaiges batans au Roy dire que Bajazet avec ses Turcs estoit à merveilleusement grande armée si près d’illec, que à peine seroient jamais à temps armé son ost & ses batailles mises en ordonnance. Quand le Roy qui estoit en son logis ouyt ces nouvelles, il feut moult esbahy. Si manda hastivement par les logis que chascun s’armait & saillist hors des logis. Si pouvez sçavoir que en peu d’heure feut cet ost moult esmeu. Chascun y courut aux armes qui mieulx mieulx, la estoit le Roy aux champs quand on veint dire au Comte de Nevers qui seoit à table, & aux François, que les Turcs estoyent au plus prés de là, & que le Roy estoit tout hors des logis en plains champs en ordonnance pour livrer la bataille. De ce se debvoient tenir aulcunement mal contents le Comte de Nevers & les Seigneurs François que plus tost ne leur avoit le Roy mandé mais encores me doubte que il leur face plus mauvais tour. Celle nouvelle oüye tantost saillit le Comte de Nevers & les siens en pieds, & vistement s’armèrent. Si montèrent à cheval & se meirent en tres-belle ordonnance, & ainsi allèrent devers le Roy que ils trouvèrent ja en tres-belle bataille & bien ordonnée, & ja pouvoient veoir devant eulx les bannieres de leurs ennemis.
Et est à sçavoir sur ce pas, cy, que sauve la grâce des diseurs qui ont dict & rapporté du faict de la bataille, que nos gens y fuirent, & allèrent comme bestes sans ordonnance, puis dix, puis douze, puis vingt, & que par ce feurent occis par troupeaux au feur qu’ils venoient, que ce n’est mie vray. Car comme ont rapporté à moy qui après; leurs relations l’ay escript, des plus notables en vaillance & Chevaliers qui y feussent, qui font dignes de croire, le Comte de Nevers & tous les Seigneurs & Barons François, avec tous les François que ils avoient menez, arrivèrent devers le Roy tout à temps pour eulx mettre en tres-belle ordonnance, laquelle chose ils feirent si bien & si bel que à tel cas appartient. Et la banniere de nostre Dame que les François ont accoustumé de porter en bataille, bailla le Comte a porter à Messire Iean de Vienne Admiral de France, pour ce que il estoit le plus vaillant d’entre eulx, & qui plus avoit veu : & feut mis au milieu d’entr’eulx comme il debvoit estre. Et de toutes choses très-bien s’habillèrent comme faire on doibt en tel cas. Les Turcs d’autre part ordonnèrent leurs batailles, & se meirent en tres-belle ordonnance à pied & à cheval : & feirent une telle cautele pour decevoir nos gens. Tout premièrement une grande tourbe de Turcs qui à cheval estoient se meirent en une grand bataille tout devant leurs gens de pied, & derriere ces gens à cheval, entre eulx & ceulx de pied, feirent planter grande foison de pieux aigus que ils avoient faict apprester pour ce faire. Et estoyent ces pieux plantez en biaisant, les pointes tournées devers nos si hault que ils pouvoient aller jusques ventre des chevaux.
Quand ils eurent faict cest exploict, ou ils- ne meirent pas grand piece ; car assez, avoienr ordonné gens qui de les ficher s’entremettoient, nos gens qui le petit pas serrez ensemble alloient vers eulx estoient ja approchez. Quand les Sarrasins les veirent assez prés, adonc toute celle bataille de gens à cheval se tourna serrée ensemble comme si c’eust esté une nuée derriere ces pieux, & derriere leurs gens de pied que ils avoient ordonnez en deux belles batailles si loing l’une de l’autre que ils meirent une bataille de gens à cheval, entre les deux de pied, en laquelle pouvoir avoir environ trente mille archers. Quand nos gens furent approchez d’eulx, & qu’ils cuiderent aller assembler, adonc commencèrent les Sarrasins à traire vers eulx par si grand randon, & si drument, que oncques gresil ne goute de pluye ne cheurent plus espoissément du ciel, que là cheoient flesches, qui en peu d’heure occirent hommes & chevaux à grand foison.
Quand les Hongres qui communément, si comme on dict, ne sont pas gens arrestez en bataille, & ne sçavent grever leurs ennemis, si n’est à cheval traire de l’arc devant & derriere tousjours en fuyant, veirent ceste entrée de bataille, pour peur du traict commencerent une grande partie d’eulx à reculer, & eulx traire en sus comme lasches & faillis que ils feurent. Mais le bon Mareschal de France Boucicaut, qui ne veoid mie derriere luy la lascheté de ceulx qui se retrayoient, ce qu’il n’eust cuidé en piece, ny aussi ne veoid pas devant eulx & au plus près les pieux aigus qui là malicieusement estoient plantez, va dire & conseiller comme preux & hardy qu’il estoit, Beaux Seigneurs, dit-il, que faisons-nous icy, nous lairrons nous en ceste maniére larder & occire laschement ? Et: sans plus faire assemblons vistement à eulx, & les requérons hardiment & nous hastions, & ainsi escheverons le trait de leurs arcs.
A ce conseil se teint le Comte de Nevers à tout ses François, & tantost pour assembler aux Sarrasins frappèrent avant & se embatirent incontinent entrées pieux dessus dicts qui fort estoyent roides & aigus, si qu’ils entroient és pances des chevaux, & moult occirent & mehaignerent des hommes, qui des chevaux cheoient.
Si feurent là nos gens moult empestrez, & toutes-fois passerent oultre. Mais ores oyez la grande mauvaistié, felonnie & lascheté des Hongres, dont le reproche sera à eulx à tousjours. Si tost qu’ils veirent nos gens enchevestrez és pieux, & que traict ne autre chose ne les gardoit que ils n’allassent courir sus aux Turcs, adonc tout ainsi que nostre Seigneur feut delaissé de sa gent si tost qu’il feut és mains de ses ennemis, ne plus ne moins tournèrent les Hongres le dos & prirent à fuir. Si qu’il ne demeura oncques avec nos gens de tous les Hongres fors un grand Seigneur du pays que on appelle le grand Comte de Hongrie & ses gens, & les autres estrangers qui estoient venus de divers pays pour estre à la bataille. Mais peu estoient contre si grande quantité. Mais ne croyez que pourtant ils reculassent ne gauchissent, ains tout ainsi comme le sanglier quand il eit atainct, plus se fiche avant tant plus se sent envahy, tout ainsi nos vaillans François vainquirent la force des pieux & de tout & passerent oultre comme courageux & bons combatans. Ha ! noble contrée de François, ce n’est mie de maintenant que tes vaillans champions se monstrent hardis & fiers entre toutes les nations du monde. Car bien l’ont de coustume dés leur premier commencement. Comme il appert par toutes les Histoires qui des faicts de batailles, où François ayent esté, font mention & mesmement celle des Romains & maintes autres qui certifient par les espreuves de leurs grands faicts que nulles gens du monde ontcques ne feurent trouvez plus hardis ne mieulx combatans, plus constans ne plus chevalereux que les François. Et peu trouve l’on de batailles où ils ayent esté vaincus que ce n’ait esté par trahison, ou par la faute de leurs Chevetains & par ceulx qui les debvoient conduire. Et encores osay-je plus dire de eulx, que quand il advient que ils ne s’employent en faicts de guerre & que ils sont à sejour que ce n’est mie leur coulpe : ains est la faulte de ceulx à qui appartiendroit à les embesongner. Si est dommaige quand il advient que gent tant chevaleureuse n’ont chefs selon leur vaillance & hardiesse. Car choses merveilleuses feroient.
Mais à revenir à mon propos, les nobles François, comme ceulx qui estoient comme enragez de la perte que ja avoient l’aide de leurs gens, tant du traict des Sarrasins, comme à cause des pieux, leur coururent fus par si grand vertu & hardiesse que tous les espouventerent Si ne fault mie à parler comment ils ferirent sur eulx. Car oncques sanglier escumant ny loup enragé plus fierement ne se abandonna.
Là feut entre les autres vaillans le preux Mareschal de France Boucicaut qui se fichoit és plus drus, & s’il eut deuil bien leur demonstroit. Car sans faille tant y faisoit d’armes que tous s’en esmerveilloient, & si durement s’y conteint, & tant y feit de Chevalerie & d’armes diverses, que ceulx qui le veirent dient encores que l’on ne veid oncques nul Chevalier ny autre quel qu’il feust faire plus de bien & de vaillances pour un jour que il feit à celle journée. Aussi feit bien le noble Comte de Nevers, qui chef estoit des bons François, qui tant bien s’y portoit que à tous les siens donnoit exemple de bien faire. Le vaillant Comte d’Eu ne s’y faignoit mie, ains departoit les grands presses avant & arriére. Si faisoient les nobles freres de Bar, qui de leur jeunesse qui encores grande estoit, moult s’y conteindrent vaillamment. Et le Comte de la Marche, qui le plus jeune estoit de tous ne encores n’avoit barbe, y combatoit tant asseurément que tous l’en priserent. Là estoit le vaillant Seigneur de Coucy, Chevalier esprouvé, qui toute sa vie n’avoit finé d’armes suivre, & moult estoit de grand vertu. Si demonstroit là sa prouesse, & bien besoing en estoit, car Sarrasins à grand massues de cuivre que ils portent en bataille, & à gisarmes, souvent luy estoyent sur le col. Mais leur collées cher leur faisoit achepter. Car luy qui estoit grand & corsu, & de grand force, leur lançoit si tres-grands coups que tous les destranchoit. Le chevaleureux Admiral de France restoit d’autre part, qui n’en faisoit mie moins. Le Seigneur de la Trimouille qui à merveilles estoit beau Chevalier, vaillant & bon, faisoit souvent Sarrasins tirer en sus. Iceulx Barons & esprouvez Chevaliers, & de grand vertu, reconfortoient & donnoient hardiesse de faict & de parole aux nobles jouvenceaux de la fleur de lys qui là se combatoient non mie comme enfans, mais comme si ce fenssent très-endurcis Chevaliers. Et besoing leur en estoit. Car tousjours croissoit sur eulx la presse & la foule.
Les autres vaillans Chevaliers & Escuyers François tant bien s’y portèrent que oncques nulles gens mieulx ne le feirent. Si feit le grand Comte de Hongrie & tous les siens, à qui moult desplaisoit de la laide & honteuse departie que les Hongres, avoient faicte, aussi moult s’y efforcerent tous les autres estrangers. Helas ! mais que leur valait ce? Une poignée de gens estoient contre tant de milliers. Car si peu estoient que ils ne pouvoient occuper fors seulement le front de l’une des susdictes batailles, où il y avoit de gens plus de trois contre un d’eulx. Et toutesfois par leur tres-grand force, vaillance & hardiesse, desconfirent icelle premiere bataille, où moult en occirent. Pour laquelle chose Bajazet feut tellement espouventé que luy ne sa grand bataille de cheval n’oserent assaillir les nostres, ains s’enfuyoit tant qu’il pouvoit luy & les siens, quand on luy alla dire que les François n’estoient que un petit de gens qui là ainsi se combatoient, & n’avoient aide de nuls, car le Roy de Hongrie à toute sa gent s’en estoit fuy & les avoit laissez, si feroit grand honte à luy d’ainsi fuir à tout si grand ost devant une poignée de gens.
Quand Bajazet oüit ce, adonc retourna à tout moult grande quantité de gens qui frais estoient & reposez. Si coururent fus à nos gens, qui ja estoient foulez, navrez, lassez, & n’estoit mie de merveilles. Quand le bon Mareschal veid celle envahie, & que ceulx qui les debvoient secourir les avoient delaissé, & que si peu estoient entre tant d’ennemis, adonc cogneut bien que impossible estoit de pouvoir resister contre, si grand ost, qu’il convenait que le meschef tournait sur eulx. Lors feut comme tout forcené, & dict en luy mesme que puisque mourir avec les autres luy convenoit que il vendroit chere à celle chiennaille sa mort. Si fiert le destrier des esperons, & s’abandonne de toute sa vertu au plus dru de la bataille, & à tout la tranchante espée que il tenoit fiere à dextre & à senestre si grandes collées que tout abatoit de ce qu’il atteignoit devant soy. Et tant alla ainsi faisant devant luy que tous les plus hardis le redouterent & se prirent à destourner de sa voye : mais pourtant ne laisserent de luy lancer dards & espées ceulx qui approcher ne l’osoient, & luy comme vigoureux bien se sçavoit deffendre. Si vous poignoit ce destrier qui estoit grand & fort, & qui bien & bel estoit armé au milieu de la presse, par tel randon qu’à son encontre les alloit abatant.
Et tant alla ainsi faisant tousjours avant, qui est une merveilleuse chose à racompter, & toutesfois elle est vraye, comme tesmoignent ceulx qui le veirent, que il transpercea toutes les batailles des Sarrasins, & puis retourna arriére parmy eulx à ses compaignons. Ha Dieu quel Chevalier ! Dieu luy sauve sa vertu. Dommaige sera quand vie luy faudra. Mais ne fera mie encores, car Dieu le gardera. Ainsi se combatirent nos gens tant que force leur peut durer. Ha quelle pitié de tant noble compaignée, si esprouvée gent, si chevaleureuse, & si excellente en armes, qui ne peut avoir secours de nulle part, ains cheurent en la gueule de leurs ennemis, si comme est le fer sur l’enclume. Car tous les environnèrent & envahirent de toutes parts si mortellement que plus ne se peurent deffendre.
Et qu’elle merveille ! Car plus de vingt Sarrasins estoyent contre un Chrestien. Et toutesfois en occirent nos gens plus de vingt mille: mais au dernier plus ne peurent forçoyer. Ha quel dommaige & quelle pitié ! Ne deust-on pendre les desloyaux Chrestiens qui ainsi faulcement les abandonnèrent? Que male honte leur puisse venir : car si de bonne volonté eustent aidé aux vaillans François & à ceulx de leur compaignée, il n’y feust demeuré Bajazet ny Turc que tout n’eust esté mort & pris, qui grand bien eust esté pour la Chrestienté. Si feurent là morts & occis de ceste chiennaille la plus grande partie des Chrestiens; & des Barons le Seigneur de Coucy, dont moult feut grand domaaige. Car vaillant Chevalier, saige & eiprouvé estoit.
Aussi feut l’Admiral (17) & maints autres. Mais nos Seigneurs du sang de France, & la plus grande partie; des Barons, & plusieurs Chevaliers & Escuyers feurent retenus prisonniers, qui avant ce moult vigoureusement se combatirent[32]. Entre lesquels le Mareschal, lequel comme celuy qui tenoit sa vie pour perdue, & cher la vouloit vendre avoit faict entour luy à force de coups si grand cerne de morts & d’abatus que nul ne l’osoit approcher pour le prendre. Car comme lyon forcené qui rien ne redoubte sembloit que il feust entre eulx. Pour laquelle chose moult y eurent grand peine, & plusieurs des Sarrasins y conveint mourir avant qu’il peust estre pris: mais au dernier tant le presserent qu’à force avec les autres l’emmenerent.
CHAPITRE XXVI.
De la grand pitié du martyre que on faisoit des Chresiens devant Bajazet, & comment le Mareschal fut respité de mort»
Le lendemain de la douloureuse bataille de rechef fut la tres-grande pitié. Car Bajazet seant en un pavillon emmy les champs y feit amener devant soy le Comte de Nevers & ceulx de son lignaige, avec tous les autres Barons François & les Chevaliers & Escuyers, qui estoient demeurez de l’occision de la bataille Là estoit grand pitié à veoir ces nobles Seigneurs, jeunes jouvenceaux, de si hault sang comme de la noble lignée Royale de France, amener liez de cordes estroitement, tous desarmez en leurs petits pourpoints par ces chiens Sarrasins, laids & horribles, qui les tenaient durement devant ce tyran ennemy de la foy qui là seoit. Si sceut par bons truchemens & par certaine information que le Comte de Nevers estoit fils de fils de Roy de France & cousin germain, & que son pere estoit Duc de grande puisssance & richesse, & que les enfans de Bar, le Comte d?Eu & le Comte de la Marche estoyent d’iceluy mesme sang parens prochains du Roy de France. Si se pensa bien que pour les garder auroit d’eulx grand tresor & finance : & pource délibéra que iceulx & aucuns autres des plus grands Barons il ne feroit pas mourir ; mais il les faisoit là tenir assis à terre devant luy. Helas ! tantost après feit commencer le dur sacrifice : car devant luy faisoit les nobles Barons, Chevaliers & Escuyers Chrestiens tous nuds, & puis tout ainsi que l’on peint par les parois le Roy Herode assis en chaire, & les Innocens que l’on destranche devant luy, estoient là destranchez nos feaulx Chrestiens à tous grands gisarmes jpar ces mastins Sarrasins en la présence du Comte de Nevers, à ses yeux voyans. Si pouvez sçavoir, vous qui ce oyez, si grand douleur avoit au cœur, luy qui est un tres-bon & bénin Seigneur, & si grand mal luy faisoit d’ainsi veoir martirer ses bons & loyaux compaignons & ses gens, qui tant luy avoient esté feaulx, & qui si preux par excellence, estoient.
Certes je croy que tant luy en douloit le cœur que il voulust à celle mort estre de leur compaignée. Et ainsi l’un après l’autre on les menoit au martyre, ainsi comme jadis on faisait les benoists martyrs, & là on les frappait horriblement de grands cousteaux par testes, par poitrines & par espaules, que on leur abatoit jus sans nulle pitié. Si peult-on sçavoir à quels piteux visaiges estoient menez à cette piteuse procession : car tout ainsi que le boucher traisné l’aigneau au lieu de sa mort, estoient là menez sans nul mot sonner pour occire devant le tyran les bons Chrestiens (18). Mais nonobstant que ceste mort feut moult dure, & le cas tres-piteux, toutesfois tout bon Chrestien doibt tenir que très-heureux feurent & de bonne heure nez de telle mort recevoir car une fois leur convenoit mourir, .& Dieu leur donna la grâce que ils moururent de plus saincte & digne mort que Chrestien puisse mourir, selon que nous tenons en notre foy, qui est pour l’exaussement de la foy Chrestienne, & estre accompaignez avece les benoists martyrs, qui sont les plus heureux de tous les Ordres des autres Saincts de Paradis. Si n’est mie doubte que s’ils le receurent en bon gré » que ils font Saincts en Paradis. A icelle piteuse procession feut mené le Mareschal de France Boucicaut tout nud, fors de ses petits draps. Mais Dieu qui voulut garder son servant pour le bien qu’il debvoit faire le temps à venir, tant en vengeant sur Sarrasins la mort de cette glorieuse compaignée, comme des autres grans biens qui par son bon sens & à cause de luy debvoient advenir feit que le Comte de Nevers sur le poinct que on vouloir ferir sur luy, le va regarder moult piteusement, & le Mareschal luy.
Adonc prist merveilleusement à douloir le cœur au dict Comte de la mort de si vaillant homme, & luy souvint du grand bien, de la prouesse, loyauté & vaillance qui estoit en luy. Si l’advisa Dieu tout soubdainement de joindre les deux doigts ensemble de ses deux mains en regardant Bajazet, & feit signe qu’il luy estoit comme son propre frere, & qu’il le respitast : lequel ligne Bajazet entendit tantost, & le feit laisser. Quand cette dure execution feut parfaicte, & que tout le champ estoit jonché des corps des benoists Martyrs, tant de François comme d’autres gens de diverses contrées, le maudit Bajazet se leva de là, & ordonna que le Mareschal qui de mort avoit esté respité feust mené en prison en une grande bonne ville deTurquie, appellée Burse. Si feut faict son commandement, & là fut tenu jusques à la venue du dict Bajazet,
CHAPITRE XXVII
Comment les nouvelles veindrent en France de la dure desconfiture de nos gens.
Apres cette mortelle desconfiture, fut la grand pitié des Chrestiens François & autres qui estoient là allez pour servir le Comte de Nevers & les autres Seigneurs, Chevaliers & Escuyers, si comme Chappellains, Clercs, varlets, paiges, & aultres gens qui ne s’armoient mie, & mesmement d’aulcuns Gentils-hommes qui eschapperent de la bataille. Si n’estoit pas petit l’esbahissement de eulx trouver en tel party sans chef, entre les mains des Sarrasins. Si estoient comme brebis esparses sans Pasteur entre les loups. Adonc prist à fuir qui fuir peut hastivement au fleuve du Danube à refuge, comme si ce feust lieu de leur sauvement, comme gent esperdue, & que peur de mort chasspit de péril en aultre. Là se ficherent és bateaux que ils trouvèrent, qui premier y peut veni, mais tant les chargeoient que à peu n’enfondroient, & que tous ne perissoient ensemble. Les autres qui advenir n’y pouvoient, despouilloient leurs draps, & à nager se mettoient ; mais, la plus grand part en périt, pour ce que trop est ceste riviere large & courante. Si ne leur pouvoit durer haleine tant que ils feussent-arrivez : & des noyez en y eut sans nombre. De ceulx qui eschapperent en reveint en France aulcuns Gentils-hommes & autres qui rapportèrent les douloureuses nouvelles. Et aussi les propres messaigers que le Comte de Nevers envoya au Duc de Bourgongne son père, & les aultres Seigneurs aussi à leurs peres & parens.
Quand ces nouvelles furent sceues & publiées, nul ne pourroit deviser le grand deuil qui fut mené en France, tant-du Duc de Bourgongne qui de son fils se doubtoit que pour argent ne le peust r’avoir, & qu’on le feist mourir : comme des autres peres, mères, parens, & parentes des autres Seigneurs, Chevalliers, & Escuyers qui morts y estoient. Et commencea le dueil grand partout le Royaume de France de ceulx à qui il touchoit, & mesmement generalement chascun plaignoit la noble Chevalerie qui estoit comme la fleur de France qui perie y estoit. Le Duc de Bourgongne avec le dueil qu’il menoit pour la doubte de son fils, moult plaignoit piteusement & regretoit ses bons nourris Geutils-hommes qui morts estoient en la compaignée de son dict fils. Le Duc de Bar grand deuil demenoit pour ses enfans & faire le debvoit, car oncques puis ne les: veid ; les meres en estoient comme hors du sens. Mais aux piteux regrets de leurs femmes, nul autre ne se compare. La Comtesse de Nevers, la bonne preude femme, qui de grand amour aime son Seigneur, à peu que le cœur ne luy partoit : mais, aucune esperance pouvoit avoir, du retour. N’eut pas moins de deuil la saige & vaillante dame la Comtesse d’Eu fille du Duc de Berry, rien ne la pouvoit réconforter : car quoy que on luy dist, le cœur luy disoit que plus ne verroit son Seigneur ; laquelle chose advint, dont deuili pensa mourir quand elle sceut son trespas. La belle & bonne Baronesse de Coucy tant plora & plaignit la mort de son bon Seigneur, que à peu que cœur & vie ne luy partoit, ne oncques puis qui que l’ait requise, marier ne se voulut, ne celuy deuil de son cœur ne partit. La fille au Seigneur de Coucy qui perdu y avoit son pere & son mary Messire Henry de Bar, dont elle avoit deux beaux fils, avoit cause de deuil avoir, & croy bien que elle n’y faillit mie, & tant d’autres Dames & Damoiselles du Royaume de France, que grand pitié estoit d’ouir leurs, plaintes & regrets, lesquels ne sont mie à plusieurs d’elles, quoy que il y ait ja grand piece, encores finis, ne à leur vie croy que ils ne finiront. Car le cœur qui bien aime de leger pas n’oublie, Si firent tous Nosseigneurs faire le Service solemnelemenent en leurs Chappelles pour les bons Seigneurs, Chevaliers & Escuyers, & tous les Chrestiens qui là estoient morts. Le Roy en feit faire le solemnel service à nostre Dame de Paris, où il fut & tous Nosseigneurs avec luy. Et estoit grand pitié à ouïr les cloches donner de par toutes les Eglises de Paris, où l’on chantoit & faisoit prieres pour eulx, & chascun à larmes & plaintes s’en alloit priant. Mais peult bien estre que mieulx eussions besoing que ils priassent pour nous, comme ceulx qui sont, si Dieu plaist, Saincts en Paradis. Le Duc de Bourgongne au plus tost qu’il peut envoya ses messaigers devers Bajazet à tout moult riches & beaux presens, & aussi feit le Roy de France & les aultres Seigneurs, en le priant de: mettre à rançon tost & briefvement les prisonniers, & que ils n’eussent par luy mal ne grevance : mais comme le chemin soit long ne feurent pas les messaigers si tost arrivez, & moult, ennuye à qui attend. Mais à tant de ce me tairay, & retourneray aux dicts prisonniers.
Comment le Comte de Nevers fut emmené prisonnier à Burse, & plusieurs autres Barons. Et de la rançon que on envoya à Bajazet, & du bienfaict du Mareschal.
Peu de jours après la dicte desconfiture, alla Bajazet à la ville de Burse, & mena avec luy le Comte de Nevers & les autres prisonniers. Si les feit mettre en bonne forte prison, & bien les feit garder. Quand ils eurent là esté un espace de temps, où ils avoient moult de mesaises, le Comte de Nevers se conseilla avec les siens. Si délibéra par leur conseil que bon feroit que il envoyast devers Bajazet sçavoir s’il les vouldroit faire mettre à rançon. Pour faire ceste Ambassade fut ordonné le Mareschal & le Seigneur de la Trimouille. Si firent tant que ils furent mis hors de la prison, & allèrent par fournir leur messaige devers Bajazet; mais en ce perdirent leurs pas, car pour chose que ils sceussent dire, ne faire, n’y voulut entendre. Et quand ils furent retournez, & eurent rapporté ce qu’ils avoient trouvé, leur ordonna le Comte de Nevers que ils retournassent derechef devers Bajazet, & de par luy le priaient chèrement que il les voulust mettre seulement eulx deux à rançon, à celle fin qu’il les peut envoyer pour chasser finance pour luy & pour sa compaignée, car grand besoing en avoient.
Si retournerent les deux dessus dicts devers Bajazet, & luy feirent la requeste du Comte de Nevers ; laquelle chose il octroya assez volontiers, & les meit à rançon, & leur donna congé d’aller là où il leur plairoit par saufconduict. Quand ils furent retournez, le Comte de Nevers & sa campaignée eurent grand joye de leur délivrance, & tantost leur ordonna où ils iroient pourchasser finance. Si s’appressérent le plustost que ils peuvent, & partirent pour aller à Rhodes. Quand ils furent là arrivez, maladie tantost print au Seigneur de la Trimouille[33], (19) de laquelle il mourut dans peu de jours, dont il pesa moult au Mareschal, qui avoit faict tout son pouvoir de sa guairison, & moult avoit esté de luy soigneux, & le feist ensepvelir le plus honnorablement qu’il peut. Et quand ce fut faict, il arma deux galées & s’en veint à Metelin, & là parla au Seigneur de Metelin, & le pria de par le Comte de Nevers & de par les autres Seigneurs que il les voulust secourir de certaine finance, & que bonne seureté luy en seroit faicte. De ceste chose feit si grande diligence le bon loyal Mareschal, & tant y meit peine, & si gracieusement & tant saigement parla au dict Seigneur de Metelin que il eut de luy & d’autres riches marchans du pays jusques à la somme de bien trente mille francs, duquel argent luy-mesme se obligea tres-estroitement.
Quand il eut ainsi faict sa finance il s’en retourna hastivement devers le Comte de Nevers & sa compaignée, qui furent moult esjouis & reconfortez de sa venue & de la finance que il leur avoit apportée, dont grand besoing avoient. Et puis se partit d’eulx & alla devers Bajazet payer la rançon à quoy il l’avoit mis, & fut quitte de sa prison, & s’en pouvoit aller où il luy plaisoit. Mais ne cuidez mie que pourtant le très-loyal Chevalier abandonnait ne laissast le bon Comte de Nevers, ne sa compaignée : ains se r’alla bouter avec eulx en prison tout aussi gayement que si prisonnier feust, de laquelle chose moult luy sceurent bon gré. Et luy dit le Comte de Nevers telles paroles : Mareschal ! de quel couraige vous venez vous mettre derechef en cestie dure & maudite prison, quand vous vous en pouvez aller franchement en France ! Auxquelles paroles il respondit. Monseigneur, Ia à Dieu, ne plaise que je vous laisse en ceste contrée, ce ne sera mie tant que j'auray au corps la vie. A grand honte & à grand mauvaistié me debvrois tourner de vous laisser emprisonné en lieu si divers, pour m’en aller aiser en France. De ce le remercia moult le Comte de Nevers ; si le renvoya devers Bajazet pous pourchasser leur délivrance & les mectre à rançon. A laquelle chose il meit moult grand peine. Car moult le trouvoit dur & revesche, & sembloit qu’il n’y voulust entendre, ne on ne le pouvoit faire mettre à nulle raison. Si alla & reveint le Mareschal par plusieurs fois pour celle cause, & longuement dura ce traicté car Bajazet ne sçavoit que faire de les faire tous mourir ou de les mettre à rançon : car il doubtoit s’il les laissoit aller, que après quand en France, seroient retounez assemblassent grand ost & r’allassent sur luy pour eulx venger, pour laquelle cause pourrait luy & son pays estre destruict.
Si trouvoit à son Conseil que le mieulx estoit que il les meist à mort. Mais quand le saige Mareschal eut senty celle chose moult eut grand peur & doubte de la vie de ses bons Seigneurs & amis; si se pensa que grand sens convenoit à traicter accord avec Bajazet. Si se parforça encores plus de bel de parler à luy. Si luy disoit, que par les délivrer acquerrait grandes amitiez en France, & que maints beaux dons en recepvroit, & grande finance en auroit, & par les retenir à force, ou s’il faisoit d’eulx autrement que raison, tous les Princes Chrestiens du monde, pour l’amitié du Roy de France luy iroient courir sus, si le destruiroient. Telles paroles bien & saigement luy disoit le Mareschal. Parquoy tant feit & tant travailla, que au dernier Bajazet qui doôubta le mal qui ensuivre luy en pouvoit s’il les faisoit mourir, commence a à se mectre en voye d’accord. Si entrerent en traicté de la fomme de la finance de la rançon, & tant fut celle chose pourparlée, que nonobstant que Bajazet demandait un million de francs, si sage maniére sceut tenir vers luy le Mareschal, que petit à petit & de somme en somme le condescendit à cent cinquante mille francs. À la charge que le Comte de Nevers jureroit par tous les sermens de sa loy, & aussi tous les autres Seigneurs de son lignaige, que jour de leurs vies eulx ny aucun de par eulx ne s’armeroient contre luy. De ce serment faire conveint que feussent les prisonniers d’accord, ou autrement jour de leurs vies ne eussent esté délivrez. Et aussi pour celuy serment & feureté avoir de eulx se condescendit Bajazet à moings de somme d’argent. Mais ne furent mie longuement asservis à celle convenance : car, assez tost après mourut Bajazet. Quand ceste chose fut accordée ne musa pas le Mareschal, car moult avoit grand peur que Bajazet trouvait autre conseil. Si veint tantost devers le Comte de Nevers, & luy dit l’appointement du traicté, lequel il agréa, & les autres aussi, nonobstant que eussent eu en volonté & desir de eulx venger de Bajazet, mais necessité n’a loy.
Si furent adonc tirez hors de prison, & menez devant Bajazet, pour jurer certifier ceste convenance. Si furent reconfortez les prisonniers, si ne feust la mort du bon vaillant Comte d’Eu[34] qui mourut en la prison, dont durement furent dolens, & moult le plaignirent & à plaindre faisoit. Car de grand vaillance & bonté estoit. Si ensevelirent le corps au plus honorablement que ils peurent, & après fut porté en France (20). Le serment feirent; les dicts Seigneurs devant Bajazet & fort se obligèrent. Et s’obligea pour le Comte de Nevers le Mareschal, que Bajazet prisoit & honnoroit moult pour le sens & bonté que avoit veu en luy, & avec ce leur convenoit laisser bons ostaiges tant qu’il feust agrée. Si envoya le Comte de Nevers le Mareschal à Constantinople faire finance d’argent, & la feit au mieulx qu’il peut, & luy-mesme s’y obligea derechef. Et en ces entrefaictes arrivèrent les messaigers de France, c’est à sçavoir Monseigneur de Chasteaumorant & le Seigneur du Vergy, & autres qui finance & nouvelles de leurs amis leur apportoient, & feurent receus à grand joye.
Et après ce les dicts messaigers allèrent devers Bajazet, & luy presenterent de tres riches & beaux dons de par le Roy de France & de par les Seigneurs, & de moult gracieuses paroles, comme les plus beaux Aultours & Faucons que on peust veoir, & les gants à les porter, tous couverts de perles, & de pierres precieuses qui valoient moult grand tresor, escarlates, fins draps, riches toiles de Rheims, & toutes telles choses dont ils n’ont mie par delà : & tout ce faisoit le Roy & les Seigneurs, afin que plus favorable feust aux prisonniers, & plus courtois à leur rançon. Si eut les dons bien agreables & la finance aussi que portée avoient. Si fut la rançon payée, & il les délivra & donna congé d’aller où ils vouldroient. Si se partirent de luy & vindrent à Metelin, où le Seigneur du lieu les receut à grand honneur, & là se aiserent, car grand besoing en avoient.
Après que le Comte de Nevers & les autres prisonniers furent quittes à Bajazet, ils se partirent du Seigneur de Metelin qui maint bien leur avoit faict. Si se meirent en chemin pour venir en France, & tant errerent que ils approchèrent de là cité de Venise. Là acoucha malade Messire Henry de Bar[35] en une ville coste de Venise que on nomme Trevise, de laquelle maladie il trespassa, qui grand deuil fut aux François, & moult le plaignirent; car bon & bel estoit, tout l’honneur que au corps peurent faire ils feirent. Apres ce arrivèrent à Venise, en laquelle ville teindrent ostaige. Et furent que en la dicte ville, que en une autre que on nomme Trevise, où ils se transporterent pour Pepidimie qui à Venise couroit, l’espace de quatre mois. Tant que on leur envoya de Fargent de France, &: que en partie se feurent acquitez de ce que on leur avoit presté. Puis, se partirent & veindrent en France, où ils feurent du Roy & de tous receus à moult grand joye. Si se loüa moult le Comte de Nevers au Roy & à son pere du bon Mareschal, & dit que par son sens & bonté avoit sauvé la vie à luy & à sa compaignée, & leur dit la peine que il avoit eue pour les tirer hors de prison. Si luy en sceut le Roy & Nosseigneurs moult bon gré.
CHAPITRE XXIX.
Comment après te retour de Hongrie le Roy envoya le Mareschal en Guyenne, à belle campaignée de gens d'armes sur le Comte de Périgort, qui s’estoit rebellé contre luy. Si le prit & amena prisonnier au Roy.
Aprés ce retour de Hongrie fut le Mareschal toute celle saison à repos. Car assez besoing en avoit. Si advint en celuy temps que le Comte de Perigort[36] se rebella contre le Roy de France, & meit les Anglois dedans ses chasteaux & forteresses sans qu’il eust nulle cause de ce faire. Et commença à faire grand guerre au pays du Roy en Guyenne, & à bouter feu, à occire gent, & à faire tout du pis qu’il pouvoit. De celle chose feurent portées les nouvelles au Roy, pour lesquelles offences faire amender il y envoya le Vicomte de Meaux & Messire Guillaume de Tignonville, avec bonne compaignée de gens d’armes. Et quand ils feurent là arrivez, le dict Vicomte de Meaux feit commandement au Comte de Perigort que il se rendist au Roy, & cessast de la guerre & des oultraiges que il faisoit: mais à ce ne voulut oncques obéir le dict Comte, ne du commandement ne fist force. Si s’en retournerent sans rien faire quand une piece y eurent esté. Et passa ainsi l’hyver. Quand veint au renouvel de la faison le Roy ordonna que le Mareschal iroit au dict pays, & avec luy meneroit huict cent hommes d’armes, & quatre cent Arbalestriers, & en prendrait deux cent qui estoient ja devant pour la garde du pays, & par ainsi seroient .mille hommes d’armes qu’il auroit. Et avec ce luy fut baillé l’Arrest de Parlement qui avoit esté jetté contre luy pour ce que il ne s’estoit comparu à l’appel du Roy. Et ainsi se partit le Mareschal à belle compaignée, &: avec luy allèrent le Vidame de Lannois qui ores est grand Maistre d’hostel du Roy, Messire Guillaume le Boutellier, Messire Bonnebaut, Parchion de Nangiac, & plusieurs autres Bannerets & vaillans Chevaliers.
Si tost que le Mareschal fut arrivé en Perigort, il manda au Comte que il se meist en l’obéissance & volonté du Roy, & demandast pardon du grand mespris que vers luy faicte avoit. Et que si ainsi le vouloit faire, que luy mesme pourchasseroit sa paix vers le Roy, & le prieroit que il luy vouljust pardonner. Mais de tout ce ne feit nul compte, ains espia sont point & saillit sur les gens du Mareschal à belle escarmouche. Mais toutesfois ce fut à son pis ; car il fut laidement rechassé en sa forteresse : & non pourtant y fut blessé Messire Robert de Milly, qui estoit & est de l’hostel du Mareschal. De ceste desobeissance & oultrecuidance que le Comte de Périgort faisoit contre le Roy fut moult indigné le Mareschal & dit qu’il luy vendroit cher sa folie. Si meit tantost le siege par tres-belle ordonnance devant le chastel de Montignac[37], qui est une tres- forte place, & sembleroit comme imprenable, & là estoit le dict Comte, & manda guerre engins & trait de par tout, & en fit faire tant qu’il en fut bien garny. Puis les feit dresser : si prirent à lancer si grosses pierres d’engins & de canons contre les murs que tous les estonnerent, & si druëment que l’un coup n’attendoit l’autre, dont ils abatoient la muraille à grands quartiers. Tant que en deux mois que dura le siege furent furent si bien battus que mieulx ne pouvoient. Et bien veirent ceulx de dedans que tenir ne se pourraient, & que remede n’y avoit qu’ils ne feussent pris par vive force. Si conseillerent au Comte que il se rendist, laquelle chose quand plus n’en peut il feit, & se soubmist à la volonté du Roy & à l’ordonnance du Mareschal. Et aussi se rendirent au Roy tous ses chasteaux & villes[38], & le Mareschal comme saige Chevetaine y meit tres-bonnes gardes & tres-bien les garnit. Et le Comte & ses sœurs qui avec luy feurent prises envoya en France au Roy, lequel luy pardonna ses mesfeicts, (21) pour ce que il luy cria mercy, & promist d’estre de là en avant bon François. De laquelle chose il se parjura : car assez tost après se partit sans congé, & s’en alla en Angleterre, dont puis ne retourna. Le Mareschal demeura toute celle faison qui estoit hyver en Guyenne, en la garde du pays, & puis l’esté d’aprés s’en retourna vers le Roy.
CHAPITRE XXX.
Cy dict comment l’Empereur de Constantinople envoya requérir secours au Roy contre les Turcs, & il y envoya le Mareschal à belle compaignée.
En celuy temps lors que le Mareschal estoit en Guyenne comme dit est, l’Empereur de Constantinople qui est appellé Carmanoli[39], envoya devers le Roy un sien Ambassadeur nommé Catotufeno[40], luy supplier que il le voulust secou rir & ayder contre les Turcs; car il ne pouvoit plus restister à leur force (22), Si luy pleust luy estre en aide, à celle fin que luy & la noble cité de Constantinople ne cheussent és mains des mescreans, car plus n’y sçavoit remede. Oultre cecy pour celle chose mesme les Genevois (a) & les Vénitiens qui de ce sçavoient la pure vérité, envoyèrent pareillement leurs Ambassadeurs au Roy, le supplier que il voulust secourir le dict Empereur, & que eut aussi l’ayderoient, c’est à sçavoir chascune Seigneurie de huict galées. Et se faisoient forts de ceulx de Rhodes.
Lors comme le Roy se conseilloit que il estoit bon à faire de ceste chose, arriva le Mareschal devers luy. Si fut regardé en Consepil que pour le bien de la Chrestienté, & pour ayder à l’Empereur qui au Roy requeroit secours, bon feroit qu’il envoyait le dict Mareschal ; car Capitaine plus propice n’y pouvoit envoyer. Si en fut le Roy d’accord, & luy ordonna quatre cent hommes d’armes & quatre cens varlets armez, & une quantité d’archers : de ceste commission fut joyeux le Mareschal, & feit telle diligence, que luy & ses gens, & son navire, & toutes choses necessaires pour iceluy voyage feurent prestes à la Sainct Iean d’esté à monter sur mer à Aiguesmortes, où le dict Mareschal arriva deux jours après. Et là chargea quatre naves & deux galées, & de la se partit, & s’en allèrent avec luy le Seigneur de Linieres & Messire Iean de Linieres son fils, le Seigneur de Chasteaumorant, Lermite de la Faye, le Seigneur de Montenay, Messire François Daubissecourt, Messire Robin de Braquemont, Messire Iean de Torfay, Messire Louys de Culan, Messire Robert de Milly, Messire Louys de Cervillon, Messire Renault de Barbasan, Messire Louys de Lugny, Messire Pierre de Grassay qui puis porta la banniere de nostre Dame, & autres plusieurs bons Chevaliers & Escuyers de grand renom allèrent avec eulx, desquels je passe les noms pour cause de briefveté.
Ainsi alla par mer le Mareschal tant qu’il veint prendre port à Savonne, & là feist toutes ses ordonnances, & ordonna ses Capitaines, & bailla à chascun telle charge que bon luy sembla, puis se partit de là pour aller à son voyage. Et ainsi comme il alloit, luy fut rapporté comment cinq galées des gens de Messire Lancelot[41] tenoient le siege devant une ville & bel chastel qui sied en une petite isle prés de Naples appellée Capri, laquelle dicte ville & chastel se tenoient pour le Roy Louys. Si tost qu’il sceut ceste chose, il dit à ses gens qu’il vouloit aller secourir le chastel du Roy Louys, & que chascun se mist en ordonnance. Si tira celle part; mais quand il y fut arrivé il trouva que ceulx du dict chastel s’estoient ja rendus, toutesfois leur offrit-il son ayde contre les autres, & que ils se retournassent devers leur partie : mais le Capitaine le refusa comme traistre que il estoit au Roy Louys. Et bien le monstra : car il jetta hors certains François qui leans estoyent, & le Mareschal les recueillit & emmena avec luy. Mais il ne se teint mie à tant, ains alla pour escarmoucher les dictes galées, & icelles fuirent devant luy. Et comme il s’en retournoit & estoit remis en son chemin, il rencontra le Comte de Peraude, lequel tenoit le party de Lancelot, y auquel il donna la chasse tant que par force les fit ferir en terre, & faillir hors & s’enfuir, & nos gens gaignerent le navire & tout ce qui estoit dedans. Et ce faict se remeit en son chemin & tira au Royaume de Cecile[42], & alla descendre en une cité appellée Messine.
CHAPITRE XXXI.
Comment le Mareschal s’en alla par mer à belle compaignée, & l’affaire qu il eut aux Sarrasins.
De Messine se partit le Mareschal sans y faire longue demeure, & s’en alla descendre en la ville & isle de Scio, où il cuidoit, par ce que on luy avoit donné à entendre, trouver les huict galées des Vénitiens qui debvoient estre envoyées au secours de l’Empereur de Conslantinople, comme dict est. Mais il ne les y trouva pas, & luy fut dict que il les trouveroit en un lieu appellé Ne gropont. Si se partit de Scio pour les aller là cercher, & en son chemin passa par le Seigneur de Metelin qui à joye le receut. Toutefois il luy dit que il avoit faict à sçavoir aux Turcs sa venue, pour non rompre les convenances & paches que il avoit avec eulx. Mais de ce ne feit compte le dict Mareschal, & dict que de par Dieu feust. Non pourtant dict celuy Seigneur de Metelin qu’il s’en iroit avec luy en ce voyage.
Quand le Mareschal feut à Negropont il ne trouva pas les dictes galées, si voulut là un peu attendre, & luy sembla que bon feroit de faire à sçavoir à l’Empereur sa venüe, afin que il apprestast son armée pour aller tantost courir sus aux Sarrasins. Si feit monter sur deux galées, en l’une le Seigneur de Chasteaumorant[43], & en l’autre le Seigneur de Torsay[44], pour aller à Constantinople faire le dict messaige. En la galée du Seigneur de Chasteaumorant fut entre les autres bons & vaillans un noble Escuyer du pays de Bourgongne nommé Iean de Ony, Escuyer d’escuyrie du Duc de Bourgongne, appert homme, hardy & de grand vasselaige en faict d’armes, & qui ja moult avoit travaillé & s’estoit trouvé en maintes bonnes places, lequel pour tousjours croistre son pris & los de mieulx en mieulx, s’estoit mis en la compaignée du Mareschal en iceluy voyage : pource que tant vaillant le sçavoit, que il estoit certain que mieux ne pouvoit employer son temps que avec luy. Mais pas n’y alla en vain, car avant le retour y esprouva son corps vaillamment, si comme en aucuns lieux cy-aprés sera dict.
Au partir du port, afin que les dictes galées n’eussent empeschement, le Mareschal les convoya jusques à la veüe de Galipoli, & de là ne se bougea, afin de les secourir si aulcune chose leur advenoit. Et en ce monstra bien son bon sens & advis, & grande bonté, de vouloir secourir ses gens si mestier elloit, & bien leur en fut besoing. Car les Turcs qui de sa venue estoyent advisez, pour luy courir sus avoient faict deux embusches de dix-sept galées bien armées, dont l’une des embusches estoit dans le port de Galipoli, où il y avoit plusieurs vaisseaux, & l’autre au-dessus de la ville au chemin de Constantinople. Si adveint que aussitost que nos deux galées feurent passées outre Galipoli, la premiere embusche leur fut après pour leur courir sus, c’est à sçavoir sept galées, & tantost devant eulx veirent venir contre eulx la dicte autre embusche, en laquelle y avoit autres dix galées, & par ainsi feurent au milieu de leurs ennemis. Si ne sceurent autre party prendre fors de retourner arriére devers le Mareschal; mais par leurs ennemis leur convenoit passer, si furent tost pesle-rmesle avec eulx, qui les assaillirent de tous costez & les nostres comme vaillans & preux se preindrent à defendre vigoureusement, & par si grand vertu estriverent contre eulx que oncques ne les peurent arrester, malgré leurs dents s’en veindrent tousjours combatant, quoyque les Sarrasins taschassent à les faire demeurer. Mais ce ne fut mie en leur puissance, ains s’en veindrent ainsi combatant si prés que le Mareschal en ouyt l’effrainte, qui ne musa mie à leur estre au-devant, & moult tost se meit en belle ordonnance pour les aller aider. Et bien besoing leur estoit, car ja estoient si batus que mais aider ne se pouvoient; car si grande quantité de Sarrasins y avoit qu’il fut dict & conseillé au Mareschal que il n’y allast point, & qu’il valoit mieulx que deux galées perissent que tout : duquel conseil le vaillant homme sceut mauvais gré à ceulx qui ce disoient, & leur respondit qu’il aimeroit mieux estre mort que par son deffault veoir mourir & perdre sa compaignée, & que ja Dieu ne le laissast tant vivre que tant de recreandise feust en luy trouvée.
Le plus tost qu’il peut leur feut alencontre par telle contenance & maintien, que quand les ennemis le veirent venir, ils abandonnèrent tantost les deux galées, & se meirent en fuite au plus tost qu’ils peurent, & tant se hastoient que la plus grande galée des Turcs alla ferir en terre si grand coup, sans que ils, y meissent conseil, que grand foison en y eut de morts & d’affollez. Et ainsi sauva le Marefchal les dictes galées, & s’en alla ceste nuict gesir au port de Tenedon devant la grand Troye. Et le lendemain matin les galées des Venitiens arrivèrent, & deux de Rhodes, & une galiote du Seigneur de Metelin. Et tost après veint tout le navire qui debvoit aller au secours de Constantinople. Si feut là faict le Mareschal chef & conduiseur de toute cette compaignée, de la bonne volonté & assentement de tous, & là il feit ses ordonnances & bailla la banniere de nostre Dame par droict d’armes, comme à celuy qui plus avoit veu, & qui estoit un vaillant Chevalier, à porter en celuy voyage, à Messire Pierre de Grassay. Et le lendemain après que les Messes feurent chantées, le Mareschal se partit à tout sa compaignée, & n’arresta jusques à ce que il feust en Constantinople, où il feut receu de l’Empereur luy & sa compaignée à tres-grand honneur & joye (23).
CHAPITRE XXXII.
La grand chere & joye que l’Empereur feit au Mareschal & à sa compaignée, & comment ils allèrent courir tost sus aux Sarrasins.
L’Empereur qui bien avoit sceu la venue du Mareschal & de sa belle compaignée, avoit ja faict tout son apprest, & tous ses gens assembler, afin que aussi tost que il seroit venu n’y eust que à partir pour courir sus aux Sarrasins. Si ne sejourna pas là moult longuement le Mareschal depuis qu’il fut arrivé : ains n’y avoit esté que quatre jours quand il feit assembler tous les gens de celle armée en une belle plaine pour les veoir. Et feut trouvé que ils estoyent en nombre de six cent hommes d’armes, six cent varlets armez, & mille hommes de traict, sans l’ost & l’assemblée de l’Empereur, où il y avoit grand gent. Là leur ordonna comment il vouloit que ils allassent, & feit ses Chevetains & Capitaines, & leur bailla charge de gens selon ce que il sçavoit que ils valoient, & que faire l’office chascun sçavoit en droict soy. Si monta sur mer l’Empereur à tout celle compaignée, & furent leurs vaisseaux par nombre vingt & une galées complies, & trois grandes galées huissieres és quelles ils menoient six vingt chevaulx, & six que galiotes que brigantins.
Si partirent de Constantinople, & allèrent arriver en Turquie, & descendre par belle ordonnance en un lieu que on dict le pas de Naretez, Si entrerent au pays de Turquie tnviron deux lieües, & preindrent à destruire, brusler & gaster tout le pays d’environ la marine, & par tout où ils passerent, où il y avoit de moult bons villaiges & de beaux manoirs, & meirent à l’espée tous les Sarrasins que ils trouvèrent. Et puis quand ils eurent faict ceste course ils s’en retournèrent & retrahirent en Grece. Et peu de jours après ils repasserent en Turquie, & allèrent bien deux lieües loing de la marine pour destruire un gros villaige qui sied sur le goulphe de Nicomedie appellé Diaschili. Mais là trouvèrent grande assemblée de Turcs du pays qui cuiderent garder le villaige contre nos gens, & tous arrengez se tenoient à pied & à cheval au devant à telles armeures comme ils pouvoient avoir. Mais ce ne leur valut rien : car en peu d’heures eussent esté tous morts & pris s’ils ne s’en feussent fuis. Toutesfois ne sceurent si tost fuir que la plus grande partie d’eulx ne feust mise à l’espée. En ce villaige y avoit moult de beaux manoirs, & un riche Palais qui estoit à Bajazet. Si bouterent nos gens le feu par tout, & destruirent le villaige, & tout le pays à l’environ, puis se bouterent en leurs galées & allèrent toute nuict. Et le lendemain quand ils voulurent descendre & prendre terre devant une cité appellée Nicomedie, les Sarrasins y cuiderent mettre empeschement, & leur feurent alencontre à grand quantité pour leur chalenger le port: mais ce ne leur valut rien : car nos gens prirent port malgré leurs dents, & les repousserent laidement & terre gaignerent sur eulx.
Si allèrent nos gens assaillir la ville par maniére d’escarmouche, & meirent le feu aux portes, mais ne peurent les brusler, pour ce que elles estoient toutes ferrées de lames de fer. Les eschelles furent apportées & dressées contre les murs qui à merveilles sont forts & beaux, & si haults que trop courtes furent plus de trois brasses. Si n’y peurent rien faire : mais ils occirent tous les Sarrasins qu’ils peurent trouver, & bruslerent les faulxbourgs, tous le pays & les villaiges d’environ. Puis se retrahirent en leur navire & cheminerent toute nuict, & le matin prirent port au plus près qu’ils peurent d’un grand villaige champestre que on nomme le Serrail, qui estoit loing de la marine comme à une grosse lieüe. Si s’assemblerent contre eulx tous les Sarrasins du pays, qui leur cuiderent defendre rapprocher de la ville, mais n’y peurent contredire, toute bruslerent, & la gent occirent qu’ils trouvèrent, & tout.le pays d’environ. Mais tandis que ils faisoient cest /exploict les nouvelles en allèrent par tout. Si s’assemblerent moult grand quantité de Sarrasins, & ainsi comme nos gens s’en retournoient en leurs nefs en moult belle ordonnance, comme bien besoing leur estoit, iceulx Sarrafins les poursuivirent de si près que par plusieurs fois feirent retourner l’arrieregarde pour cuider combatre à eulx. Car par plusieurs fois s’éssayerent de mettre nos gens en desordonnance, & toutesfois ne les oserent plainement assaillir. Et nos gens ne voulurent plus là arrester pour la nuict qui ja s’approchoit. Si rentrèrent en leurs galées & retournèrent à Conflantinople.
CHAPITRE XXXIII.
Des villes & chasteaux que l’Empereur, le Mareschal & leur compaignée prirent sur Sarrasins.
Quand l’Empereur & le Mareschal à tout leur ost eurent séjourné .à Constantinople environ six jours, ils en partirent & retournerent en Turquie. Et allèrent assaillir un bel chastel qui seoit sur la mer majour, & estoit appellé Rivedroict. Au poinct du jour furent là arrivez. Mais les Sarrasins qui de leur venue avoient esté advisez, & leurs espies avoient sur mer qui tost leur rapportèrent, saillirent tantost en plains champs, & ne leur contredirent pas le descendre : ains se meirent en belle ordonnance devant le chastel pour leur livrer la bataille, & estoyent bien de six à sept mille Turs. Et quand ils veirent que si grande compaignée de gens estoyent, & en si belle estoffe, ils prirent avec eulx pour croistre leur ost tous les gens qui estoyent en la garnison du dict chastel, excepté une quantité de gens d’armes des meilleurs que ils eussent, qui leur sembla estre suffisante pour le garder pour un jour contre tout le monde : car tant estoit fort & hault de luy mesme que il estoit de legere garde. Et quand eurent ce faict, tous serrez ensemble & bien sagement ordonnez, ils se reculerent & tirerent un peu en sus du chastel; afin que quand nos gens seroient à l’assault au pied du mur, & seroient esparpillez pour combatre le chastel, que ils veinssent si tost sur eulx que ils n’eussent le loisir de eulx assembler ne mettre en ordonnance. Et par la propre maniére que ils avoient ordonné, le cuiderent faire six ou sept fois la journée. Mais le saige Mareschal avoit moult bien pourveu à celle malice, car quand il fut à terre avec tous ses gens, est à sçavoir que l’Empereur & les Chevaliers de Rhodes à tout grand Compaignée de gens d’armes & d’arbalestriers, feit demeurer arrangez en moult belle bataille devant le chastel, pour garder que les Turs ne vinssent empescher l’assault. Et en ceste bataille demeura la baniere de nostre Dame ainsi assise qu’elle debvoit. Et quand il eut faict toute celle Ordonnance il alla combatre le chastel, & commencea l’assault droict à Soleil levant.
Une autre malice encores avoient faicte les Sarrasins pour empescher le dict assault : car du costé dont nos gens les debvoient assaillir, ils avoient faict sur les murs & és faulses brayès des eschafaults couverts de seurre & de ramille mouillée pour rendre grand fumée, dont aussi tost qu’ils veirent partir nos gens pour aller vers eulx ils boutèrent le feu en ces eschassaults, afin que ils ne peussent approcher pour les grands feux & pour la fumée. Mais tout ce ne leur valut rien : car nonobstant ce en peu d’heures fut le Mareschal à toute sa gent au pied du mur, & tantost feit par force faire deux belles mines, & tant furent menées icelles mines, malgré tous leurs empeschemens, que le mur fut percé en deux lieux. Et là fut fort combatu : car les Sarrasins fort defendoient le passage. Si y feurent faict moult de- belles armes, & moult s’y esprouvèrent vaillamment nos bons François. Et bien y estoit present qui bon exemple de bien faire leur donnoit, c’est à sçavoir leur vaillant Chevetaine qui mie ne s’y espargnoit, ains y tenoit si bien sa place que nul tant n’y travailloit. Et plusieurs fois celle journée le Mareschal feit dresser ses eschelles: où maints vaillans hommes combatirent main à main par grand force contre ceulx du chastel, lesquels tant s’efforcèrent de jetter grosses pierres de fais sur les eschelles qu’elles ne peurent soustenir la charge & rompre les çonveint. Et aussi la grand pesanteur des gens d’armes qui par grand desir de bien faire montoient dessus, les faisoit ployer & rompre.
Quand le Mareschal, qui toute la journée ne s’estoit retraict de combatre, & qui tant, y avoit faict d’armes que ce n’estoit que merveilles, veid que ses eschelles ne pouvoient durer, tantost & vistement feit faire une grande & forte eschelle de deux antennes de galées, & ja estoit Soleil couchant quand elle fut dressée contre les murs. Celle voulut-il garder de trop grand charge, & par grand diligence luy mesme s’en prenoit garde. Le premier monta sus Messire Guichart de la Taille, qui par long espace combatit vaillamment main à main à ceulx du chastel, qui tant estoient sur luy que ils le desarmerent de son espée ; pour laquelle cause & non mie par faulte de couraige le conveint abaisser dessous un bon Escuyer, qui estoit le premier après luy, qui est nommé Hugues de Tholoigny, lequel tant vaillamment se combatit que il entra par force le premier dedans le chastel, & le dict Messire Guichart après. Et ceulx qui combatirent en la mine, comme dict est, aussi tant feirent par force d’armes que; ils y entrerent. En celle mine avec plusieurs aultres combatit moult vaillamment le bon Escuyer nommé Iean de Ony, duquel j’ay parlé cy devant, tant que par sa force &: la hardiesse de son bon couraige, malgré les ennemis qui toute peine mettoient à l’en garder, feit tant que il entra dedans tout le premier, & après luy Messire Foulques Viguier, après Messire Renauld de Barbasan, & plusieurs autres les suivirent. Si allèrent tantost secourir leurs compaîgnons qui par l’eschelle estoyent montez, & grand besoing en avoient : car ils n’estoient pas plus de dix ou de douze qui sur le mur se combatoient, & estoit l’eschelle rompue pour le grand fais & charge des bons vaillans qui par leur grand couraige s’efforçoient de monter sus. Et par cette maniére fut le chastel pris qui tant estoit fort qu’il sembloit imprenable. Si occirent tous les Turs qui dedans estoient. Et le lendemain le Mareschal fist le chastel raser tout par terre, qui de grand force estoit. Car de l’une des parts la mer y battoit, & de l’autre une grosse riviere qui vient de Turquie, si que on n’y pouvoit venir que par une part.
Mais à toute ceste chose ne meirent oncques contredict les Turcs qui s’estoient mis en bataille comme dict est devant ; car ils veirent bien que la force n^eust pas esté de leur cqfté* ains s’en partirent & laisserent la place. Et quand tout ce feut faict nos gens se partirent de là & rentrerent en leur galées pour eulx en retourner à Constantinople, & veindrent à passer devant une bonne ville appellée Algiro, qui sied à l’entrée de la bouche de la mer majour. Peu avant Soleil couchant y arrivèrent, si y geurent celle nuict. Quand veint au matin le Mareschal qui à autre chose ne pensoit fort à tousjours grever les Sarrasins de son pouvoir, feit armer sa compaignée & trompetes sonner pour descendre à terre & la ville assaillir. Quand les Turcs de la ville qui deux jours, devant avoient veu & sceu l’exploict qui avoit esté faict du chastel de Rive, veirent les apprests que on faisoit pour abatre leur ville, ils bouterent le feu tout en un moment en plus de cent lieux, & tous s’enfuirent és montaignes qui là font grandes & haultes. Le feu qui fut fiché par les maisons prit en peu d’heures à monter hault & à tout embraser. Le Mareschal qui veid cette besongne voulut que de là ne se partirent jusques à ce que la ville feust toute arse. Et quand ce feut faict il dit que les Turcs, avoyent eulx-mesmes faict une partie de ce que il voyoit à faire. Et à tant s’en partirent, & ainsi comme ils s’en retournoient, nouvelles veindrent à l’Empereur que les Turcs estoient arrivez à tout bien vingt vaisseaux au dessus du pas de Naretes. Si faisoient moult de grands dommaiges à ceulx de Constantinople & a la cité de Pera, & comprenoient tout le pays, & se prenoient à tout gaster. Tantost que ces nouvelles feurent ouyes, le Mareschal ordonna d’aller celle part. Si alla descendre sur eulx en tres-belle ordonnance ; mais ils ne l’oserent oncques attendre, ains s’enfuirent, & nos gens bruslerent & destruirent tous leurs vaisseaux, & après s’en reveindrent à Constantinople.
CHAPITRE XXXIV.
Comment après que l’Empereur, avec l'aide du Mareschal & des François, eut tout environ, soy descombre de Sarrasin, s'en voulut venir en France pour demander aide au Roy, pour ce que argent & vivres leur failloient. Et comment le Mareschal qui s'en venoit avec luy laissa en la garde - de Constantinople le Seigneur de Chasteaumorant, à tout cent hommes d'armes, bons & esprouvez, bien garnis, de trait.
Ne sçay à quoy plus ma matiere esloigneroye pour racompter tous les faicts, tous les chasteaux, toutes les villes, prises, & toutes les emprises d’armes qui par le Mareschal feurent accomplies & mises à chef tandis qu’il feut en ce voyage; car à ennuy pourvoit tourner aux lisans de tout compter. Et pour ce, afin d’escheyer toute narration & pour dire en brief, tandis qu’il y feut ne sejourna ne prit aulcun repos qui durast plus de huict jours, que tousjours ne feust sur les ennemis, où il prit tant de chasteaux, de villes, & de forteresses, que tous le pays d’environ qui tout estoit occupé de Sarrasins depescha & desencombra, & tant de bien y feit que nul ne le sçauroit dire, Parquoy l’Empereur & tous ses Barons, & generalement tous ceulx de Constantinople & tous les Chrestiens l’aimoient & honnoroient. Encores plus de bien leur feit : car l’Empereur Carmanoli qui encores est en vie estoit adonc, & avoit esté par l’espace de huict ans en grand contens contre un sien nepveu appellé Caloiani[45], & s’entremenoient grand guerre.
La cause de ce débat estoit pource que le nepveu disoit que il debvoit succeder à l’Empire, à cause de son pere qui avoit esté aisné frère de l’Empereur, qui par & force s’estoit saisi de l’Empire : & l’Empereur le debatoit pour autres causes. Si avoit esté celle guerre & contens comme cause de la destruction de Grece, & tant estoyent obstinez l’un contre l’autre, & fermes en leurs propos, que nul n’y avoit peu mectre paix. Et s’estoit le nepveu allié avec les Turcs, avec lesquels il menoit guerre à son oncle. Entre ces deux, le Mareschal considerant que celle guerre estoit préjudiciable à la Chrestienté, & mal seante à eulx, prist à traicter paix : & tant la pourmena que par sa grand prudence les meit en bon accord: tant que de faict luy mesme alla quérir ce nepveu & sa femme en une ville appellée Salubrie[46], qui sied sur les frontières de Grece, & le mena à Constatinople vers son oncle qui le receut à bonne chere, dont tous les Grecs feurent moult joyeux; rendans grâces à Dieu qui le Mareschal avoit mené au pays, qui celle saincte paix avoit faicte, & par qui tant de biens leur estoyent ensuivis. Ia avoit demeuré le Mareschal & la compaighée près d’un an en Grèce, si peut-on sçavoir que en pays qui tousjours est en guerre, ne peult que cherté de vivres n’y foit. Si n’y avoit plus argent pour payer les gens d’armes, ny vivres pour soustenir cest ost, & pour ce par contrainte convenoit que le Mareschal en partist, dont moult luy pefoit, pour ce que il voyoit bien que tantost: qu’il feroit party les Turcs leur viendroient courir sus. Mais sur toute chose en pesoit à l’Empereur & aux siens.
Si delibererent pour le meilleur conseil que l’Empereur s’en viendroit avec luy en France devers le Roy derechef luy demander secours ; par si que il renonceroit en sa main l’Empire & la cité de Constantinople, mais qu’il luy pleust luy octroyer ayde pour la garder contre les mescreans. Car quant estoit de luy plus ne la pouvoit defendre contre la puissance des Turcs : & si le Roy de France ne luy aidoit, que il iroit à refuge à tous les autres Roys Chrestiens. Et fut ordonné que tandis que l’Empereur seroit au dict voyage, celuy Caloiani qui estoit son nepveu demeureroit à Constantinople comme Empereur à la garde du lieu, jusques à tant que son oncle retourneroit à tout tel secours qu’il pourroit avoir. Mais de celle chose respondit Caloïaini que il n’en feroit nullement d’accord si le Mareschal ne laissoit de ses gens d’armes avec luy & des gens de trait : car il sçavoit bien que dés aussi tost que ils seroient partis, Bajazet viendroit à toute sa puissance assieger la ville, l’affamer & gaster. Le Mareschal qui veid bien que voirement estoit en voye de perdition, s’il n’y avait aulcune provision, laissa pour la garde de la ville cent hommes d’armes & cent valets armez, de ses propres gens, & une quantité d’Arbalestriers. De laquelle compaignée ordonna chef le Seigneur de Chasteaumorant, & les laissa pourveus & garnis de vivres pour un an, & argent suffisant en main de bons marchans pour les payer chascun mois tout le temps durant. Et en toutes choses donna bon ordre avant qu’il partit. Parquoy quand les Genevois & les Venitiens qui là estoyent veirent la saige & honnorable provision du Mareschal, feirent un accord entre eulx que ils laisseroient huict galées garnies avec ses gens pour la garde de la ville, c’est à sçavoir quatre de Gennes & quatre de Venise, De celle garnison feurent moult reconfortez ceulx de la ville, qui avant estoient comme en desespoir, & n’y sçavoient meilleur conseil que de eulx enfuir devers les Sarrasins, & abandonner la bonne ville de Constantinople. Et à tant se partirent de Constantinople pour venir en France l’Empereur & le Mareschal qui un an y avoit demeuré.
CHAPITRE XXXV.
Comment le Seigneur de Chasteaumorant feit bien son debvoir de garder Constantinople, & la famine qui y estoit, & le remede qui y feut mis.
Le Seigneur de chasteaumorant, que le Mareschal avoit laissé Chef & .garde de Constantinople, feit tant bien son debyoir de celle commission comme preud’homme envers Dieu, & tres-vaillant Chevalier aux armes qu’il est, que à tousjours .mais en debvra estre honnoré. Car tres-soigneusement il garda la ville, en laquelle tost après que l’Empereur fut party, feut si tres-grand famine, que les gens estoient contrainds par raige de faim de eulx avaler par nuict à cordes jus des murs de la ville, & eulx aller rendre aux Turcs. Pour laquelle chose Chasteaumorant estoit presques aussi diligent de faire bon guet : afin que la gent de la ville ne s’enfuit, comme pour la doubte des ennemis, aussi de peur qu’ils se rendissent à eulx. Si eut moult grand pitié de ceste pestilence, & un tel convenable remede y trouva que il envoyoit souvent & menu ses gens courir & fourraiger sur les Turs, par tout où il sçavoit que il y avoit gras pays, quand ils ne s’en donnoient de garde. Si leur portoit de grands dommaiges, & prenoit aucunes fois de bons prisonniers, & les rançonnoient nos gens, les uns à argent, les autres à vivres. Et par celle voye & maniére feit tant que la ville, Dieu mercy, feut remplie & aisée de tous biens, ne il n’estoit vaisseau de Sarrasins qui la environ osast passer, qui tantost ne feust happé par ces galées qui tousjours estoit en aguet. Et par ainsi garentit la cité de mort, de famine, &: des mains des ennemis, & la remplit d’abondance. Et par la diligence qu’il y mettoit tousjours gaignoit quelque chose sur Sarrasins. Et ainsi la garda l’espace de trois ans contre la puissance des Turcs. Et à brief parler, tant y feit luy & les gens de sa Compaignée, que ceulx qui en sçavent la Vérité dient que par luy & par les bons François qui avec luy estoient, à esté sauvée & garantie d’estre du tout destruite & perie la noble & ancienne Cité de Constantinople. Laquelle chose n’est point de doubte est tres-agreable à Dieu, & grand honneur au Roy de France & aux François qui bien leur vertu y esprouverent, & grand bien pour la Chrestienté. Et tout ce bien adveint par la saige prévoyance du bon Mareschal qui les y laissa. Parquoy nul ne pourrait dire le très-grand bien qui adveint de l’allée que le Mareschal feit au dict pays.
CHAPITRE XXXVI.
Comment l’Empereur veint en France, & comment le Mareschal y arriva devant.
L’Empereur & le Mareschal tant errerent par mer depuis que ils furent partis de Constantinople, comme dict eest cy dessus, que ils arrivèrent à Venise. Et là voulut un peu sejourner l’Empereur, pour certaines choses qu’il avoit à faire avec les Vénitiens, Si se partit de luy le Mareschal pour venir devant en France pour annoncer sa venue, & dire la cause qui luy amenoit. Si ne fina de cheminer tant qu’il fut devers le Roy qui à moult grand joye & honneur le receut, & moult le desirait veoir, & aussi luy feirent moult grand feste tous nos Seigneurs & Chevaliers, & Escuyers, & toute gent : car moult bien l’avoit desservy. Si fut après ses bien viengnans une bonne piece à sejour ; car bien estoit temps qu’il preint un peu repos & qu’il eust aucune joye & esbatement : car de longtemps peu en avoit Combien que ja estoit si rassis & tant saige que gueres ne luy chailloit fors que des plaisirs que les vertueux prennent en bilan faisant. Si estoit tous les jours entre les Seigneurs qui luy demandoient & enquerroient dés advantures & faicts qui estoyent advenus là où il avoit esté. Et il leur en racomptoit non mie à sa louange, mais à celle de ses compaignons, à qui il donnoit l’honneur de tout ce qui avoit esté fait : mais en ce croissoit encore plus son los : car renommée ne se taisoit point de ses bons faicts, dont bien estoyent informez.
Et ainsi alla, passant le temps tant que l’Empereur arriva à Paris, auquel le Roy & tous nos Seigneurs les Ducs allèrent alencontre jusques dehors Paris à tout grand route de nobles gens, & à grand honneur le receurent & moult l’honnora le Roy comme raison estoit (24) : car sans faillir moult est l’Empereur Carmanoli, Prince de grand reverence, bon, prudent & saige, & est pitié dont il est en; telle, adversité. Et se reposa & aisa à Paris, & le Roy luy entreteint tout son estat & le deffroya de toute despence, tant comme il feut au Royaume de France. Et quand il eut assez reposé il dict bien saigement au Roy, presens nos Seigneurs en plain Conseil, la cause qui le menoit en France. Si luy feut donnée responce bonne & gracieuse, & de bonne esperance. Et sur ce eut le Roy advis avec son Conseil, & par plusieurs fois en fut parlé avant que la chose feust conclue. Toutesfois au dernier pour le bien de Chrestienté, que tout Prince doibt ayder à soustenir l’un l’autre, & par especial contre les mescreans, luy octroya le Roy que il luy feroit ayde & secours de douze cent combattans payez pour un an. De laquelle compaignée le Mareschal seroit chef & Capitaine : car ce avoit requis de grâce speciale l’Empereur, qui moult en fut joyeulx, & qui avoit maints grands biens dicts & rapportez de luy au Roy & au Conseil, & comment vaillamment il s’estoit porté au pays. Si remercia le Roy de l’aide que il luy avoit octroyée. Et partit de Paris ; car ja y avoit bonne piece demeuré. Et voulut aller par les aultres Princes Chrestiens semblablement requerir leur ayde & secours, tant de finance dont il avoit peu, comme de gens pour luy ayder à garder & à reconquérir son pays qui pour lors estoit és mains des ennemis de la foy, dont grand pitié estoit. Si fut devers le Sainct Pere qui donna grand pardon à quiconque luy feroit bien, & alla en Angleterre & vers plusieurs autres Roys Chrestiens qui tous luy ayderent, & en ceste queste feut l’espace de près de trois ans.
CHAPITRE XXXVII.
Cy devise comment l’Empereur de Constantinople eut paix avec Bajazet, Et comment le Tamburlan l’en vengea. Et de la mort de Tamburlan.
En ces entrefaites que l’Empereur de Constantinople estoit hors de son pays, & en la queste dessus dicte, & que le Seigneur de Chasteaumorant estoit garde de la cité de Constantinople, adveint comme il pleut à Dieu, lequel ne veult que nul mal demeure impuny, & qui estrangement vange ses amis des torts faicts & griefs que on leur faict, & :quoy qu’il attende, tout ainsi que jadis il feit des enfans d’Israel que il laissa longuement en la servitude de Pharaon, & de ses mains délivra son peuple comme racompte la Bible, tout ainsi voulut-il venger par diverse voye les bons Chrestiens qui avoyent esté occis en la bataille, & cruellement destranchez devant Bajazet, comme nous avons dict cy devant : car un grand Prince de Tartarie que on nommoit le Tamburlan[47], comme fléau de Dieu en preint la vengeance. Celuy Tamburlan estoit de si hault courage que il avoit intention de conquérir tout le monde si fortune luy eust voulu aider, mais il y faillit : car comme dict le commun proverbe, les hommes proposent, & Dieu ordonne. Toutesfois par le tres-grand travail en armes que il prit, auquel mestier trente ans entiers n’avoit ceste ne reposé en bonne ville, fors tousjours aux champs, à tout si grand ost que c’estoit merveilles, & par si grande ordonnance que toutes les necessitez que il convenoit pour fournir l’ost il menoit avec soy, & de bestes si grande quantité que merveilles estoit, & par si bon ordre qu’il n’y avoit si petite beste qui ne portast sa charge de quelque fardeau, mesmes les chevres & les moutons. Et les merveilles qu’il feit, & les grandes rivieres qu’il passa, & comment ses gens estoyent endurcis au travail, ne feroit sinon merveilles, racompter. Mais je m’en passe, pource qu’il n’affiert à mon propos. Si croy bien que aulcunement conviendroit que nos Chrestiens qui tant veulent estre à leur aise, suivissent celle voye s’ils vouloient estre grands conquereurs, conquist si grand pays en cest espace de temps, comme toute Egypte, & destruit la Cité de Damas, & subjugua toute la Syrie & toutes les terres d’environ, qui moult long pays s’estendent, puis s’en veint descendant sur la Turquie, & assaillit Bajazet de guerre.
Adonc luy conveint par force laisser en paix les Chrestiens. Si commencèrent les Tartares fortement à demarcher son pays, & à piller & gaster, & luy conveint deffendre & faire armée contre eulx. Et lors les Chrestiens qui estoient d’aultre part, C’est à sçavoir le Seigneur de Chasteaumorant & sa compaignée luy feurent au dos, qui mie ne luy estoyent bons voisins, ains luy portoient souvent de grands dommaiges. Si se continua tant celle guerre que il fut desconfit en plusieurs batailles, & ses gens morts & pris, & ses forteresses, villes & citez prises & destruites, & ruées par terre, tant que à la parfin ne peut plus forçoyer contre luy. Et en une bataille qu’il eut contre le dict Tamburlan fut desconfit, & toute sa gent en fuite & prise. Etfeut luy mesme pris & mené en prison, en laquelle mourut de dure mort. Et ainsi par ceste voye périt & finit la Seigneurie de Bajazet qüi maints maulx avoit faict à la Chrestienté, & par ceste maniére en fut vangé le Comte de Nevers & les nobles François, & aussi l’Empereur de Constantinople que il avoit déshérité. Mais n’eust pas faict meilleure compaignée celuy Tamburlan aux Chrestiens que avoit faict Bajazet, si longuement eust vescu. Car ja n’eust esté saoul de conquérir terre. Mais Dieu qui à toutes choses sçait remédier, ne voulut mie souffrir que son peuple Chrestien feust soubmis ne subjugué par les ennemis de la vraye foy. Si luy envoyaia mort qui toute chose mondaine trait à fin.
CHAPITRE XXXVIII.
Cy dit comment, le Mareschal eut grand pitié de plusieurs Dames & Damoiselles qui se complaignoient de plusieurs torts que on leur faisoit, & nul n'entreprenait leurs querelles, & pour ce entreprit l’Ordre de la Dame blanche à l’escu verd. Par lequel luy treiziesme portant celle deyise, s'obligea à la deffence d’elles.
A revenir à nostre premier propos, C’est à sçavoir de parler du bon Mareschal, duquel ne pourroient estre suffisamment représentées les grands bontez, tandis que l’Empereur de Constantinople estoit en France devers le Roy, comme est deduict cy devant, & que le dict Mareschal estoit à sejour, adveint que aulcunes complaintes veindrent devers le Roy, comment plusieurs Dames & Damoiselles, veufves & autres, estoyent oppressées & travaillées d’aucuns puissans hommes, qui par leur force & puissance les vouloient desheriter de leurs terres, de leurs avoirs & de leurs honneurs, & avoient les aucunes desheritées de faict. Ainsi maints grands torts recepvoient, sans que il y eut Chevalier, ne Escuyer, ne Gentil-homme aulcun, ne quelconque personne qui comparait pour leur droict defendre, ne qui sousteint, ne debatist leurs justes causes & querelles. Si venoient au Roy comme à fontaine de Justice, supplier que sur ce leur feust pour veu de remede raisonnable & convenable.
Ces piteuses clameurs & complaintes ouyt le Mareschal faire à maintes Gentils-hommes par plusieurs fois, si comme il estoit en la presence du Roy. Desquelles choses eut moult grand pitié, & de toute sa puissance estoit pour elles, & ramentevoit leurs causes au Roy & en son Conseil, & les portoit & soustenoit en leur bon droict par moult grande charité, comme celuy qui en toutes choses bu estoit & est tel que noble homme doibt estre. Si va penser en son couraige que moult grand honte estoit à si noble Royaume comme celuy de France, où est la fleur de la Chevalerie & Noblesse du monde, de souffrir que Dame ny Damoiselle, ne femme d’honneur quelconque eust cause de foy plaindre que on luy feist tort ne grief, & que elles n’eussent entre tant de Chevaliers & Escuyers nuls champions, ny défendeurs de leurs querelles : par quoy les mauvais & vilains de couraige estoient plus hardis à leur courir sus par maints oultraiges leur faire, pource que les femmes sont foibles, & elles n’avoient qui les deffendit. Et avec ce disoit en foy mesme que moult estoit grand pitié, péché & deshonneur à ceulx qui mal leur faisoient, que femme d’honneur eust achoifon de soy plaindre d’homme, lequel naturellement & de droict les doibt garder & deffendre de tout grief & tort, à son pouvoir, s’il est homme naturel, & tel qu’il doibt estre, c’est à sçavoir raisonnable. Mais pour çe que chascun ne veult pas user aux femmes de tel droict, que quand estoit de luy par sa bonne foy il vouloit mettre coeur, vie & chevance de toute sa puissance, à soustenir leurs justes causes & querelles, contre qui que ce feust qui le voulust debatre, ne qui tort leur feist, au cas que son aide luy feust requis d’aucune.,
Ainsi devisoit à part soy le bon Mareschal, & quand sur ce eut assez pensé, adonc par sa tres-grande gentilesse, libéralité, & franchise de couraige, va mettre sus un moult notable & bel ordre, & tres-honnorable à Chevalier, que il fonda & assist sur ceste cause. Et de ceste chose va dire sa pensée & sentence à aulcuns ses plus especiaulx compaignons & amis, lesquels moult l’en priserent, & luy requirent que ils seussent compaignons & freres du dict ordre, qui moult leur sembla estre juste, bel, honnorable & chevaleureux, laquelle chose il leur accepta de bonne volonté. Si feurent treize Chevaliers, lesquels pour ligne & demonstrance de l’emprise que ils avoient faicte & jurée, debvoient porter chascun d’eulx liée autour du bras une targe d’or esmaillée de verd, à tout une Dame blanche dedans. Et des convenances que ils feirent & jurerent à l’entrer en l’ordre, voulut le Mareschal, afin que la chose feust plus authentique, que bonne lettre en feust faicte, laquelle feust scellée des feaulx de tous treize ensemble, & que aprés feust publié en toutes parts du Royaume de France, afin que toutes Dames & Damoiselles en ouyssent parler, & que elles sceussent où se traire si besoing en avoient. Si me tais de deviser des convenances du dict ordre, pour ce que tout au long on les peult veoir par la déclaration des propres lettres par eulx certifiées & escriptes, dont cy-aprés s’ensuit la teneur. Et ne voulut le Mareschal estre le premier nommé és dictes lettres, pour ce que Monseigneur Charles d’Albret qui est cousin germain du Roy de France, voulut estre compaignon du dict ordre. Si n’en vouloit estre nommé chef par devant luy : & pour ce est mention faicte d’eulx tous ensemble, comme veoir se peult.
CHAPITRE XXXIX.
Le contenu des lettres d'armes, par lesquelles se obligeaient les treize Chevaliers à defendre le droict de toutes Gentils-femmes à leur pouvoir, qui les en requerroient.
A toutes haultes & nobles Dames & Damoiselles, & à tous Seigneurs, Chevaliers & Escuyers, après toutes recommendations, font à sçavoir les treize Chevaliers compaignons, portans en leur devise l’escu verd à la Dame blanche.
Premierement pour ce que tout Chevalier est tenu de droict de vouloir garder & deffendre l’honneur, 1’estat, les biens, 1a renommée, & la louange de toutes Dames & Damoiselles de noble lignée, & que iceulx entre les autres font tres-desirans de le vouloir faire, les prient & requierent que il leur plaise que si aulcune ou aulcunes est ou sont par oultraige, ou force, contre raison diminuées ou amoindries des chosesdessus dictes, que celle ou celles à qui le tort ou force en sera faicte veuille ou veuillent venir ou envoyer requerir l’un des dicts Chevaliers, tous ou partie d’iceulx, selon ce que le cas le requerra, & le requis de par la dicte Dame ou Damoiselle, soit un, tous ou partie, sont & veulent estre tenus de mettre leurs corps pour leur droict garder & deffendre encontre tout autre Seigneur, Chevalier ou Escuyer, en tout ce que Chevalier se peut & doibt employer au mestier d’armes, de tout leur pouvoir, de personne à personne, jusques au nombre dessus dict, & au dessoubs, tant pour tant. Et en briefs jours après la requeste à l’un, tous ou partie d’iceulx faicte de par les dictes Dames ou Damoiselles, ils veulent presentement eulx mettre en tout debvoir d’accomplir les choses dessus dictes, & si brief que faire se pourra. Et s’il advenoit, que Dieu ne veuille, que celuy ou ceulx qui par les dictes Dames ou Damoiselles seroient requis, eussent essoine raisonnable, afin que leur service & besongne ne se puisse en rien retarder qu’il ne prist conclusion, le requis ou les requis feront tenus de bailler prestement de leurs compaignons, par qui le dict faict seroit & pourrait estre mené à chef & accomply.
Item si aucuns Seigneurs, Chevaliers ou Escuyers de noble lignée, & sans vilain reproche, ont volonté de faire aucune requeste, ou ont faict ou font aulcuns vœus de faire ou accomplir aulcunes armes, quelles que elles soyent ou feussent, honnorables & deües de faire, pource qu’il est à penser certainement que les dicts requeste & vœus, ils ont grand volonté de les mettre à chef pour eulx oster de peine, & afin que plus legerement ils puissent trouver l’accomplissement de leur desir, iceulx Chevaliers dessus nommez, tous ou partie d’iceulx, à qui iceulx voüans & requerans vouldra ou vouldront adresser leurs dicts vœus & requeste, à l’aide de Dieu seront ou sera prest celuy ou ceulx qui en sera ou seront requis, tous, un, ou partie d’iceulx selon ce que le cas le requerra, de faire & accomplir les dictes armes à eulx requises. Et pour mettre le faict à execution deüe, veulent trouver Iuge à leur pouvoir dedans quarante jours après la requeste à eulx faict, & la devise des armes, & plustost si faire se peut. Et après que le dict luge sera trouvé d’estre prest au chef de trente jours, quelque jour que le Iuge vouldra, donner tout accomplissement du dict faict. Et au cas que iceulx ne pourroient trouver Iuge, si celuy ou ceulx qui aura ou auront faict les dictes requestes & voeus le veulent pourchasser convenable tel que, par raison doibve suffire, le dict Chevalier ou Chevaliers dessus nommez fera ou feront prests de partir pour y aller trente jours après que l’on leur aura faict à sçavoir qui sera le Iuge. Et s’il est besoing d’avoir saufconduict ou aultre seureté, ceulx qui trouveront le Iuge seront tenus de le faire avoir tel comme au cas appartiendra.
Item pource qu’il pourrait advenir que plus d’un pourroit adresser son voeu & requeste à aulcun des Chevaliers dessus nommez, iceluy Chevalier sera tenu de l’accomplir à celuy qui premier luy aura faict à voir. Et cela faict & fourny, si Dieu le gardoit d’essoine, après l’accompliroit à l’autre. Item au cas que aucun ou aucuns des dicts Chevaliers dessus nommez auroit ou auroient essoine raisonnable & honneste de non pouvoir accomplir les choses à luy requises, il seroit ou seroient tenus de bailler un de leurs compaignons, lequel qu’il luy plairoit, pour donner tout accomplissement au dict faict.
Item s’il advenoit que de tel nombre comme les Chevaliers dessus nommez sont, ils feussent requis tous ensemble d’accomplir aucunes armes quelles que elles soyent ou feussent, & un ou aulcun d’iceulx feussent en voyage, ou eussent aucune essoine raisonnable, parquoy ils ne peussent estre bonnement au jour qui empris seroit, la partie à qui on le feroit à sçavoir, puisqu’il ne pourroit recouvrer à temps leurs compaignons, seroient tenus de leur pouvoir d’en mettre avec eulx pour parfournir le nombre dessus dict, pour accomplir toutes choses à eulx requises. Et s’ils estoyent en lieu que ils ne peussent recouvrer leurs compaignons comme dict est, ne autre compaignée pour fournir le dict nombre, iceulx qui là seroient, ou qui se pourroient bonnement trouver ensemble, seroient tenus de tel nombre comme ils seroient de faire & accomplir toutes choses comme dessus est dict.
Item s’il advenoit que aucune ou aucunes Dames ou Damoiselles eussent requis le secours & ayde de l’un de tous ou de partie des dicts Chevaliers, & après la requeste faicte de par les dictes Dames ou Damoiselles aucun ou aucuns Seigneurs, Chevaliers ou Escuyers, pour leur requeste & vœus accomplir, s’adressassent à eulx d’aucunes armes quelles que elles soyent ou feussent, comme dessus est dict, les dicts Chevaliers ou aulcuns d’iceulx seroient tenus, comme raison est, de faire & accomplir premièrement le secours de la dicte Dame ou Damoiselle, & cela faict, donner tout accomplissement aux dictes armes de quoy on se feroit à eulx adressé. Et si ainsi estoit que aucun ou aucuns Seigneurs, Chevaliers ou Escuyers, pour leurs vœus & requestes accomplir, se feussent adressez d’aucunes armes à aucun des Chevaliers dessus nommez, & depuis aucune Dame ou Damoiselle requist pour son ayde celuy mesme Chevalier, en ce cas il pourroit eslire lequel qu’il luy plairoit, & après, si Dieu le gardoit d’essoine, donner tout accomplissement au surplus.
Item si aucun ou aucuns des dicts Chevaliers dessus nommez, un, tous, ou partie iceulx, estoyent ou feussent requis pour aucuns vœus ou requestes accomplir, de faire aucunes armes, depuis la requeste à eulx faicte, aucun ou aucuns autres Seigneurs, Chevaliers ou Escuyers s’adressassent à iceluy ou à ceulx mesmes Chevaliers de combatre à oultrance, les requis, un, tous, ou plusieurs, s’il leur plaist, peuvent delaisser leurs armes pour prendre la bataille.
Item si aucun ou aucuns des dicts Chevaliers ou Escuyers s’adressoient pour leurs vœus accomplir, de leur volonté, ou autrement à iceulx treize Chevaliers, ou à l’un d’eulx, pour combatre à oultrance, comme dict est, & requissent que les vaincu ou vaincus feust ou feussent prisonniers des vainqueur ou vainqueurs, en celuy cas, & tout avant oeuvre, seroit advisée une somme d’argent du consentement des parties, & par l’ordonnance du Iuge devant qui ils combatroient : & celuy ou ceulx qui seroit ou seroient oultrez & desconfits, demeureroit ou demeureroient prisonnier ou prisonniers en la main du Iuge dessus dict, jusques à ce que il auroit payé & contenté, payez & consentez celuy ou ceulx qui les auroit ou auroient oultrez, d’icelle somme tant seulement, qui paravant auroit esté ordonnée : & icelle payée, s’en pourra ou pourraient aller tous quittes.
Item si aucun ou aucuns mouroait en bataille, ou tost après, pour achoison d’icelle, il seroit en ce cas quitte de payer aulcune finance.
Item si aucun ou aucuns des treize Chevaliers dessus dicts, le temps durant de leur emprise, alloit ou alloient de vie à trespassement, ou eust ou eussent essoine raisonnable de non pouvoir plus bonnement porter armes, les autres compaignons en ce cas seroient tenus de mettre d’autres avec eulx pour remplir & fournir tousjours le dict nombre.
Item les Chevaliers dessus nommez ont emply & veulent donner tout accomplissement à toutes les choses dessus dictes escriptes, de tout leur loyal pouvoir, à l’ayde de Dieu, & de nostre Dame, par l’espace de cinq ans; à commencer à compter du jour de la datte de ces presentes, & porter leur devise le dict temps durant. Et afin que toutes celles & ceulx qui de ces choses oiront parler, sçaichent & tiennent fermement que les volontez des dicts Chevaliers sont fermes de toutes ces choses accomplir, & aussi que l’on y adjouste plus grand foy, ils ont faict sceller ces presentes chascun du scel de ses armes, & chascun y a mis son nom par escript, qui feurent faictes le jour de Pasques fleuries l’onziesme jour d’Avril, l’an de grâce mille trois cens quatre-vingt-dix-neuf.
Messire Charles d’Albret, Messire Boucicaut, Mareschal de France, Boucicaut son frere. François d’Aubissecourt, Iean de Ligneres, Chambrillac, Castelbayac, Gaucourt, Chasteaumorant, Betas, Bonnebaut, Colleville, Torsay.
Et à tant seray fin de la premiere Partie de ce livre, & en poursuivant ma matière par ordre comme les choses adveindrent de rang au contenu des faicts du Mareschal de France Boucicaut, commenceray la seconde Partie, en détaillant toutes les choses dessus dictes, & entrant en aultre propos, lequel à l’aide de Dieu bien & bel me ramenera à ma matiere. Or me doint Dieu grâce de la commencer, moyenner & finir, que ce soit au plaisir de Dieu, qui point ne defend que on loüe les bons, & que aussi ce soit à l’honneur & los de celuy qui bien en est digne, & de qui je parle.
DU BON MESSIRE JEAN LE MAINGRE,
DIT
MARÉCHAL DE FRANCE.
SECONDE PARTIE.
Cy commence la seconde Partie de ce Livre, laquelle parle depuis le temps que le Mareschal eut le gouvernement de Gennes jusques au retour de Syrie.
CHAPITRE PREMIER.
Premièrement parle de l’ancienne coustume qui court en Italie des Guelphes & des Guibelins.
(Ce Chapitre ne contient que des réflexions oifeuses sur les deux partis qui désoloient l’Italie sous le nom de Guelphes & de Gibellins.)
CHAPITRE II.
Cy dit de la Cité de Gennes, & de la tribulation où elle estoit avant que le Mareschal en feust Gouverneur.
(Ce Chapitre ne dit autre chose, sinon que la ville de Gennes y comme toutes les autres villes d'Italie y étoit en proye aux factions des Guelphes & des Gibellins.)
CHAPITRE III.
Cy dit comment la Cité de Gennes se donna au Roy de France.
Si adveint environ l’an de grâce mille trois cent quatre vingt dix sept, que les Genevois, ainsi comme ils ont d’ancienne coustume de gouverner leur cité & le pays qui leur appartient soubs l’obeissance d’un chef que ils eslisoient entre eulx avec le Conseil d’un nombre des anciens de la ville, selon leurs Statuts esleurent pour Duc[48] celuy qui leur sembla homme plus propice & idoine à les bien gouverner. Celuy Duc estoit nommé Messire Antoine Adorne, & encores que il feust du peuple, & non mie Gentil-homme d’extraction, si estoit-il saige, & bien & prudemment les gouvernoit, & tenoit en Justice. Mais ainsi comme devant est dict, comme il soit comme impossible tenir en paix les communes & peuple d’icelle nation, qui ne se peut souffrir pour leur grand orgueil à nul suppediter, si par force n’est, ains veulent tous estre maistres, se rebellerent contre iceluy leur Duc & le chasserent. Mais après feit tant par amis que il feut rappellé à la Seigneurie, en laquelle quand il eut un peu elle d’espace, luy qui sage estoit, considera la grande variété de ses citoyens, lesquels il sentoit ja murmurer & machiner contre luy. Si veid bien que longuement ne la pourroit garder ne tenir pour la division d’eulx, qu’il convenoit tenir & gouverner soubs grande puissance. Si s’advisa celuy Duc pour le bien de la dicte cité d’une saige cauele. Car il feit tant par dons, grandes promesses, & belles paroles, que les principaulx des nobles, & qui debvoient avoir les plus grandes dominations en la ville, dont ceulx du peuple les avoient chassez, ne y demeurer sinon peu d’eulx n’osoient, feurent d’accord d’eulx donner au Roy de France. Et celle chose agréerent mesmement des principaulx de ceulx du peuple.
Quand il eut toute ceste chose traicgée & bastie, il le manda hastivement par ses messaiges en France. (25) Le Roy eut Conseil que ce n’estoit mie chose à mettre à néant. . Et que bon seroit pour luy d’estre saisy & revestu de si noble joyau comme de la Seigneurie de Gennes, par laquelle sa puissance & par mer & par terre pourroit moult accroistre. Si envoya un Chevalier de France avec belle compaignée de gens pour en recepvoir les hommaiges, & gouverner pour le Roy la dicte cité. Mais iceluy ne leur fut pas longuement agreable, ains conveint qu’il s’en partist. Et ainsi semblablement plusieurs des Chevaliers de France y feurent envoyez, & mesmement le Comte de Sainct Pol. Mais aucuns par advanture pour les cuider tenir en amour, leur estoient trop mols & trop familiers, & frequentoient avec eulx souvent, & dansoient avec les Dames. Si n’est pas la maniére de gouverner ceulx de delà. Parquoy tousjours il convenait que iceulx Gouverneurs s’en partissent.
CHAPITRE IV.
Cy dit comment vertu plus que autre chose doibt estre cause de l’exaucement de l’homme.
(Le titre seul de ce Chapitre prouve qu il est inutile à l’Histoire.)
CHAPITRE V.
Cy dit comment le Mareschal pour sa vertu & vaillance fut esleu & estably pour estre Gouverneur de Gennes.
(Ce Chapitre n'offre à conserver que ce qui suit.)
Toutefois à la fin, consideré que le Royaume n’estoit mie pour le temps oppressé de grandes guerres, & aussi que c’estoit chose deüe de pourveoir à la ruine de la cité & pays de Gennes, qui adonc estoit moult malade, & adonc au bas & grand disete avoit de saige repareur, laquelle dicte cité en espoir d’avoir secours & aide à sa miserable douleur, s’estoit mise & rendue és bras du Roy de France comme à souverain Prince, feut délibéré que il irait, Adonc par le Roy feut commis au bon & saige Mareschalt Boucicaut le Gouvernement de Gennes & de tout le pays qui aux Genevois compete & appartient, & feut faict propre Lieutenant du Roy, representant sa personne & ayant l’Adminiflration & Baillie de tout en tout, & tenus à faicts & dicts tous ses establissemens, ordonnances, & commandemens, comme si le Roy feust en personne, comme le Roy luy certifia par ses lectres patentes, passées, signées & scellées present son Conseil.
CHAPITRE VI.
Cy dit comment le Mareschal alla à Gennes, & comment il y fut receu.
Le Mareschal qui eut par le Roy la commission & gouvernement de Gennes, comme dict est, appresta son erre au plus tost qu’il peut. Et luy qui en toutes choses sçait estre pourveu, saigement considera que avec le bon sens & advis qu’il convient avoir à bien gouverner les gens de delà, estoit aussi neceffaire pour reparer la ruine & deschéement du lieu, de s’ayder de force & de puissance contre les diverses volontez & contraires opinions qui par la division d’entre eulx communément y sont. Et pour ce par la volonté du Roy se pourveut de bonnes gens d’armes en telle quantité comme par bon conseil eut advis que il luy convenoit.
Quand tout son erre eust appresté, adonc preint congé du Roy & des Seigneurs. Si se partit à belle compaignée, adressant sa voye droict à Gennes, en allant par la cité de Milan, laquelle dicte cité sied comme à deux journées de Gennes. Là arresta aucuns jours, tant que vers luy feurent arrivez belle compaignée de gens d’armes qu’il attendoit. Et en ce lieu luy veindrent au devant des principaux & des greigneurs de la cité de Gennes, qui humblement luy feirent la reverence, & grand semblant de joye feirent de sa venue. Les aucuns d’eulx par adventure le faisoient feintement, pource que ils veoient que la maistrise n’estoit mie leur : & les autres de bonne volonté estoyent de luy joyeulx, & le desiroient, en espoir qu’il les meist & teint en paix, & réparast la ruine de leur cité : & le Mareschal les receut tous très benignement. Si se voulut informer, & ja avoit faict couvertement de plus longue main, lesquels d’entre eulx il pouvoit reputer pour preud’hommes, & en qui il se peust fier, & quels contents se tenoient de la Seigneurie du Roy de France, & quels estoyent amateurs de paix & d’équité, Et aussi se voulut-il informer quels estoyent seditieux & mettans discorde entre eulx, & rebelles à la Seigneurie du-Roy. Si fut de tout ce bien & suffisamment informé, par quoy il luy veint à congnoissance comment aucuns des plus grands & des plus notables de tous s’estoient voulu attribuer la Seigneurie, & estoyent machinateurs de trahisons & de discorde, par especial l’un d’eulx, si comme cy après fera dist.
Quand il sceut des bons & des mauvais toute la vérité ne l’oublia mie, & bien leur sçaura monstrer en temps & en lien. De Milan se partit pour venir à Gennes, & au feur qu’il alloit luy venoient nobles hommes citoyens & gens du peuple de toutes parts au devant, faisans feste, quelque courage que les aucuns d’eulx eussent, & tous luy venoient faire la reverence, tant que tous bons &: mauvais saillirent hors de la Cité. Et ainsi entra dedans Gennes la veille de la feste de laToussaincts, l’an de grâce mille quatre cent & un, où à grand joye feut receu. Si feut mené & convoyé à belle compaignée tant de gens d’armes comme des gens de la ville & du pays au Palais, qui moult est bel & richement faict pour son estat ordonner, & pourveoir de toutes choses convenables. Si croy bien qu’il y en eut de tels que quand ils veirent son redoutable maintien, & la maniére de sa venuë, & comment il estoit acccompaigné, que quelque chere que ils feissent n’estoient pas bien à seur; car coupables se sentoient. Mais les bons de rien ne s’en effrayerent, ainçois plus asseurez feurent que devant. Car lors estoit venu celuy qui les defendroit contre les mauvais & contre tous ennuis.
Tan tost qu’il fut arrivé feit faire commandement par toute la ville que tout homme de quelque estat qu’il feust rendist les armes, & les portast au Palais, sans nulle retenir, soubs peine de la teste ; & que nul ne feust si hardy de point en avoir, ne tenir en sa maison ne porter couteau, fors à couper pain. Si leur conveint à ce obéir, quoy que il leur pesast. Or peurent à celle fois congnoistre les Genevois que main de maistre les gouvernoit. Si veissiez, incontinent porter au Palais à grans presses harnois de toutes parts, dont moult en y avoit & grand foison de beaux & de riches. Et le saige Gouverneur les feit bien & bel mettre en sauveté, & les bien garder. Et aussi leur feit deffence sur la dicte peine que nul ne feust si hardy de tenir couteau, ne eulx assembler en parlement, en Eglise, ne aultre part.
CHAPITRE VII.
Cy comment le Mareschal parla saigement aux Genevois au Conseil.
Le lendemain sans plus de demeure feurent tous les plus notables & principaux hommes de Gennes assemblez avec le Mareschal à Conseil Et adonc parla à eulx par saige maintien, & en discretes & rassises paroles leur dit comment le Roy son souverain Seigneur l’avoit là envoyé à leur requeste, dont il les remercioit de la bonne opinion & fiance que ils avoient en luy, & que pour secourir à la desolation en quoy ils estoient pour cause de ceux de mauvaise volonté qui estoient entre eulx, lesquels persecutoient les bons, estoit là envoyé afin de punir les mauvais, & les bons tenir en paix, & faire justice à tout homme. Pour laquelle chose accomplir vouloit forces avoir, & toute sa puissance sans nulle espargne y employer, à l’honneur du Roy & de luy, & au profit d’eulx. Et pource les requeroit & prioit que vrais & loyaux subjects voulurent estre tousjours au Roy de France comme ils avoient promis, & que si ainsi le faisoient ils feussent seurs & certains que il les défendroit de toute sa puissance, à l’aide de Dieu, contre tous ennemis, maintiendroit Justice, & en paix & équité les tiendrait, & à son pouvoir accroistroit le bien & utilité publique.
Mais au cas que il pourrait sentir, sçavoir ou appercevoir le contraire en eulx ou en aulçun d’eulx, & quelque machination d’aucune trahison ou forfaicture contre la Royale Majesté ou contre luy, que ils sceussent de vray & tous seurs se teinssent que il n’y auroit si grand que il n’en feit telle punition que les aultres y prendraient exemple, mais si preud’hommes & loyaulx subjects vouloient estre, que ils ne doubtassent point de luy. Et nonobstant que il feust estably leur Gouverneur & chef, ne pensassent que il voulust envers eulx user d’arrogance ne maistrise rigoureuse, par voye de faict & à sa volonté. Car ce n’estoit mie son intention, ains vouloit estre avec eulx paisible comme citoyen & amy de Gennes, & user de leur loyal conseil, sans lequel rien ne pensoit d’establir ne faire chose quelconque touchant la police & gouvernement du pays. Telles paroles & assez d’autres belles & bonnes leur dit le saige Gouverneur, pour lesquelles, & pour son bel & honnorable maintien, reputerent & priserent moult son sçavoir, & très contents en feurent. Si le remercièrent moult, & offrirent corps & biens & feauté & loyale obeissance, comme bons subjects du Roy de France leur Seigneur, & à luy son Vicaire & Lieutenant leur Gouverneur.
Apres ces paroles parlèrent de plusieurs choses. Et là luy feurent accusez les principaux conspirateurs & machinateurs de trahisons, & qui tousjours avoient esté cause de rebellion, & mesmes de tels y avoit qui luy estoient allez au devant & faict la reverence dés Milan. Et par especial un nommé Messire Baptiste Boucanegra, qui avoit traicté de faire occire tous ceulx qui estoyent à Gennes de par le Roy, & s’estoit voulu attribuer la Seigneurie de Gennes. Iceluy Boucanegra & aucuns des autres ses complices des principaulx ordonna le Gouverneur prendre. Lequel commandement feut tost executé, dont celuy feut moult esbahy quand il veid mettre la main à foy de par le Roy & de par le Gouverneur. Car pour la grande authorité dont il se reputoit ne pensoit que nul osast s’adresser à luy : mais tout ce rien ne luy valut. Mais le saige Gouverneur qui bien sçavoit que par delà les lignaiges s’emrehayent & ont envie les uns sur les autres, ne voulut pas pour quelque accusation que on feist d’eulx leur garder rigueur de Justice sans suffisante information de leurs faicts, laquelle fut faicte tres-diligemment, & bien feit examiner les dicts prisonniers. Lesquels après le rapport de la suffisante enqueste, & la confession de leur propre bouche, feurent trouvez coupables. Pour laquelle chose iceluy Baptiste, tant: feust- il de grande auctorité, afin que les autres exemples y preinssent, & deux aultres avec luy, feurent decapites en la place publique. Dont ceulx de la ville qui jamais ne l’eussent cuidé, pour le lignaige & authorité dont il estoit, feurent tous espouventez, & tant que chascun eut depuis peur de mesprendre : & mesmement les propres gens du Gouverneur. Et moult redoubterent la rigueur de sa Justice, parce que ils veirent & apperceurent que son intention estoit de n’espargner nul malfaicteur quel qu’il feust. Car à un de ses Chevaliers propres feist-il trancher la teste pour cause que un de ces dicts prisonniers qu’il luy avoit commis à garder luy estoit eschappé. Si commencea à faire raison & Iustice à toute gent, & punition des mauvais selon ce que ils avoient desservy, sans espargner grand ne petit, ne quelconque homme de quelconque estat qu’il feust. A ceulx qui avoyent esté traistres & rebelles du Roy de France & à sa Seigneurie, faisoit publiquement trancher les testes, pendre les larrons & meurtriers, couper membres selon les meffaicts, bannir les seditieux & mauvais, les uns à temps, les autres à perpétuité, selon que le cas le donnoit. Et aussi faisoit misericorde & pardonnoit aux humbles & aux ignorans, quand leur cas estoit digne de pitié. Si faisoit comme le bon pasteur qui trie & separe les bestes rogneuses d’entre les saines, afin que la maladie ne se prenne partout ainsi que faict le bon Medecin qui tranche la mauvaise chair de peur qu’elle empire la bonne. Si n’estoit fayorable à nul par corruption, ne par quelque familiarité tenir part ne bande.
Adonc commencèrent à venir de toutes, parts les bons anciens & les nobles hommes qui paravant n’osoient venir ny habiter en la ville, & que les populaires & les robeurs & mauvaises gens qui ne vivoient fors que de pillerie & d’occisions les uns sur les autres avoient chassez. Si se retirerent devers le Gouverneur, faisans feste de son joyeulx advenement, & il les receut tres-benignement ; & l