Archive en majesté
Eamon Duffy, The Voices of Morebath.
André Gaillard eût approuvé sans doute l'expression de cette
volonté, et de même cet ouvrage nous parle de gens simples, dans un endroit qui
n'a guère d'importance du point de vue de ceux qui font profession d'écouter et
d'interpréter la clameur de ce monde. Cette préoccupation est aussi la nôtre,
de tourner résolument le dos à cet insupportable fond sonore, ce bruit que l'on
dit aujourd'hui médiatique, de l'Histoire officielle écrite par les vainqueurs
et leurs porte-voix.
Le Mythe, aujourd'hui décrié, nous semble tout aussi faux, et
cependant parfois plus poétique, plus vrai même, dans le sens où il ne
travestit que peu ou mal ses propres ressorts, ses désirs secrets. Les boucs
émissaires sacrifiés à sa cruauté récurrente, nous savons aujourd'hui les
réhabiliter, et démonter le décor fantasmatique qui l'habille, jusqu'à la
racine du crime fondateur. René Girard[3]nous en a montré les rouages implacables. Fort impertinemment, nous oserons
prétendre que la statue du Mythe Commandeur a pu être jetée à bas aussi
facilement parce qu'elle était déjà fort vermoulue, et que nul sectateur ni
nulle vestale n'en entretenaient plus ni l'autorité ni la flamme.
L'Histoire officielle et ses gardiens ne permettent pas de
telles remises en cause, ces mises à nu impitoyables des sociétés humaines. Le
récit autorisé empêche la distraction de notre regard et désigne des figures de
proue, pointe du doigt sinon de la baguette les événements importants qui
doivent baliser notre lecture, se montre tour à tour pédagogue puis inquisiteur
sévère. Il y a des vies et des morts qu'il nous faut admirer ou prendre en
horreur, il y a des lieux majeurs de pouvoir(s) qui nous sont montrés.
L'unanimisme est la règle, "le hasard et la nécessité"[4]n'ont pas ici leur place. Seul peut-être Jean-Paul Sartre se permit un jour un
sibyllin et ironique "l'Histoire se fait sans la connaître"[5]auquel on s'accorda de conférer le statut d'un bon mot anodin.
L'archive impose une autre part de vérité :
L'archive n'écrit pas de
pages d'histoire. Elle décrit avec les mots de tous les jours le dérisoire et
le tragique sur le même ton.[6]
Ainsi naît le sentiment naïf mais profond, de déchirer un voile, de
traverser l'opacité du savoir et d'accéder, comme après un long voyage
incertain, à l'essentiel des êtres et des choses[7].
Mais, d'emblée, le hasard de sa collecte lié à sa survie hypothétique soumise aux aléas du temps, lui confie un statut a priori suspect, qui la place en situation d'infériorité par rapport à l'Histoire. L'être humain n'aime guère remettre aux mains du sort sa réflexion sur lui-même. Un morceau de papier jauni recouvert d'une écriture menue, brunie, parfois évanescente, un parchemin déliquescent, une image à demi effacée sur le mur d'une église, une vague inscription sur une pierre moussue, un objet brisé mélangé à la glaise, tout ceci ne saurait remettre en cause nos certitudes. Nous pouvons toujours nous convaincre que mille autres documents contradictoires ou plus significatifs ont disparu là où un seul nous est parvenu du seul fait de ce damné Hasard! Cette fragilité de l'archive, cette parcelle de voix, ce murmure nous est en apparence aussi inutile qu'une simple bougie et sa flamme nue par une nuit de tempête.
Alors pourquoi cette quête d'André Gaillard, pourquoi cette passion, ce goût de l'archive?[8]
Nous affirmerons ici notre désir d'appartenance à une école nouvelle que nous appelons de nos voeux, à un mouvement de l'Archive pour l'Archive. Nous refusons ici, et nous croyons qu'André Gaillard l'aurait refusé aussi, la prétention et le désir même de faire oeuvre d'Histoire peu ou prou officielle. Il n'a pas laissé à notre disposition une seule ligne écrite où il aurait traduit un quelconque penchant dans cette direction, mais il avait l'obsession du devoir de mémoire, et il eut en ce domaine la rigueur qui a permis cette publication. Il ne s'agit ici que d'une parcelle de son travail, et le lecteur doit savoir que malgré la maladie qu'il savait fatale, il a poursuivi ce devoir en recueillant la parole des personnes les plus âgées de la commune, là aussi avec une volonté d'exhaustivité, et ces enregistrements restent à exploiter. C'est finalement le 19ème siècle à St Méard pour lequel il a peut-être réuni le moins de documents, mais l'ensemble de la collecte reste impressionnant. Nous souhaitons personnellement poursuivre cette oeuvre en recueillant et en transcrivant les archives du 16ème siècle dont un aperçu nous a semblé particulièrement prometteur, ainsi que celles des siècles précédents, mais ceci est un autre sujet.
Nous n'adopterons pas par ailleurs la démarche suivie par Eamon Duffy qui postule que l'événement extérieur, la Réforme, est "autheur"[9]des bouleversements que va connaître le village de Morebath au tournant du 16ème siècle anglais. Ici, peu de discours, c'est l'archive qui sera enchâssée comme pierre précieuse dans sa bague. Certes, nous insérerons les notes et commentaires d'A.G.[10], et nous apporterons des remarques personnelles sur le contexte de l'archive, sur la filiation de tel ou tel personnage, nous ferons parfois référence à des événements extérieurs, mais seulement dans la mesure où cela peut avoir une utilité dans la compréhension du document. Nous voulons que cette Archive soit au centre du livre, qu'elle brille de tous ses feux. Le texte doit en être lu au premier degré, les termes les plus anodins doivent être (re)découverts. Là où l'érudit blasé ne voit que formule toute faite, nous souhaitons que les mots retrouvent ici leur essence originelle. Nous n’avons pas cherché à nous livrer à un "exercice forcené de traduction"[11], mais nous avons souhaité, par volontarisme projectif, à cerner "la manifestation des rapports humains"[12]. Nous avons eu ce désir, que cette transparence de l’archive crée "une place vide offerte à la signification"[13].
Là où bien des fois les paléographes pressés se contentent de trois petits points à la place des dernières lignes considérées comme seulement formelles, nous écrirons en toutes lettres que Guilhem déclare « ne scavoir ecrire ny signer »[14], car nous pensons que cela donne un sens à une vie et à une œuvre, en l'occurrence le dallage de l'église, toujours en place aujourd'hui deux siècles et demi plus tard. Quand Jean de Mellet dicte son testament en 1547 au château de Saint Pardoux, "considerant les disfortunes et incommodites qui adviennent et peuvent advenir journellement a un chescun humain et quil ny a chose plus sertaine ne plus incertaine que jour et heure dicelle [de sa propre mort]"[15], nous n'y avons pas entendu une formule passe-partout, au contraire, nous avons eu le sentiment d’une théâtralité tragique et s'est insinuée en nous une angoisse sourde, que le texte distille dans son ensemble, comme si l'homme mûr pressentait le destin de ses enfants et de sa lointaine descendance. Les frères et demi-frère issus du premier mariage avec Jeanne Flamenche et de son "deuxième lit" avec Hélène de Patouil, dame de Saint Méard, vont s'affronter sur le champ de bataille de Coutras. Magdelon qui combattit Soliman Le Magnifique sera tué aux côtés du duc de Joyeuse alors que son demi-frère Bertrand sera dans le camp des vainqueurs aux côtés du futur Henri IV, la victoire inespérée du jour ouvrant la voie du pouvoir parisien. Et les enfants des enfants de Jean de Mellet s'entre déchireront durant plusieurs générations, parfois jusqu'au meurtre, comme si cette fêlure initiale des "troubles de religion" avait engendré l'enchaînement de la tragédie humaine.
La geste individuelle rejoint donc l'histoire collective. Qui
peut prétendre que Madelon et Bertrand, les frères ennemis de St Méard et St
Pardoux ne sont pas les "autheurs"[16]de leur histoire et de notre Histoire, si nous devons pour une fois concéder à celle-ci?
Nous investiguerons aussi plus avant le rôle que la famille
De Laplace a pu tenir auprès du jeune Calvin. Là aussi nous poserons le décor
de relations humaines, de l'Amitié au temps de la Renaissance[17],
de la genèse d'une pensée, toujours bien vivante aujourd'hui. Au passage, nous
souhaitons rendre ici hommage au travail d'Olivia Carpi-Mailly[18]qui à partir d'un corpus de six lettres de Calvin à Louis du Tillet en 1538, a
donné "une leçon d'histoire" dans un simple mémoire de maîtrise. Pour
notre part, et parallèlement à cette amitié entre Calvin et Louis du Tillet,
nous essaierons de suivre les De Laplace de Saint Méard de Dronne à la fin du
15ème siècle jusqu'au martyre lors de la Saint Barthélémy du
Président Pierre de Laplace[19],
qui avait partagé dans son adolescence le quotidien de l'étudiant Jean Calvin
réfugié à Angoulême sous le nom de Charles d'Hespeville.
Le dernier document présenté[20]se voudra au contraire "leçon d'anti-histoire". Le 14 juillet 1799,
au jour donc du dixième anniversaire de la prise de la Bastille, alors que
Bonaparte s’auréole de ses victoires en Italie et en Egypte[21]que chante encore de nos jours la légende officielle qui célèbre toujours du
côté des Invalides le triomphe d'alors de la Nation et de ses armes, voici sous
nos yeux une archive fort politiquement incorrecte, qui nous parle de jeunes
déserteurs, de familles solidaires, de forces de police locales embarrassées,
affectivement proches de ces jeunes rebelles, parfois presque complices. La
gloire du futur empereur est bien estompée du côté des bois de Vanxains. Je ne
peux m'empêcher de penser qu'un siècle et demi plus tard les jeunes des
communes de cet arrondissement de Ribérac auront les mêmes réflexes de s'enfuir
dans les bois avec leurs fusils de chasse, cette fois-ci pour échapper au STO[22],
et à un autre mangeur d'hommes, un nouvel ogre, mille fois plus terrible encore[23].
Ce dernier texte se veut témoin d'un ancrage dans la
modernité en ces derniers jours du 18ème siècle, par opposition au
testament de Jean de Mellet, tout imprégné des sentiments et des angoisses du
Moyen Age. Notre seizième siècle, selon Jacques Le Goff[24],
est partie intégrante du temps médiéval, et l'un des objectifs de cet ouvrage
est d’accompagner ce cheminement qui mènera Saint Méard depuis cette terra incognita jusqu’à la modernité au
travers de la période de l'absolutisme royal et de l'Ancien Régime. Mais nous
ne voulons attribuer à ce terme de modernité aucune connotation, ni positive ni
dépréciative[25].
Nous affirmerons donc encore, et en cela nous sommes conscients de faire preuve
d'esprit médiéval, que nous n'avons pas le "désir de l'Histoire"[26].
La modernité de ce texte se retrouve enfin dans sa langue,
qui n'est plus la même que celle des débuts du 17ème siècle. Au
début de la période étudiée, nous retrouvons certes des toponymes et de
nombreux patronymes qui nous sont familiers, mais le vieux français et le
graphisme des lettres rend notre lecture difficile, dans les premiers temps de
sa pratique. A l'opposé, le vocabulaire du texte sur "les déserteurs de Vanxains" est proche du notre, l'orthographe
aussi, mais c'est surtout dans les signes d’accentuation et de ponctuation que
nous sommes en terrain connu. Ceux-ci furent tour à tour auparavant longtemps
absents puis irréguliers ou fantaisistes, alors que nous retrouvons ici une régularité
dans les conventions d'écriture qui sont presque identiques aux notres, avec le
point séparateur de phrase, la virgule, les accents aigus, graves et
circonflexes ou encore la cédille. Fini le mot qui prend des orthographes
différentes dans le même document, au gré de l'humeur du scribe, l'usage écrit tantôt comme aujourd'hui
mais qui va s'écrire "uzage"
quelques lignes plus loin. C'est peut-être le graphisme du "S"
moderne, sous sa forme majuscule et minuscule qui nous semble le mieux
témoigner de cette modernité graphique.
La tâche de mémoire est ainsi immense, exigeante, sans fin.
Grâce à l'archive, nous devons l'opposer sans relâche au discours totalisant,
aux constructions simplificatrices, aux révisionnismes[27]de tous ordres. Tel est l'esprit de ce recueil, et sa modestie même nous est
chère à cet effet.
André Gaillard s'est inscrit dans cette attitude, dans cette
quête. Dans sa dédicace à celui qui fut son compagnon d’étude, Jean Roux,
auteur des Eléments de géographie linguistique et d'onomastique du Périgord[28],
le comparera amicalement à un Ulysse, pour qui l’archive se confondait avec le
rivage d’Ithaque poursuivi avec une obstination au-delà de la raison commune :
« tau coma Ulisses … cerchaire d’archius ».
Traquer inlassablement l'archive sous toutes ses formes, le
manuscrit des Archives Départementales, l'article d'un vieux journal, la photo
ancienne, le récit des plus âgés, ou encore la trace au sol du camp arténacien[29],
de la villa gallo-romaine, l'objet préhistorique, silex ou fragment de poterie,
et il comprit tout de suite l'importance primordiale de la découverte des
peintures murales de l'église. A partir de cette concrétude, s'exerce la
déduction, l'hypothèse, au risque de voir se démentir cette dernière à la
découverte suivante.
Nous espérons avoir pu faire vivre ici cette approche, qui
essaie d'intégrer un mélange de documents, de transcriptions, de résumés, de
commentaires, de notes personnelles, en espérant que l'assemblage, les
sélections opérées, le "montage" au sens cinématographique du terme
n'ont pas trop trahi la démarche intellectuelle de la personne qui a rendu cet
ouvrage possible. Cette démarche est je crois partagée par tous ceux qui y ont
participé au sein de l’association « Saint Méard et Dronne
Patrimoine », au delà des opinions de chacun. Ce livre se veut enfin
interagir avec ses lecteurs. Nous espérons, la critique, la remontrance, et en
particulier la correction des erreurs de transcription et d'interprétation dues
à notre amateurisme ou à nos connaissances insuffisantes de notre passé, de sa
langue, de ses règles sociales et de ses technologies.
Le futur de l'Archive[30]
Une
des premières mesures en vue d'émerger de notre primitivisme technologique dans
le traitement de l'archive manuscrite consisterait à numériser systématiquement
les catalogues de nos archives départementales, dans un état souvent pitoyable.
Dans un premier mouvement, il pourrait s’agir simplement de transcrire numériquement
des textes imprimés ordinaires et de les mémoriser sous forme de fichiers,
opération simple qui ne demande que peu de moyens humains et matériels, et qui
permettrait de disposer sur Internet de ces catalogues et des index établis
manuellement qui les accompagnent généralement, avec toutes les possibilités
supplémentaires d'indexation de ces fichiers textes qui peuvent être offertes
aisément de nos jours par les moteurs de recherche. Il sera alors possible à
l'amateur curieux comme au chercheur de s'inscrire en ligne en vue de l'accès
physique aux documents qui ont suscité leur intérêt, au jour et à l'heure de
leur choix, cette pré réservation pouvant être effectuée de n'importe où, de la
salle de lecture des Archives, comme du domicile ou du bureau de l'intéressé[31].
Cependant
et dans un deuxième temps, pour faire œuvre plus rationnelle, il faudra décrire
de manière systématique et homogène, les métadonnées liées au document, sa cote
de classement, son "inventeur", la nature de son support, sa
datation, son appartenance à tel ou tel fonds, etc.[32],
dans un langage approprié.
Au
début des années 90, l’université californienne de Berkeley s’engageait sur la
voie de la définition d’un ensemble de standards pour la numérisation des
catalogues d’archives. De là naissait l’EAD[33].
Les autorités officielles du domaine français ignorèrent superbement cette
initiative comme « primitive ». A la fin des années 90, la suffisance
initiale laissa place à l’affolement devant l’urgence, mais sans le temps ni les
moyens de proposer quoi que ce soit de concret, il faudra adopter en
catastrophe le standard "EAD", pratiquement en l’état.
Au-delà de cette anecdote, et une fois installés dans une
situation un peu plus confortable où nous disposerions de tels catalogues en
ligne, que faut-il entendre par numérisation de l'archive manuscrite, du
document lui-même ? Une idée commune trop répandue et fort indigente
consiste à croire que la prise de photo numérique du document, suivi du
rangement d'un petit fichier de type "JPEG"[34]dans une base de données fourre-tout constitue l'acte de numérisation, se
résumant ainsi à l'équivalent d'un micro filmage modernisé.
Certes, il va falloir prendre un cliché numérique du document. Ce cliché doit être de grande qualité, permettre des taux d'agrandissement importants[35], aussi il semble que l'on peut recommander une densité minimum de l'ordre de 600 DPI[36]pour cette opération. Ce n'est cependant là qu'un préliminaire.
Au cœur du traitement de l'archive, doit intervenir maintenant le travail du paléographe. A partir du "graphos", il est visé d'obtenir un texte imprimé dans la langue d'origine du document. Or, jusqu’ici, les travaux (considérables) des paléographes n’ont été que très marginalement cumulés à des fins de capitalisation de la connaissance humaine. L’accessibilité de l’archive est extrêmement réduite et régentée par des institutions au fonctionnement lourd. La perte du lien entre l’archive et la transcription oblige en outre tout chercheur consciencieux à des va-et-vient longs et fastidieux à des fins de vérification du texte restitué par rapport au document original. Or, si l'on considère le nombre de paléographes disponibles, la célérité moyenne d’un spécialiste de cette discipline et le nombre de manuscrits à traiter, un calcul rapide nous montre que nous attend une tâche de plusieurs siècles et nous laisse supposer que la majorité de nos archives auront physiquement disparu avant que ce travail ne soit achevé. En regard de la vanité d’un tel effort, nous suggérerons donc une approche radicalement différente qui décuplerait l’efficacité du quotidien du paléographe et surtout qui maintiendrait à cette fin de capitalisation de la connaissance le lien entre l’archive et sa transcription numérisée, approche qui nécessite des outils logiciels nouveaux dont nous allons brosser à grands traits les fonctionnalités principales.
Il nous faut, en bien plus élaboré, disposer de logiciels,
inspirés des O.C.R.[37]actuels, basés sur une approche en reconnaissance de formes, mais fortement
interfacés avec l'intelligence du transcripteur et munis de bibliothèques
d'abréviations usuelles de la sténo "tyronienne"[38],
comme des abréviations juridiques ou religieuses courantes, avec en outre la
faculté d'auto apprentissage du logiciel qui doit pouvoir s'enrichir des formes
abréviatives propres à l'archive étudiée et à son scribe, et repérées par le
paléographe.
Cette interaction homme machine forte doit permettre de
réduire considérablement ce temps de transcription, de l'ordre d'un facteur 10
probablement. En outre, dans le cas de documents en latin médiéval par exemple,
il faudra que ce logiciel de "paléographie assistée par ordinateur",
cette nouvelle "P.A.O."[39],
comprenne un module de traduction, de préférence en français pour nos archives,
car il serait regrettable que nous ne disposions ici que de traduction vers
l'anglais, ce qui risque fort d'être le cas si nous négligeons le problème
auquel nous sommes ici confrontés. Encore une fois, si nous n'inventons pas,
d'autres feront preuve là aussi d'imagination à notre place. Ce module de
traduction sera de même conçu en forte interactivité avec l'intervenant humain.
Ce ne serait déjà pas si mal si nous en arrivions à ce point,
mais une approche plus ambitieuse consisterait à établir une correspondance de
nature ekphrastique entre l'image du document et le texte transcrit, cette
correspondance devant être la plus biunivoque possible. L'enjeu est
considérable, non seulement aux fins d’accumulations des connaissances abordées
plus avant, mais aussi parce qu’elle permettra à l'indexation de renvoyer non
plus seulement au texte mais encore à l'image, car le linguiste peut avoir son mot à dire dans la recherche sur
l’archive, ou bien l'expert graphologue dans les cas fréquents où se posent des
problèmes d'identification ou de comparaison d'écritures[40].
Prenons un exemple pour expliquer cet enjeu: je souhaite
accéder à des documents juridiques en rapport avec "Maître Delabonne,
notaire royal"[41],
La recherche doit me permettre d'accéder aux textes correspondants mais
également à l'élément d'image suivant :
Il s'agit ainsi d'associer des pointeurs bidirectionnels
entre les mots du texte et les éléments d'images correspondant à des mots
manuscrits. Si ces correspondances sont établies automatiquement au moment de
la transcription, on pourra envisager alors de disposer d'outils d'aide, de
"tooltips" qui peuvent permettre par exemple de faire correspondre à
un mot manuscrit sa correspondance textuelle en promenant un curseur ou un
pointeur de souris sur l'image numérisée, et inversement de pouvoir disposer de
la forme manuscrite du mot en "parcourant" le texte transcrit
correspondant.
Nous avons imaginé ici que toute archive soit ainsi
transformée en un minuscule élément d'une vaste pierre de Rosette virtuelle,
source future de nouvelles connaissances.
Ajoutons à cela des moteurs de recherche de nouvelle
génération[42],
avec des versions pour le latin médiéval ou le vieux français, des puissances
de calcul accrues et des nouvelles techniques de stockage de "masses de
données", et nous serons alors à même de nous confronter à cette
civilisation du Moyen Age qui nous est encore largement inconnue[43], d ans un proche horizon d'une dizaine ou d'une quinzaine d'années tout au plus.
Il reste à dire un mot des ressources humaines à engager dans
cette tâche. Il nous semble qu'il suffirait de former en quelques années
quelques centaines d'ingénieurs en sciences et technologies de l'information et
de la communication avec des options en paléographie, archéologie[44]et muséologie, et de leur permettre de faire preuve de leur savoir faire ainsi
acquis sur le terrain de l'Archive.
Voilà ces quelques pistes dans l’approche que nous voudrions
suggérer au service de cette ambition.
"le
plaisir physique de la trace retrouvée"[45]
"... ce surplus de vie
qui inonde l'archive et provoque le lecteur dans ce qu'il a de plus intime.
L'archive est excès de sens, là où celui qui la lit ressent de la beauté, de la
stupeur ..."[46]
Plus nous sommes illettrés face à la langue d'un manuscrit,
plus nous sommes forcés d'en examiner le matériau du support, d'en voir la
graphie et l'organisation bidimensionnelle avant d'en saisir le sens. Devant un
texte de notre temps, nous ne "voyons" plus cette graphie de la
lettre ou de la ponctuation, le mot et la phrase font sens immédiatement. Tout
au plus repérons-nous quelques éléments de typographie, italiques, caractères
gras, soulignements, choix de police lorsqu'elle nous est peu familière, mais
sans y attacher vraiment une grande importance.
Au contraire, face au manuscrit, cette attention à la matière
et à la forme devient primordiale, notre regard est différent :
... ce sont le plus souvent des peaux d'animal, des
parchemins, matière agréable au toucher. On y sent matériellement le travail du
scribe : son encre, sa plume, ses codes, ses petites manies, son labeur[47].
La vue, le toucher sont mis en émoi, j'y rajouterai l'odorat
sollicité inconsciemment par le papier ou le parchemin et la perception des
bruits et des silences de la salle de lecture, indissociables de la découverte
de l'Archive[48].
L'archive, par analogie avec le grand vin, a une robe qu'il
nous faut regarder, mirer, humer. Ne pas aller tout de suite à la
transcription, de même que ce serait faire preuve de rustrerie oenologique que
de boire d'un trait un grand vin sans laisser le regard, l'odorat puis le
palais s'en imprégner avec lenteur et douceur. L'archive est oeuvre écrite
graphique, "graphos" donc, qu'il nous faut regarder. Accordons-nous
d'abord le plaisir de l'impression visuelle[49],
sacrifions un peu au culte païen de l'image et nous aurons bien le temps par la
suite d'en déchiffrer le texte, et à partir de là de laisser vagabonder nos
pensées et notre réflexion.
Aussi, dans un premier moment, découvrons l'archive comme
nous découvrons les peintures de l'église de Saint-Méard et ses inscriptions
murales, avec le même regard ébloui et la même humilité.
Dans un deuxième temps, nous laisserons la parole au seul
texte d'André Gaillard, et sans interférence. Son analyse exhaustive des
toponymes relevés à partir du cadastre de 1819, aux débuts de cette modernité
que nous venons d'atteindre à l'issue du parcours précédent, sera restituée ici
dans son intégralité.
Claude Ribeyrol, Belle-Isle en Mer, été 2003.
[1] Environ deux cents documents, dont une vingtaine seulement seront présentés ici.
[2] Eamon Duffy, The Voices of Morebath, Reformation and Rebellion in an
[3] René Girard, il faudrait citer ici l’œuvre entière. Nous retiendrons :
Des choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset, 1978 ;
Le bouc émissaire, Grasset, 1982 ;La route antique des hommes pervers, Grasset, 1985 ;[4] Jacques Monod, Le Hasard et la Nécessité, Ed. du Seuil, 1970.
[5] Jean-Paul Sartre.
[6] Arlette Farge, Le Goût de l'Archive, Editions du Seuil, Coll. Points, série Histoire, 1997 p. 13.
[7] Ibid. p. 14.
[8] Ibid.
[9] Autheur (Note A.G.) :
- Quillet : "de auctor ou augere, accroître", celui qui est la cause première de quelque chose
- Robert : autheur, 1606, personne de qui on tient un droit, une obligation[10] Dorénavant, il sera souvent fait référence ainsi à André Gaillard.
[11] Roland Barthes, Sur Racine, ed. du Seuil, 1979, coll. Points, p. 150
[12] Ibid.
[13] Ibid., avant-propos, p. 7
[14] Document III E 842, Archives de la Dordogne.
[15] copie/vidimus du testament de Jean de Mellet, premier texte présenté.
[16] Voir note précédente.
[17] Shakespeare, la Renaissance et l’amitié, Coll. Sterne, Presses de l’UFR de Langues, Université de Picardie, 1998.
[18] Olivia Carpi-Mailly, La correspondance entre Jean Calvin et Louis Du Tillet. Transcription et commentaire, Université Paris I, 1992.
[19] Pierre de la Place fut élevé en 1553 à la dignité de Premier Président de la Cour des Aides par Henri II.
Olivier Millet, Calvin et la dynamique de la Parole, étude de rhétorique réformée, Librairie Honoré Champion, Editeur, Paris 1992, p.894-895 (Appendice IV).[20] Document N° 28 L 28, Archives de la Dordogne.
[21] La victoire de Bonaparte à la bataille d’Aboukir interviendra le 25 juillet 1799, 15 jours plus tard.
[22] Service du Travail Obligatoire.
[23] Comme annoncé plus avant, André Gaillard voulut recueillir à la fin de sa vie la mémoire orale vacillante de ces hommes ajourd'hui âgés
[24] Jacques Le Goff, A la Recherche du Moyen Age, Editions Louis Audibert, Paris 2003.
[25] "Tout d’un coup il m’est devenu indifférent de ne pas être moderne …", Roland Barthes.
[26] Jacques Le Goff, ibid., p. 161.
[27] Des bribes de vies presque insignifiantes, quelques photos, quelques lignes sur un cahier d'écolier, de simples lettres et le recueil de la paroles des derniers survivants constituent les archives qui sont nos armes les plus sûres à opposer aux négationnistes de la Shoah.
[28]
Jean Roux, Eléments de
géographie du Périgord, Les noms des lieux et des personnes, Novelum, 1994.
Cette dédicace est reproduite dans cet ouvrage.
[30] Je dois remercier mon ami
François R., qui a permis le mûrissement de ces propositions, au cours de nos
discussions nombreuses et passionnées sur ce sujet. L’Ecole des Chartes vient
de montrer que la mise en œuvre de ce rêve est du domaine du possible. Le
lecteur est ici renvoyé au site remarquable « Theleme Techniques pour
l'Historien en Ligne » :http://theleme.enc.sorbonne.fr
[31] Quelques initiatives sont en cours, du moins à l’état d’intention, en Corse, en Ille-et-Vilaine, et dans les Pyrénées-Atlantiques.
[32] Comme le nom du paléographe (voir plus loin cet aspect de notre réflexion)
[33] Pour "Encoded Archival Description", à ce sujet voir http://www.loc.gov/ead/ :
« Choosing an Encoding Standard :[34] Pour "Joint Photographic Experts Group", aussi extension de fichier image de format très répandu. Ce format de compression frustre n’est guère à recommander pour la numérisation ou le stockage. Il est à réserver à la présentation en ligne.
[35] Il faudra conserver et stocker cette"matière brute", avant tout traitement ultérieur.
[36] Pour "Dots Per Inch", mesure de la densité d’une image numérisée.
[37] "Optical Character Recognition", logiciels de reconnaissance de caractères.
[38] Du nom du secrétaire de Cicéron qui normalisa un système d'abréviations du latin.
[39] Une telle publication numérique suppose d’instaurer un droit d’auteur pour le paléographe dont le nom devra être inclus dans les métadonnées associées au document et à sa transcription dans la base de données numérisée.
[40] Sans aborder l’intérêt fort de l’examen des ratures, biffures, surcharges, etc …
[41] Document classé III E 856, Archives départementales de la Dordogne
[42] Au sujet des possibilités futures des moteurs de recherche, le spécialiste consultera notamment :
Mountaz Hascoët et Michel Beaudouin-Lafon, Visualisation interactive d’information, © CEPAD 2001.[43] De l'aveu même des meilleurs historiens. Voir Jacques Le Goff, op. cit.
[44] Il ne faut pas oublier bien sûr dans cette approche le traitement de l'objet archéologique, qui relève en outre des technologies de la numérisation 3D et de la réalité virtuelle.
[45] Arlette Farge, op. cit., p.19
[46] Arlette Farge, op. cit., p.42
[47] Jacques Le Goff, op. cit., p. 23
[48] Arlette Farge, op. cit., p.63-64