Les Syndics
Je voudrais essayer
maintenant de vous présenter un tableau du fonctionnement et de l’organisation
des institutions locales à Saint Méard à la veille de
la Révolution française.
D’abord, il ne faut
surtout pas s’imaginer que la vie politique était dominée arbitrairement par le
seigneur de Fontenille. Certes, les seigneurs locaux
pesaient de tout leur poids économique et foncier ; ils étaient de grands
propriétaires, les revenus de leurs domaines étaient considérables, leur
fortune hors du commun et leur train de vie apparaissait extravagant aux yeux des
autres habitants.
Mais, depuis la Fronde au
milieu du 17ème siècle qui fut particulièrement importante et
violente dans le sud-ouest de la France, le pouvoir royal avait souhaité tenir
la noblesse loin des affaires administratives du royaume. La vie sociale et
politique avait été organisée en dehors du seigneur, même si son avis comptait sans
nul doute d’un poids important.
Avant de décrire cette
vie sociale et politique, je voudrais dire encore un dernier mot sur l’état
d’esprit de cette noblesse, profondément marquée par ses origines, par le
féodalisme du Moyen Age. Cet état d’esprit, nous le qualifierions à tort
aujourd’hui de paternalisme ou de générosité suivant que nous admirons ou que
nous rejetons de tels comportements. Pour éviter l’anachronisme, nous devons
imaginer une vision féodale s’appuyant sur une conception hiérarchique du monde
où chacun a sa place, ses devoirs et ses obligations, du plus humble au plus
puissant, nous devons imaginer une société immobile dans ses fondements et
assise sur le respect de ces liens hiérarchiques. Dans cette perspective, le
droit féodal est un droit éternel. Un jugement, une dette, un héritage, un
affermage[1], engagent les partenaires de la
transaction pour l’éternité.
Dans cette perspective
donc, le seigneur a des obligations envers ceux qui sont placés sous sa
protection dans le cadre de cet ordre divin. Et nous trouvons des traces de ce
comportement féodal dans un texte de décembre 1753[2].
Dans ce premier exemple,
un domestique de la maison de Fontenille, un nommé Etienne
Fourgeaud décède, laissant un jeune fils. Par acte
devant notaire, le seigneur de Fontenille place le
jeune homme en apprentissage chez Jean Mazeau,
serrurier, et s’engage par écrit, sous le sceau notarial du roi, et donc
solennellement, à payer pendant 3 ans tous les frais liés aussi bien à cet
apprentissage, qu’à la nourriture, les vêtements, l’entretien quotidien du
jeune apprenti.
Prenons un autre exemple
à Montardit. Les Dulau d’Allemans (comme les de Fayolle) sont une des rares familles
nobles de Dordogne qui survivent en France depuis le Moyen Age. Au cours du 19ème
siècle, une nourrice de la famille, particulièrement aimée des enfants, sera
enterrée dans le caveau de famille des châtelains, aux côtés de leurs ancêtres.
Comme dernier exemple de
ce comportement féodal qui perdure jusqu’à l’aube du vingtième siècle, nous
citerons, encore à Montardit, l’accueil au château de
l’ensemble des habitants de la paroisse une fois l’an, pour une fête que l’on pouvait
qualifier de brillante.
Ces attitudes ne peuvent guère
être comprises avec notre esprit d’aujourd’hui, sans cette conception d’un
ordre du monde dont je parlais à l’instant. Qui aurait de tels comportements
aujourd’hui ?
Ces attitudes n’étaient probablement
déjà plus comprises à la veille de la Révolution. Les seigneurs devaient être alors
perçus et considérés comme des personnages qui connaissaient un sort hors du
commun, qui ne travaillaient jamais, qui dépensaient leur argent sans compter
et sans logique apparente, dans un cercle fermé, des gens oisifs qui par
ailleurs se mariaient entre eux.
Surtout, ces seigneurs
n’étaient pas soumis à la même justice que tout un chacun, car en cas de
procès, ils pouvaient choisir la juridiction qui leur convenait le mieux.
En résumé donc, des êtres à part, privilégiés dès la naissance, avec des
mœurs et des coutumes considérées comme bizarres. Tel était sans doute le
jugement que portaient nos ancêtres sur les seigneurs de Fontenille,
des personnes considérées comme si différentes qu’elles ne devaient même pas
susciter d’envie ou de jalousie : il n’y a d’ailleurs aucune trace d’une
quelconque violence locale exercée au cours de la Révolution à Saint Méard contre les Beaupoil de
Saint Aulaire, « seigneurs de Fontenilles, Saint Méard,
Coutures, et autres lieux ».
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Venons en maintenant aux institutions locales et en particulier à ces
personnages des syndics :
Au cours du 18ème siècle, les syndics, y compris le syndic
général qui était leur superviseur, sont élus ou plutôt cooptés pour de courtes
durées, d’un an en général, au sein d’une frange restreinte de la population
qualifiée de « la plus saine », « la plus compétente »,
« la plus apte » pour justifier cette sélection. Quelquefois ils sont
aussi appelés « les plus intelligents ». Ce sont des gens de biens,
et l’on peut identifier cette petite oligarchie au travers des actes notariés
qui mettent en jeu ces syndics et leurs activités. Pour Saint Méard, c’est environ une douzaine de personnes qui
« tournent » dans ces fonctions, sur ces postes de syndics.
Une douzaine de personnes, ce n’est pas numériquement très différent d’un
conseil municipal actuel, sauf qu’il s’agissait d’un suffrage restreint et non
universel, et il nous faut parler de cooptation plutôt que d’élection. Ces syndics qui se
choisissaient entre eux, « ce sont toujours les mêmes », devaient sans
doute se dire les contestataires du système.
Quelles étaient leurs tâches ? leurs
responsabilités ? Elles étaient en fait plus importantes que celles d’un
conseil municipal aujourd’hui. Ils étaient ainsi chargés du calcul de
l’assiette de l’impôt et de la collecte de cet impôt et des taxes. Ils jouaient
un rôle dans la conscription et devaient désigner au sein de la population les futurs
soldats qui iraient servir dans les armées du roi. Parfois, ils pouvaient être
chargés d’une mission particulière, comme de veiller aux conditions de vie des
plus pauvres – nous avons alors un syndic des pauvres à cet effet et qui peut
prendre des mesures en faveur de ceux-ci.
Toutes ces actions engagées par les syndics, leur élection et leur
nomination, font l’objet d’actes notariés pris au nom du roi et rédigés sous
l’autorité du notaire qui est détenteur du sceau royal. Il nous faut imaginer
une société judiciarisée à l’extrême. On avait besoin d’un notaire pour des
litiges de voisinage, pour l’officialisation d’un devis, jusqu’à parfois la
confection d’un simple vêtement.
A Saint-Méard, cette vie notariale est
caractérisée par l’apparition d’une dynastie héréditaire, celle des Delabonne, qui
survivra jusqu’au début du XXème siècle, et
qui aura donc traversé pendant deux siècles tous les régimes et secousses politiques
et administratives qu’a connus notre pays au cours de cette période.
Dans cette organisation socio-politique,
l’église et son curé jouent aussi un rôle important. Toutes les décisions, les
actes notariés correspondants le précisent, sont prises à la sortie de la messe :
« issue de messe » est l’expression consacrée, « à son de
cloche », avant d’être consignés sur papier au domicile du notaire royal,
Maître Delabonne, qui habita d’abord la Pichardie avant d’occuper l’actuel « château »
du bourg de Saint Méard.
Je voudrais attirer aussi votre attention sur l’importance particulière
du curé à Saint Méard, et ceci depuis le Moyen Age.
La cure de Saint Méard était une charge à laquelle
était attachée un prestige et des coutumes locales attestées et consignées
juridiquement. Ainsi au 18ème siècle, avant la Révolution, le puissant
seigneur de Saint Méard qui devait bien sûr rendre
hommage au roi de France, devait aussi curieusement rendre hommage au curé de Saint-Méard, sans que l’on connaisse l’origine et les
raisons de cette coutume, mais cette dernière était attestée par des actes
écrits depuis le 15ème siècle, après la fin de la guerre de Cent
Ans. On peut donc imaginer le poids de la parole de ce curé au sein de la vie paroissiale.
Pour conclure, je voudrais maintenant essayer d’imaginer quels étaient
les sentiments de la population vis-à-vis de cette organisation politique et
administrative. Pour cela, je m’appuierai sur le texte des cahiers de doléances
des habitants de Saint Méard en 1789[3].
En examinant l’ordre des articles, on est frappé d’abord par la
contestation première et manifeste de l’ordre politique et juridique en place
sous l’absolutisme royal :
Article 1er : Le vœu par tête et non par
ordre lors de la tenue des Etats généraux.
Article 5 : La refonte, simplification et
uniformité des lois civiles et criminelles dans tout le royaume.
La population ne supporte visiblement plus que l’église ou la noblesse
soient exclues du sort commun, que leurs membres ne soient pas soumis aux mêmes
règles que tout un chacun. C’est à mon sens le privilège qui apparaît le plus
intolérable.
Vient ensuite le sentiment d’injustice face à l’inégalité devant l’impôt :
Article 3 : Que l'Egalité de l'impôt soit
observée en proportion des facultés respectives de chacun sans aucune
distinction.
Transparaissent aussi nettement dans certains articles le vécu du poids de
l’église, la rancœur contre l’ordre établi qu’elle représente et un sentiment
de parasitisme envers la hiérarchie ecclésiastique:
Article 11 : Que les archevêques et Evêques soient tenus de résider dans leurs
diocèses au moins neuf mois de l'an.
Enfin, et cela m’a surpris, il
apparaît aussi dans ce texte un désir profond d’éducation et d’égalité en ce
domaine dont je n’imaginais pas la maturité. :
Article
8 : Qu'il soit fondé un ou plusieurs collèges dans chaque
ville où ils seront nécessaires, Pour l'Education
de la jeunesse qu'en conséquence les professeurs desdits
Collèges soient choisis au concours par les Etats
particuliers de chaque province
Voilà donc une description superficielle et succincte sans doute de cette
société. Il y manque certainement une description plus socio-économique. Je
voudrais quand même souligner une dernière fois le caractère
« participatif » de cette société sous l’absolutisme royal, où l’on
voit bien qu’une partie de la population, une petite élite, une petite
oligarchie, était associée étroitement à la gestion de la paroisse, et cette
participation est trop souvent ignorée quand on imagine cette période de notre
histoire. On peut ainsi imaginer qu’au sein de cette société un certain
consensus a régné, malgré des inégalités vécues par ailleurs comme
insupportables.
Enfin, et un peu à part, il me faut dire quelques mots sur l’attitude de
la population vis-à-vis des guerres de Napoléon Bonaparte. André Gaillard, dans
sa tentative de constituer un corpus exhaustif des archives de Saint Méard, a retrouvé ainsi un texte daté du 14 juillet 1799[4], au moment des grandes victoires de
la campagne d’Egypte, dans lequel on nous apprend que deux citoyens de Saint Méard avait refusé la conscription et avaient rejoint
d’autres insoumis du canton de Ribérac dans les bois de Vanxains.
Le texte, rédigé par le commandant de la gendarmerie de Ribérac, ou plutôt son
équivalent dénommé alors « la colonne mobile », nous montre que ces
insoumis avaient manifestement l’appui de la population qui les protégeait et
les nourrissait. A la fin, l’assaut qui est donné pour tenter de se saisir de ces
déserteurs tourne au fiasco et au ridicule : les auxiliaires de la troupe
s’éclipsent les premiers et les soldats de métier eux-mêmes abandonnent la
poursuite, en prétextant l’obscurité des bois !
En commentaire, je remarquerai que les livres d’histoire ne nous parlent
guère de ce peu d’enthousiasme de la population pour la conquête de l’Italie ou
de l’Egypte, à une époque où Bonaparte qui n’était pas encore empereur, allait
de victoire en victoire.